L'Arménie et la Turquie s'opposent à nouveau sur les massacres d'Arméniens perpétrés en 1915 sous le régime ottoman. Ankara accuse Erevan de tenter de profiter du processus de réconciliation en cours entre les deux pays pour remettre la question sur la table. Avec un culot d'acier, les Turcs jouent désormais les victimes...

Rappelons que des accords historiques de normalisation des relations entre les deux pays ont été signés en octobre 2009 à Zurich, prévoyant notamment la réouverture de leur frontière commune fermée depuis des décennies et l'échange d'ambassadeurs. Mais la Cour constitutionnelle arménienne a jugé le 12 janvier que si les protocoles d'accord étaient conformes à la Constitution, ils ne pouvaient contredire un article de la déclaration d'indépendance de l'Arménie qui fait référence au génocide de 1915 , un terme récusé par la Turquie.
C'est incontestable : le gouvernement Erdogan a fait faire un chemin important à la Turquie en vue d'une normalisation des relations avec l'Arménie, d'autant que, du point de vue turc, cet accord comporte un oubli significatif et critique : l'exigence habituelle de règlement préalable de la question du Haut-Karabagh a été mise entre parenthèses, en dépit de la solidarité entre turcophones [1] ; en contrepartie la question du génocide de 1915 n'est évoquée que sous un euphémisme et de façon accessoire.
Les véritables intentions
Jusqu'où ira ce dégel ? Répondre à la question impose de s'interroger sur les motivations turques. Quel peut être le dessein profond de M. Erdogan ?
Le repentir ? Ce type de sentiment n'a pas cours dans les relations internationales. La poursuite de la marginalisation des militaires ? C'est vraisemblable, tant l'armée turque a érigé en mythe fondateur tout ce qui, de près ou de loin, touche à la chute de l'empire ottoman et à l'instauration de la république kémaliste. Car la question arménienne les enferme dans un piège : soit ils acquiescent à la normalisation et se renient, soit ils contestent et se coupent un peu plus de la communauté internationale.
La candidature d'adhésion à l'Europe ? Certainement, puisque l'apurement du passé en constitue un préalable. Encore faut-il se demander jusqu'où tient ce préalable et comment peut-il fonctionner.
Ici, un parallèle avec la question chypriote s'impose à l'esprit, tant les similitudes sont grandes :

  • Dans les deux cas, la Turquie n'est pas demandeuse d'une solution de fond (le statu quo lui convient très bien, tant sur le plan politique que sur le plan militaire) ; elle n'avance, à pas comptés, que pour satisfaire les européens et n'a pas grand-chose d'autre à gagner.
  • Dans les deux cas en revanche, ses partenaires sont très demandeurs : Chypre joue sa réunification, et l'Arménie, pays enclavé entre la Géorgie, l'Azerbaïdjan et la Turquie, sa survie économique puisque le blocus de sa frontière l'asphyxie petit à petit.
  • Dans les deux cas, jouant sur cette dissymétrie, la Turquie a négocié en force et exigé de très lourdes concessions de ses interlocuteurs, sans céder sur l'essentiel : avec Chypre, dans le cadre du plan Annan, elle avait obtenu que ni sa présence militaire ni l'expropriation des terres autrefois détenues par des grecs au profit de paysans anatoliens importés en masse ne soient remises en cause ; et avec l'Arménie, que la question du génocide soit occultée.
  • Dans les deux cas, enfin, c'est le corps social de ces petits pays qui se rebiffe : les chypriotes grecs ont rejeté par referendum un plan Annan outrageusement déséquilibré ; en Arménie, on peut se demander si la réaction de la Cour suprême n'est pas le prélude à un mouvement similaire à l'encontre d'un accord qui, peu ou prou, remet en cause un élément fondateur de la mémoire collective et de l'identité arménienne.

Avec pour résultat de faire retomber la responsabilité de l'échec sur l'autre, le petit pays mauvais coucheur, et de dédouaner la Turquie aux yeux d'une communauté internationale distraite et soucieuse de ménager la puissance turque.
Si la Turquie réussit à nouveau sa manœuvre, cette fois-ci avec l'Arménie comme elle a su le faire à Chypre dans le cadre du plan Annan, on pourra saluer l'habileté diplomatique du gouvernement Erdogan, et déplorer l'hypocrisie internationale. À moins qu'un grain de sable ne vienne à nouveau enrayer cette belle mécanique, comme le fut le referendum chypriote. Mais comment escompter l'imprévisible ?
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[1] Le Haut-Karabagh est une enclave peuplée d'Arméniens située en Azerbaïdjan, république turcophone implantée sur la rive ouest de la mer Caspienne. Profitant de l'effondrement de l'Union Soviétique, qui a permis à toutes ces républiques d'accéder à l'indépendance, les Arméniens du Haut-Karabagh ont demandé leur rattachement à l'Arménie, et celle-ci a pris le contrôle des territoires azéris qui les séparaient. Une médiation russe a permis un cessez-le-feu en 1994 ; la question n'a pas évolué depuis.
Lire aussi :
Turquie en Europe : les Français les plus opposés, Libertepolitique.com, Le Fil, 28/01/10
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