Sa Béatitude le Patriarche Grégorios III Laham, de l’Eglise grecques melkite catholique en Syrie, a confié ces réflexions et observations comme un vademecum qui éclaircit les positions de l’Eglise locale face aux évènements dramatiques de la Syrie et à certaines entorses à la déontologie par rapport à ces évènements. Ses propos rappellent ceux publier il y a quelques mois par Liberté Politique du Patriarche émérite de Jérusalem, monseigneur Sabbah.
Chers amis,
1. Le plus grand danger en Syrie actuellement est l’anarchie, le manque de sécurité ainsi que l’irruption massive des armes de tous côtés. La violence est, hélas, le langage qui prévaut aujourd’hui. Et la violence génère la violence. En Syrie, ce danger guette et atteint tout les citoyens, sans différences de race, religions ou colorations politiques.
2. Les chrétiens, eux aussi, sont exposés à ce même danger. Mais ils sont le maillon faible. Sans défense, ils sont la partie la plus exposée à l’exploitation, à l’extorsion, aux enlèvements, aux sévices et même à l’élimination. Mais ils sont aussi la partie pacificatrice, non armée, celle qui appelle au dialogue, à la réconciliation, à la paix et à l’unité entre tous les fils et filles de la même patrie. Voici un langage des plus rares que beaucoup ne veulent pas entendre. Nous, chrétiens, à qui fut confié l’Evangile de la Paix, nous nous sentons appelés à le promouvoir.
3. Malgré cela, il n’y a pas de conflit islamo-chrétien. Les chrétiens ne sont pas ciblés en tant que tels mais ils comptent parmi les victimes du chaos et du manque de sécurité.
4. Le plus grand danger est l’ingérence d’éléments étrangers arabes ou occidentaux. Cette ingérence se traduit par les armes, l’argent et les moyens de communications à sens unique, programmés et subversifs.
5. Cette ingérence est nuisible même à ce qui s’appelle l’opposition. Elle nuit aux justes revendications qui s’expriment un peu partout. L’ingérence nuit à l’unité nationale intérieure et mélange les cartes.
6. Cette ingérence affaiblit aussi la voix de la modération qui est spécifiquement celle des chrétiens et, plus particulièrement, la voix des Patriarches et des Evêques ainsi que la voix de l’Assemblée des Hiérarques Catholiques en Syrie. L’Eglise locale a fait entendre sa voix à plusieurs reprises et les déclarations des chefs des Eglises chrétiennes se sont caractérisées par cette modération et par l’appel à la réforme, à la liberté et à la démocratie ainsi qu’à la lutte contre la corruption, l’appui au développement, à la liberté de la parole et elle la promotion du dialogue.
7. Nulle part dans ces déclarations on ne fait allusion à la persécution des chrétiens qui, nous l’avons vu, ne sont pas ciblés en tant que tels. Aucune allusion non plus aux notions de « musulmans », « salafistes », « fondamentalistes », « opposants », « peur », « régime » ou « Parti ». Les déclarations appelaient à plus de dialogue et à plus de réformes, à la participation aux partis et aux élections parlementaires.
8. Le langage des déclarations était toujours positif, pacifique, appelant à l’amour et au dialogue et au refus de recourir aux armes. Il invite à sauvegarder les citoyens sans défense et à ne pas pousser les civils dans les conflits. Bref, les déclarations sont très éloignées de tout extrémisme de n’importe quel genre. Tout en étant citoyennes, elles ne sont point dirigées contre telle ou telle partie, à l’intérieur ou à l’extérieur.
9. Je ne sais pas quelle est la raison de la campagne contre les pasteurs des Eglises en Syrie et contre leurs prises de positions. Je me demande d’où viennent les qualificatifs qu’on leur colle de compromission, d’exploitation et de collusion avec le régime, de temporisation, d’esclavage ou d’indolence ?
10. Il faut savoir que l’Etat et ses responsables n’ont jamais adressé aux pasteurs une indication ou une invitation à faire telle déclaration ou à adopter telle position. La liberté des pasteurs a été garantie partout et elle l’est à ce jour, que ce soit dans leur comportement ou leurs déclarations privées ou publiques. Personnellement j’ai effectué un périple au mois de mars 2012 dans les capitales européennes. Je n’ai demandé aucune permission ni aucune orientation à personne et personne ne m’a réclamé d’adopter une quelconque position. J’ai exprimé cela dans un document qui résume la plupart de mes convictions face à la situation qui prévaut en Syrie.
