Le penseur

Lors d’une conférence, Pierre-Olivier Arduin a été amené à réfléchir sur la nature de l’engagement de l’Eglise dans la Cité et indirectement sur les fondements éthiques de la politique [1]. L’Eglise a-t-elle le droit de s’exprimer publiquement sur des sujets de société ou doit-elle s’adresser uniquement à ses fidèles ? Sa doctrine sociale fait-elle partie de sa mission d’évangélisation ? Il livre dans cet article la première partie de sa réflexion qui revient sur la définition de la loi naturelle.

Dans le n. 28 de Deus caritas est, Benoît XVI donne une première réponse à ces questions, réponse qu’il n’a cessé depuis d’approfondir et de développer au point que l’on puisse parler de l’élaboration d’un véritable corpus de philosophie politique du Pape Ratzinger. 

Le devoir d’un témoignage public

La première précision de Benoît XVI dans Deus caritas est est fondamentale : « La doctrine sociale de l’Église argumente à partir de la raison et du droit naturel, c’est-à-dire à partir de ce qui est conforme à la nature de tout être humain ». La loi naturelle (lex naturalis) s’énonce en droit naturel (jus naturale) à partir du moment où l’on réfléchit aux relations de justice entre les personnes et dès lors que l’on aborde l’ordre politique de la société. Le droit naturel est l’ancrage des lois humaines dans la loi naturelle (cf. Commission théologique internationale, A la recherche d'une éthique universelle, n. 86, 88 et 89).

Le droit positif n’a pas pour prérogative de décider arbitrairement de ce qui est juste, le politique ne peut s’arroger le pouvoir de formuler le droit à sa convenance. Les normes d’une société juste ne sont pas la conséquence d’un contrat passé entre les hommes, mais elles trouvent leur source dans la nature même des êtres humains, laquelle est intelligible et porteuse d’un message moral que la raison peut actualiser. La personne étant une fin en elle-même, étant antérieure à la société, la société n’est juste que si le politique répond aux attentes inscrites dans la personne et assume les orientations données par sa nature.

Le droit naturel est donc fondé sur les exigences de la nature sociale de l’homme et de ses dynamismes naturels. L’Eglise considère ainsi que le droit naturel constitue l’horizon vers lequel est appelé à se mouvoir l’ordre politique, et que cet horizon n’est pas étranger à la raison. Comme l’a rappelé Benoît XVI devant le Parlement anglais le 17 septembre 2010, « la tradition catholique soutient que les normes objectives qui dirigent une action droite sont accessibles à la raison, même sans le contenu de la Révélation. Selon cette approche, le rôle de la religion dans le débat politique n’est pas tant de fournir ces normes, comme si elles ne pouvaient pas être connues par des non-croyants, encore moins de proposer des solutions politiques concrètes, mais plutôt d’aider à purifier la raison et de donner un éclairage pour la mise en œuvre de celle-ci dans la découverte de principes moraux objectifs ». L’Eglise, experte en humanité, présente donc les exigences du droit naturel, non pas comme des préceptes religieux à écouter avec soumission et valides uniquement à l’intérieur d’une communauté de croyants, mais comme des vérités morales sur le bien de la personne. Il ne s’agit donc pas d’abord d’une éthique d’interdits et d’obligations mais d’une éthique au service de la libération de l’homme.

C’est ce qu’a précisé Benoît XVI dans le discours qu’il a donné le 19 janvier 2012 à la conférence des évêques des Etats-Unis d’Amérique en visite « ad limina apostolorum » : « La défense par l’Eglise d’un raisonnement moral fondé sur le droit naturel se base sur sa conviction que ce droit n’est pas une menace à notre liberté, mais un «langage» qui nous permet de nous comprendre nous-mêmes et de comprendre la vérité de notre personne, et ainsi, d’édifier un monde plus juste et plus humain. C’est pourquoi elle propose son enseignement moral non comme un message de contrainte, mais de libération, et comme la base de l’édification d’un avenir certain ».

La conséquence en est que le témoignage de l’Eglise est de soi et par nature public : « L’Eglise cherche donc à convaincre en proposant des arguments rationnels dans le domaine public », conclut le Pape dans son discours aux évêques américains.

Il s’agit d’un droit dont on sait qu’il est de plus en plus remis en question. Mais il s’agit surtout d’un devoir. Toujours au n. 28 de Deus caritas est, Benoît XVI l’explique très clairement : « La doctrine sociale de l’Eglise veut servir la formation des consciences dans le domaine politique et contribuer à faire grandir la perception des véritables exigences de la justice et, en même temps, la disponibilité d’agir en fonction d’elles, même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel. Cela signifie que la construction d’un ordre juste de la société et de l’État, par lequel est donné à chacun ce qui lui revient, est un devoir fondamental, que chaque génération doit à nouveau affronter (…). L’Église a le devoir d’offrir sa contribution spécifique, grâce à la purification de la raison et à la formation éthique, afin que les exigences de la justice deviennent compréhensibles et politiquement réalisables ».

Où trouver le fondement éthique d’un Etat libéral post-moderne ?

A cette question, l’Eglise répond donc que l’ordre politique n’est pas arbitraire ou déterminé par un consensus social momentané mais est lié à l’existence d’un droit naturel qui réclame une recherche rationnelle puis une adhésion de la raison parce que ce droit naturel trouve ultimement son fondement dans la nature humaine.

Cependant, la question de savoir ce qui correspond à la vérité et à la justice n’est pas évidente. Benoît XVI en a convenu lorsqu’il s’est adressé aux parlementaires allemands le 22 septembre 2011 : « Ce qui, en référence aux questions anthropologiques fondamentales, est la chose juste et peut devenir droit en vigueur, n’est pas du tout évident en soi aujourd’hui. À la question de savoir comment on peut reconnaître ce qui est vraiment juste et servir ainsi la justice dans la législation, il n’a jamais été facile de trouver la réponse et aujourd’hui, dans l’abondance de nos connaissances et de nos capacités, cette question est devenue encore plus difficile ».

Comment reconnaît-on ce qui est juste ? « Contrairement aux autres grandes religions, poursuit le Pape, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit – il a renvoyé à l’harmonie entre raison objective et subjective, une harmonie qui toutefois suppose le fait d’être toutes deux les sphères fondées dans la Raison créatrice de Dieu ». 

 

Photo : Le penseur de Rodin © Wikimedia Commons / Daniel Stockman

 

[1] Cette intervention est issue de l’importante session sur la première encyclique du Saint-Père Benoît XVI Deus caritas est organisée du 14 au 16 juillet à Sens par la Famille missionnaire de Notre-Dame dont le Père Bernard Domini et Mère Magdeleine sont les responsables (Maison mère à Saint-Pierre de Colombiers dans l’Ardèche). Les vidéos et textes des interventions du Père Bernard et de nombreux foyers amis de la communauté seront en ligne avant le mois d’août sur le site www.fmnd.org