Même si la démographie est déterminante en dernière instance, la question du Proche-Orient est d'abord un contentieux territorial puisque deux peuples y sont en concurrence pour le même territoire, exigu. Que ce contentieux ne puisse se terminer raisonnablement que par un compromis va de soi. Cela est pourtant récusé par les extrémistes des deux camps.

Ceux du camp palestinien peuvent être aisément contenus – et le sont effectivement aujourd'hui – par le rapport de force. Même si, pour des raisons de principe, ils ne souhaitent se rallier à aucune proposition raisonnable de partage [1], il est possible qu'ils consentent de fait à une solution unilatérale qui respecte leur dignité.
Entre Josué et les Juges
Les extrémistes juifs visent le grand Israël (Eretz Israël), en tous les cas l'annexion de la Cisjordanie. C'est ce qui justifie leur politique de colonisation obstinée. Ils font ouvertement leur le programme assigné à Moïse et Josué :

Tout lieu que foulera la plante de vos pieds, je vous le donne comme je l'ai déclaré à Moïse. Depuis le désert et le Liban jusqu'au grand fleuve, l'Euphrate et jusqu'à la grande mer, vers le soleil couchant, tel sera votre territoire. Personne, tout le temps de ta vie ne pourra te résister (Js 1, 3-5).

Ils semblent en revanche ignorer cet autre passage, tiré du Livre des Juges :

La colère de Dieu s'enflamma alors contre Israël et il dit : "Puisque ce peuple a transgressé l'alliance que j'avais prescrite à ses pères et qu'il n'a pas écouté ma voix, désormais je ne chasserai plus devant lui aucune des nations que Josué a laissé subsister quand il est mort, afin de mettre par elles Israël à l'épreuve, pour voir s'il suivra ou non les chemins de Yahvé comme les ont suivis ses pères." C'est pourquoi Yahvé a laissé subsister ces nations, il ne s'est point hâté de les chasser et ne les a pas livrées aux mains de Josué (Juges, 2, 20-23).

Parmi les juifs qui se veulent les plus orthodoxes, les uns rêvent du Grand Israël, les autres, à l'inverse, récusent le projet sioniste parce que le peuple juif n'en serait pas digne. Entre ces deux positions extrêmes, il y a peut-être place pour la voie médiane suggérée par les Juges ! De fait, à aucun moment de l'histoire antique, le peuple d'Israël n'a occupé toute la terre de Palestine. Même à son apogée, le roi Salomon, s'il exerça, d'après la Bible, son hégémonie sur toute la région, n'en évacua pas tous les peuples non-juifs.
Si le compromis est nécessaire, faut-il qu'il prenne partout la forme classique du partage signifié par une frontière au sens classique du terme ? Ce n'est pas sûr.
Renoncer aux schémas simples
Ce rapport univoque entre une entité politique et un territoire est une simplification issue de la Modernité. Le Moyen Âge occidental connaissait des situations plus complexes : ainsi les terres qui sont actuellement celles des Landes étaient gouvernées par le seigneur d'Albret qui était pratiquement indépendant. Mais ce seigneur rendait hommage au roi d'Angleterre en tant que celui-ci avait hérité du duché d'Aquitaine, et le roi d'Angleterre était à ce titre, mais à ce titre seulement, vassal du roi de France. Une ville comme Mont-de-Marsan ressortissait ainsi à trois formes de souveraineté superposées, ce qui lui permettait d'ailleurs de conserver une large autonomie.
La terre dite sainte a une histoire trop riche, une géographie trop complexe pour se prêter à des schémas simples comme ceux que, depuis les traités de Westphalie, le droit international moderne a imposés. Il sera difficile de trouver les compromis nécessaires si on ne s'écarte pas d'une rationalité univoque.
C'est ainsi que les Juifs pourraient être reconnus comme souverains éminents de Jérusalem mais, afin de sauver la face des Palestiniens et plus largement du monde musulman attaché au symbole d'Al Qods, il faut permette à l'Autorité palestinienne de garder un pied qui soit plus que symbolique à Jérusalem, pas nécessairement dans la vieille ville. Là aussi, il faut revenir au précédent biblique : Les fils de Juda ne purent chasser les Jébuséens qui habitaient Jérusalem ; aussi les Jébuséens habitent-ils encore aujourd'hui Jérusalem auprès des fils de Juda (Josué, 15-63).
Une sorte de bail emphytéotique ou de concession pourrait régler le sort des autres confessions, notamment chrétiennes, présentes à Jérusalem. Plus qu'un statut international, qui risque d'être dépassé, c'est vers ce genre de compromis complexe — et nécessairement ambigu — qu'il faut s'orienter. C'est le même genre de compromis qui a permis à Rome, après soixante ans de contentieux, d'être la capitale à la fois du Royaume d'Italie et d'un État du Vatican soucieux de disposer d'un territoire symbolique.

