Lettre de Clio à un géographe à propos des épreuves du bac

À la manière de Péguy… Clio, la muse de l’Histoire, écrit au géographe Élisée Reclus pour lui faire part de son effroi devant les épreuves du baccalauréat en histoire-géographie, victimes de la confusion des genres… disciplinaires. Cette lettre vient en écho à la protestation de trente-quatre professeurs adressée à l’inspection générale de l’Académie de Nantes.

Ma chère Élisée,

Tu excuseras Clio, ta détestable consoeur, de te taquiner en t'appelant par ton genre féminin, mais c'est à force d'avoir corrigé ton nom sur les copies de bac de Première S… Et c'est à ce sujet ou plutôt à ces sujets que je t'écris cette lettre.

Tu noteras du reste que de t'appeler ainsi gratifie la corporation des géographes d'une géographe de plus, ce qui est un honneur, même si cette erreur trahit d'une part une ignorance du grand prophète de l'Ancien Testament, d’autre part une autre ignorance du grand géographe que tu fus jadis [nous parlons d’Elisée Reclus (1830-1905), Ndlr]. mais ces deux ignorances sont excusées par la théorie d'un genre nouveau, paraît-il, soutenu, en haut lieu au point culminant de la nation qui n'est plus le Mont-Blanc ni Paris, mais l'Elysée.

Je suis peinée que les adeptes de ta discipline donnent à l'envi dans la confusion des genres disciplinaires. Car enfin, sur pas moins de quatre sujets d’histoire-géographie du baccalauréat cette année, trois portaient sur la mondialisation et un sur le développement durable. Exit les guerres, les totalitarismes et la construction hugolienne de notre République universelle.

Nos chers élèves ne savaient plus trop comment distinguer nos plates-bandes respectives. Je leur avais dit que la Muse aime traverser le temps et les âges et se refuse à toute impasse. Je leur avais dit de ne pas se comporter en touristes, d’oublier Virgile et d'être le moins bucolique possible. Ce fut en pure perte et j'ai le sentiment de les avoir trompés.

Je regrette aussi de ne pas les avoir prévenus des pièges que tu leur tendais, ma chère Élisée. Tu leur parlais de division du travail et les voilà qui prophétisent sur Frédérick Winslow Taylor, alors âgé de quatre ans seulement, quand tu écrivais ton Guide du voyageur à Londres. Tu n'y es pour rien, c'est entendu.

Je n'en pense pas autant pour ce qui est de nos liens respectifs. Ne disais-tu pas dans L'Homme et la Terre que « Vue de haut dans ses rapports avec l'Homme, la Géographie n'est autre que l'Histoire dans l'espace, de même que l'Histoire est la Géographie dans le temps » ?

Je crois bien que les auteurs de ces sujets n'ont pas oublié ta célèbre maxime.

Mais je sais que tu déplores l'usage qu'il en est fait et le beau résultat auquel nous parvenons toi et moi. Car vu de très bas, moi qui suis rivée sur mes copies et qui regarde l'heure, je puis te dire que je ne vois ni le temps ni l'espace dans ce que je corrige. Et que penserait ce pauvre Braudel de l’économie-monde de Sa Gracieuse Majesté confondue avec le Big brother mondialisé en son entier ?

Et je me demande parfois ce qu'il convient de corriger. Moi qui me croyais immortelle, je pressens le jour où il me faudra te rejoindre dans l'Hadès, pleurant avec toi le deuil de nos deux disciplines indifférenciées et à jamais dissoutes.

Bien à toi,

Clio.

 

Le bac d'histoire-géo en fin de première relève-t-il de "la crapulerie intellectuelle"?

« Malgré nos alertes et nos propositions de l’année dernière, le pire est advenu. » Trente-quatre professeurs d’histoire-géographie de l'académie de Nantes écrivent à leurs inspecteurs. Ils dénoncent en particulier l’imposture de l’allègement des programmes.