11. Il est possible à tous de consulter les documents que j’ai publiés avec les appels successifs au jeûne, à la prière, au dialogue, à la réconciliation, au rejet de la violence et à éviter le recours aux armes…Il y a aussi les déclarations de l’Assemblée des Hiérarques Catholiques en Syrie et les déclarations des trois Patriarches dont le siège patriarcal est en Syrie : ce sont le Patriarche grec-orthodoxe, le Patriarche syriaque-orthodoxe et le Patriarche grec-catholique (cf http://www.pgc-lb.org/fre/news_and_events/Nouvelles-de-Syrie).
12. Ces pasteurs et les communiqués qu’ils ont publiés sont la voix officielle de l’Eglise en Syrie. Aussi, en ma qualité de Patriarche et de Président de l’Assemblée des Hiérarques catholiques en Syrie j’appelle tout le monde à considérer cette voix comme la position autorisée de l’Eglise en Syrie. Nous ne permettons à personne de parler en notre nom ou au nom des chrétiens de Syrie, de défigurer nos déclarations ou de nous coller des accusations de quelque genre que ce soit.
13. De même, il est subversif de douter de la crédibilité des pasteurs de l’Eglise ou de leur transparence, de leur fidélité ou de leur objectivité, de la véracité de leurs sources d’information ou des nouvelles qu’ils diffusent. Les pasteurs ne s’appuient pas sur les moyens de communication. Mais ils sont en contact permanent avec leurs prêtres, leurs moines et leurs moniales ainsi qu’avec les fidèles et tous les autres citoyens. Ils sont des pasteurs qui veillent aux affaires des fidèles chrétiens et ils sont aussi en contact avec les citoyens de toutes les confessions et avec les personnalités proéminentes de la patrie. Dans toutes ces situations ils sont libres dans leurs comportements, leurs mouvements et leurs déclarations. Ils appellent toujours à l’édification mutuelle, au dialogue et à la solidarité entre tous.
14. En revanche, nous considérons que ce sont les positions de certaines personnalités, d’une presse déterminée et d’institutions particulières qui nuisent aux chrétiens en Syrie et les exposent au danger, à l’enlèvement, à l’exploitation et même à la mort. Ces positions accablent les chrétiens de fausses accusations, semant le doute dans leurs cœurs et diffusant la peur et l’isolement. Par suite, elles aident à leur exode à l’intérieur du pays ou à l’extérieur…
15. Ce sont ces positions elles-mêmes qui prétendent intempestivement s’intéresser aux chrétiens qui peuvent augmenter le radicalisme de certaines factions armées contre les chrétiens. Elles exacerbent les relations entre les citoyens, particulièrement entre les chrétiens et les musulmans comme ce fut le cas à Homs, à Qusayr, à Yabrud et Dmeineh Sharquieh etc…
16. C’est pourquoi nous invitons ces institutions et ces personnalités à s’intéresser en Syrie plutôt à la paix civile. Qu’elles favorisent l’appel au dialogue et à la réconciliation, au rejet de la violence. Qu’elles oeuvrent pour la sauvegarde de la sécurité des civils sans défense dans le conflit actuel de sorte à ne pas les exposer au danger, de peur qu’ils ne deviennent la cible d’attaques d’une faction ou de l’autre…et ne succombent ainsi, victimes de l’anarchie, de l’insécurité, du terrorisme, de l’exploitation et des enlèvements ainsi que des liquidations, comme nous le référons plus haut.
17. Ces réflexions et ces observations émanent de notre Foi chrétienne et de nos convictions patriotiques ainsi que de notre connaissance de notre histoire chrétienne et de notre héritage syrien, spécialement en ce qui concerne la convivialité, l’ouverture et le respect mutuel malgré les temps difficiles par lesquels passe la patrie où les relations entre les civils ont été malmenées qu’ils soient musulmans, chrétiens ou autres.
18. Nos positions et nos réflexions émanent de notre conviction que, malgré le sang qui a coulé en abondance et les haines qui se sont manifestées avec les sentiments d’inimitié et de rancœur, les syriens, à cause de leur longue histoire, restent experts en convivialité et qu’ils peuvent résoudre cette crise dangereuse, unique dans leur histoire, s’entraidant les uns les autres, s’aimant et se pardonnant et oeuvrant ensemble pour l’avenir commun.