La seule issue

La droite israélienne a certes de bonnes raisons de ne pas croire à la possibilité d'un accord en bonne et due forme. Il se peut que la solution, si solution il y a, résulte d'une prise de position unilatérale d'Israël. Mais l'unilatéralisme est une chose, l'humiliation de la partie adverse en est une autre. Il y a dans ce genre d'affaires, par un minimum d'équité, moyen d'obtenir un accord de fait d'un adversaire qui, pour ne pas perdre la face ou se déjuger, ne voudra pas le reconnaître en droit.

C'est pour cette raison qu'il est essentiel que, sous une forme ou sous une autre, la partie palestinienne conserve un pied à Jérusalem. Pour la même raison, il importe que l'équilibre territorial de 1967 soit globalement préservé.
La logique qui a conduit à la construction du Mur a assurément un aspect déplaisant, mais, tous les parents le savent, quand des enfants se querellent, il faut les séparer. On peut même penser que ce qui rend la situation aussi insupportable aux Palestiniens est que cette logique de séparation ne soit pas poussée jusqu'au bout, que des milliers de Palestiniens soient obligés de passer chaque jour des contrôles longs et humiliants pour gagner leur vie. Si la frontière était vraiment fermée, les Palestiniens, avec l'aide internationale nécessaire, seraient contraints de s'auto-suffire, ce qui serait plus conforme à leur dignité.
Mais ce qu'il faut le plus déplorer est que le Mur ne suive pas la ligne de démarcation d'avant 1967, à tout le moins hors de Jérusalem. Bien que sans valeur en droit international, cette ligne de démarcation avait fini par entrer dans les habitudes au point de revêtir, de fait, un caractère normatif. Or la voilà déstabilisée, au moment où elle commençait à être admise !
Même si la muraille a consacré, pour partie, le grignotage du territoire cisjordanien par les colons, il eut mieux valu, pour sauver la face des Palestiniens, maintenir une surface égale en leur trouvant des compensations, dans le Néguev ou ailleurs (sachant qu'avec les techniques israéliennes et l'aide internationale, il est possible de transformer aujourd'hui n'importe quel coin du désert en jardin d'Eden). C'est ce que, paraît-il, Rabin proposa à Arafat : même si cette proposition ne fut pas acceptée sur le moment (comment exiger du chef palestinien une renonciation ouverte à Jérusalem ?), un compromis de ce genre demeure la seule issue.

Articles précédents :

Le conflit Israël-Palestine (I/III) : "Demography is destiny"
Le conflit Israël-Palestine (II/III) : La force ne règle pas tout

 

[1] Les plus radicaux des Palestiniens proclament le droit au retour des descendants de tous les Arabes chassés en 1948. Mais si l'on considère que ceux qui sont en Occident et une partie de ceux qui sont au Proche-Orient (notamment dans le Golfe persique) ne veulent pas revenir et que 2,5 millions se trouvent déjà en Jordanie, royaume qui se dit palestinien, la revendication ne porte en définitive que sur environ 1,5 millions de personnes.

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