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Épreuve anticipée Baccalauréat 2014
Les professeurs correcteurs
Histoire-Géographie 1ère S
à
Inspection pédagogique régionale Histoire-Géographie
Académie de Nantes
 
Nantes, le 24 juin 2013Mesdames, Monsieur,

À l’issue de l’épreuve anticipée d’histoire-géographie du baccalauréat 2014 en 1ère S, les professeurs correcteurs réunis en commission d’harmonisation le mercredi 19 juin 2013 au lycée Appert d'Orvault (44) tiennent à vous exprimer leur plus vive colère face aux sujets proposés aux candidats qui ont mis en difficulté nos élèves malgré nos recommandations de l’année dernière.
Au-delà du silence du ministère quant à nos alertes et propositions, malgré les faux-semblants des allègements, nous constatons avec rancœur que c’est l’ensemble de nos disciplines et de nos enseignements qui s’en trouve discrédité aux yeux de nos élèves. Ce contrat de confiance entre professeurs et élèves si long à construire et donc si fragile vient d’être rompu par l’irresponsabilité des initiateurs de ces sujets.
 
Le choix des thèmes et l’intitulé des sujets sont en totale contradiction avec les consignes ministérielles. Pour une dernière année de ces types d’épreuves nous étions en droit d’attendre des intitulés classiques valorisant le travail des élèves tout au long de l’année et leurs connaissances ; tout le contraire avec ces sujets appartenant au même Thème 2 du programme réduisant le choix des élèves et augmentant les inégalités entre candidats.
Le choix de la géographie en Première Partie était prévisible mais les deux compositions portent sur des sujets difficiles correspondant à peine à 3 heures de cours. Les intitulés ont tellement désarçonné les candidats qu’ils se sont réfugiés sur le Sujet 2 à 80 %.
 
Le Sujet 1 pose trois problèmes précis. D’abord, une étude de cas n’a pas vocation  à être retranscrite sous forme de composition. Cette étude devait aboutir selon les programmes officiels, scrupuleusement respectés par les correcteurs, à un schéma qui a disparu de votre liste transmise le 26 octobre 2012. Ensuite, la diversité possible des études de cas traitées souligne l’impossibilité de s’entendre au préalable sur une proposition de correction. Enfin la référence de durabilité à l’étude de cas a produit de la confusion car de nombreux candidats ont choisi un autre exemple que celui attendu : ils ont confondu l’étude de cas du Thème 1 et celle du Thème 2.
 
Le Sujet 2 a donc été plébiscité par défaut. Mais il révèle l’imposture des allègements du programme. Comment traiter l’ensemble des « activités » sans mentionner les espaces agricoles et touristiques français participant à la mondialisation qui ont été supprimés en 2013 ? Les candidats sont les victimes finales de la tromperie des allègements. Devons-nous sanctionner le candidat ayant respecté l’intitulé selon son cours ou bien devons-nous valoriser exagérément le candidat ayant saisi la logique du programme et qui aura donc intégré dans sa composition les leçons sur Paris, sur les transports, sur le tourisme, sur la Northern Range, sur l’agriculture néanmoins évoquée par les professeurs ? Que de questions sans réponse, où le professeur correcteur se retrouve isolé face à ses copies et sa conscience professionnelle avec toutes les dérives possibles constatées l’année dernière dans les écarts de notation.
 
L’analyse d’un document en histoire sur l’économie-monde britannique pose aussi trois problèmes. D’abord, elle correspond à une partie du programme vue en septembre en moins d’une heure de cours. Le choix d’Élisée Reclus, « géographe français » dans un document d’Histoire, est très discutable. Le document manquait de notes explicatives pour appréhender un auteur du XIXe siècle. Ensuite, peu de candidats ont fait référence à l’empire colonial britannique surtout qu’il a disparu du Thème 4 d’Histoire. Enfin, les candidats ont confondu économie-monde et économie mondiale, confusion déjà présente dans la fiche Éduscol d’aide à la mise en œuvre du programme.
 