19. Aussi nous mettons beaucoup d’espérance dans les initiatives de la société civile pour renforcer la charité et les liens entre les syriens que le conflit menace de détruire. Nous prions pour le succès du mouvement Mussalaha (réconciliation) dans lequel sont actifs à côté de leurs frères des autres confessions des délégués de toutes les Eglises. C’est cela qui constitue la base pour les solutions efficaces aux évènements tragiques.
20. De même, nous croyons, nous espérons et nous attendons que le ministère de la réconciliation, créé spécialement pour la Mussalaha, réussisse dans sa mission de ramener l’unité et l’amour dans les cœurs de tous. C’est ce qui prépare la voie à la résolution du conflit. Nous avons beaucoup d’espoir dans la création de ce nouvel organe qu’est le ministère de la réconciliation.
21. Bien sûr nous appelons encore et toujours à rejeter la violence et à arrêter son cycle de tueries et de destruction, spécialement contre les civils démunis qui, en réalité sont les victimes sans défense, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.
22. Nous aimons affirmer avec véracité et franchise que notre position en tant que chrétiens émane du fait que nous sommes des citoyens d’une société laïque ainsi que de notre identité chrétienne. Ce qu’on appelle les prérogatives dont on croit que les chrétiens jouissent en Syrie ne sont que les droits universels de tous les citoyens syriens à quelque confession qu’ils appartiennent. Cela est basé sur l’histoire et le système confessionnel des « millet » du temps des Ottomans. Le Patriarche était alors la tête de son Eglise c'est-à-dire sa référence religieuse et séculière. La matière de la jurisprudence ecclésiastique privée s’est développée pendant le protectorat français puis les gouvernements syriens successifs jusqu’au gouvernement actuel. Donc l’affirmation que, le statut des chrétiens est fruit de leur adhérence au régime et tombera avec lui est absolument fausse !
23. Le monde islamique a besoin de la présence chrétienne auprès de lui, avec lui et pour lui en liaison et en interaction comme c’était le cas historiquement. Cette présence perdurera et elle doit perdurer. J’affirme que l’Islam a besoin du Christianisme et que les musulmans ont besoin des chrétiens et nous resterons avec eux et pour eux comme nous l’avons toujours été par le passé et tout au long de 1435 ans d’histoire commune.
24. Pour terminer : Notre grand appel en tant que chrétiens, s’adresse au monde arabe pour l’inviter à l’Unité : la division du monde arabe a toujours été la cible majeure interne et externe. Cette division est la raison des dangers qui guettent la région et elle est la cause de l’absence d’une solution juste et globale au conflit israélo-palestinien. Ce conflit est le fondement et la cause primordiale de la plus grande partie des malheurs, des crises et des guerres du monde arabe. Ce conflit, du témoignage du Saint-Père le Pape, de beaucoup d’ecclésiastiques, de Nonces apostoliques et, même, du témoignage de politiciens israéliens et juifs, est la cause primordiale de l’exode des chrétiens. Oui, la division du monde arabe, du témoignage des personnes précitées s’oppose à une solution de ce conflit depuis 64 ans !!! (cfr l’avis de Tzivi Levni dans Financial Times 1 3/7/2012).
La Paix est dans l’unité du monde arabe et le salut des chrétiens n’est assuré que dans l’unité du monde arabe, d’où découlent les circonstances propices à la convivialité et au dialogue islamo-chrétien et islamo-islamique. Le plus grand danger dans ce domaine atteint l’Islam lui-même quand il se divise suivant les lignes de fracture du monde arabe. La preuve étant le conflit sunnite-shiite. Ce phénomène est plus dangereux que le danger qu’encourent les chrétiens ou les autres confessions en Syrie et dans la région.
Ce sont les crises et les guerres qui sont la cause de l’exode des chrétiens et la cause de la dégradation des relations islamo-chrétiennes.
Oh nos frères en Europe : intéressez-vous à l’unité du monde arabe. Vous aiderez ainsi les chrétiens.
Oh nos frères en Europe, résolvez le conflit israélo-palestinien. Vous aiderez ainsi les chrétiens.
Oh nos frères en Europe, oeuvrez pour la paix au Moyen-Orient. Vous aiderez ainsi les chrétiens.
Notre destin à tous, chrétiens et musulmans arabe… est le même. Ne nous coupez pas de notre environnement communautaire arabe ni de notre environnement communautaire musulman.
Aidez-nous à jouer notre rôle et notre mission dans le monde arabe pour que nous soyons présents dans le monde arabe, avec lui et pour lui…et d’être en lui comme la lumière, le sel et le levain.
Intéressez-vous à nous dans notre environnement communautaire et à cause de lui. Et ne faites pas de nous, dans vos analyses, des intrus de notre monde arabe islamo-chrétiens ni des agents auprès de lui, des dhimmis ou des protégés par vous ou par d’autres que vous.
Aidez-nous à être les chrétiens de l’Eglise des Arabes et de l’Eglise de l’Islam.
Nos frères en Europe : ne cachez pas vos intérêts derrière votre zèle envers les chrétiens !
Nous invitons nos frères et sœurs dans l’Orient arabe et en Europe et partout ailleurs, Etats, institutions religieuses ou humanitaires à nous aider en cette entreprise d’Unité et nous proclamons : « une voix arabe unie et une voix occidentale unie…peuvent redonner la sécurité et la sauvegarde à la Syrie et à tout le Moyen-Orient pour marcher ensemble vers un avenir meilleur ». D’avance nous sommes reconnaissants à tous ceux qui répondront à cet appel.
Et nous avons besoin du rôle unique du Pape et du Vatican et nous espérons que la visite du Pape au Liban en septembre prochain sera un appui pour ces réflexions que je rédige sur la situation dans le monde arabe et plus précisément en Syrie.
Puisse le Seigneur de l’Histoire nous donner Son Esprit-Saint pour nous guider sur les chemins du Bien. Amen !
Grégorios III Laham est le Patriarche grec-melkite catholique D’Antioche et de tout l’Orient, de Jérusalem et d’Alexandrie.
Photo : Grégorios III Laham © Wikimedia Commons / Sciarinen
Cette déclaration est intéressante autant parce ce qu’elle ne dit pas que par ce qu’elle affirme.
Voir le commentaire en entierIl est frappant en particulier qu’à aucun moment n’apparaisse l’ombre d’une critique contre le pouvoir syrien - à défaut d’une condamnation de l’utilisation de l’armée dans ce qui est non pas une guerre civile mais la guerre d’un Etat ou plutôt d’une dictature contre sa population. Les seuls propos se référant au pouvoir d’Etat syrien sont des propos positifs : il respecte la liberté d’expression des chrétiens. On peut le comprendre s’il s’agit d’en faire un tel usage.
Le patriarche confirme ce que nous ne savons que trop bien : dans cette crise, les chrétiens ne sont pas des acteurs mais des objets et ont toutes les chances d’être des victimes. Les hiérarchies chrétiennes, comme le montrent ces déclarations, sont avant tout soucieuses de ne rien faire qui puisse attirer sur eux les foudres d’une partie au conflit ou d’une autre. D'où la condamnation par le patriarche des prises de parole intempestives parmi les clercs des communautés chrétiennes.
Le patriarche, comme c’est souvent l’usage au Proche-Orient, renvoie aux « crises » et aux « guerres » la cause des malheurs des chrétiens au Proche-Orient et non d’abord aux responsabilités propres et prépondérantes des pouvoirs arabes en place (en Libye, en Egypte, en Syrie ou ailleurs). Israël serait une nouvelle fois à l’origine des malheurs arabes. On voit tout de même apparaître en filigrane l’une des causes majeures de la guerre civile syrienne : la ligne de faille sunnite-chiite qui passe justement en Syrie mais aussi au Liban tout proche. On ne peut que relever combien l'appel à l’unité du monde arabe paraît anachronique dans le contexte actuel.
Une dernière observation : la violence de la répression exercée par l'armée syrienne contre la population en état de soulèvement dépasse de loin ce que l'opinion israélienne ou internationale n'a pu tolérer d'Israël en plus de 60 ans de conflit. Le patriarche croit-il qu'une "réconciliation" soit possible dans ces conditions alors que ce sont les enfants des Frères musulmans et sunnites violemment réprimés par Hafez-El-Assad et son frère Rifat en 1982 à Hama qui prennent aujourd'hui la relève ? Là encore le patriarche fait l'impasse sur les conditions d'un retour à la paix civile qui nécessiterait la mise à distance du confessionnalisme religieux alors que la dictature des Assad n'a cessé d'instrumentaliser ce dernier avec une habileté diabolique, en Syrie comme au Liban.