Même si les candidats savaient que le croquis ou schéma n’était pas systématique à l’épreuve, l’analyse de deux documents en géographie a aussi surpris nos élèves.
Nous les avions préparés à la cartographie et leurs beaux crayons de couleur bien taillés n’auront pas servi dans l’ensemble. Leurs compétences cartographiques n’ont vraiment pas pu s’exprimer avec la proposition d’une carte faussement simpliste et d’un texte (trop) court extrait d’un manuel scolaire. Deux documents paraphrasés par les candidats car ils ne leur permettaient pas d’en extraire un avis critique ou de les amender d’arguments attendus en réponse comme par exemple les migrations, la situation politique, la culture dans la place de l’UE dans la mondialisation.
 
Nous sommes d’autant plus écoeurés qu’il a fallu répondre à l’incompréhension et à l’inquiétude des élèves et de leurs parents à l’issue de l’épreuve. En s’excusant parfois pour rassurer les élèves quant à la correction de leur copie.
Nous serions en droit de connaître le nom des rédacteurs de ces sujets scandaleux qui ne reflètent en rien voire même dénigrent l’ambition des sujets proposés par les correcteurs lors des bacs blancs dans chaque établissement.
 
Malgré nos alertes et nos propositions de l’année dernière, le pire est advenu. Nous vous avions demandé de ne plus avoir autant de copies à corriger (une moyenne de 105 copies par correcteur) avec 3 exercices différents à évaluer. Nous ne constatons cette année aucun changement surtout que tous les professeurs exerçant en 1èreS n’ont pas été convoqués.
 
En plus de la répartition inégale des copies entre les 2 sujets de composition (Sujet 1, 20 % et Sujet 2, 80 %) qui prouvent l’incohérence du choix des thèmes et des intitulés, nous observons cette année une grande hétérogénéité dans le nombre de pages des copies : entre des copies structurées et complètes, même avec de nombreux hors-sujets et des copies trop peu fournies alors que l’auteur a respecté les consignes.
 
Ce courrier exprime notre désarroi face à l’avenir de nos disciplines.
Notre défiance est grande depuis 2 ans vis-à-vis d’une institution incapable de prendre en considération les avis et propositions des professionnels de terrain que nous sommes. C’est pourquoi nous réclamons d’être réellement consultés quant aux futurs types d’épreuves de Terminale S de juin 2015, surtout lorsque nous lisons dans le JORF N°0137 du 15 juin 2013 (page 9909, texte n°3) que la durée de ces épreuves sera de 3 heures au lieu de 4 heures auparavant.
 
Notre défiance est encore plus grande lorsque nous nous apercevons que l’Inspection générale n’a pas su défendre nos disciplines en rétablissant les horaires d’avant la réforme en Première et Terminale S (perte d’1.5 heure).
Les élèves étant suffisamment pénalisés par les difficultés du programme, par la lourdeur du travail imposé et par la difficulté des sujets, nous ne souhaitons pas les dévaloriser davantage en ajoutant la pression et les inégalités supplémentaires qu'entraînerait une correction accélérée des copies, sans possibilité de revenir sur certains devoirs.
 
Nous refusons donc de respecter la seconde limite figurant au bas de nos convocations (vendredi 5 juillet), alors que la clôture officielle de saisie des notes est le jeudi 11 juillet (haut de la convocation). Les personnels du rectorat auprès desquels nous nous sommes informés nous ont expliqué que les paquets de copie étaient importants car nous avions un long temps de correction. Amputer ce temps d'une semaine se ferait nécessairement au détriment des candidats.
 
L’histoire et la géographie méritent toute votre attention afin de continuer d’élever la curiosité de nos élèves et de contribuer au développement de leur raisonnement critique.  Nous attendons ainsi de votre part une réponse rapide à nos demandes.
 
Veuillez croire, Mesdames, Monsieur, à notre profond attachement à un service public d’éducation respectueux des valeurs républicaines et de ses usagers.
 
 La lettre est signée par 34 professeurs d'histoire-géographie.

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