L’histoire est archi-connue, mais devrait nous interpeller. Éblouis par la prestance de Hernán Cortés et de ses compagnons surgis des flots, les Aztèques leur ouvrirent toutes grandes les portes de leur empire et signèrent ainsi leur perte. Les raisons d’une si généreuse inconscience ? Ces étrangers richement vêtus ne pouvaient être que les messagers des dieux dont les légendes locales annonçaient la venue ! Sommes-nous vraiment moins crédules que les Aztèques quant à l’improbable rencontre du réel et de l’imaginaire ? Rien de commun en apparence pourtant entre cet épisode historique qui a contribué à discréditer l’Occident chrétien, et la crise migratoire actuelle. Le rapport de force semble même s’être inversé puisque ceux des migrants qui échouent sur nos côtes sont démunis de tout, tandis que les autochtones font figures de nantis que leur mode de vie dote d’une aura à la fois enviable et détestable. Et si la crise migratoire c’était aussi l’entrechoc de deux imaginaires qui brouille bien des repères ?
La boîte à fantasmes
Que nous enseignent nos propres Écritures ? Qu’il est bon d’être hospitalier. Mais ce sont trois anges qu’accueillit Abraham (Gen.18), et la fameuse hospitalité grecque tenait pour beaucoup à ce qu’on ne pouvait risquer de la refuser à un dieu voyageant incognito parmi les Mortels. Qu’en est-il quand des hommes sollicitent d’autres hommes auxquels ils imposent leur présence ? Entre les fantasmes qui ont poussé certains de ces migrants à venir et ceux qui nous font les rejeter ou les accueillir, comment s’y retrouver ? À la fois obsédante et floue, la figure du migrant est devenue le théâtre d’un surinvestissement imaginaire donnant lui-même lieu à des constructions idéologiques qui se révèlent inaptes à résoudre les problèmes réels posés par l’immigration, tant du point de vue des arrivants que des autochtones qui ont aussi leur mot à dire. Ce pourrait ainsi être une erreur majeure de prêter d’emblée aux migrants la conscience révolutionnaire qui ferait d’eux les héritiers légitimes de la lutte des classes, transposée en lutte des races par des idéologues fanatisés comme les Indigènes de la République.
L’eldorado des acquis sociaux
L’imaginaire collectif lié aux flux migratoires tend tout d’abord à considérer « les migrants » comme une catégorie en soi, emblématique des souffrances endurées par des innocents, victimes d’une incurie mondiale dont aucun État ne serait vraiment responsable tandis que les citoyens des pays d’accueil devraient, eux, se sentir coupables : d’avoir un pays et de l’aimer, de travailler dans des conditions décentes, d’élever correctement leurs enfants et de jouir parfois de la vie selon leurs aspirations. Vus de loin à travers le rêve d’une « vie meilleure », ces acquis, qui sont autant de strates de l’histoire des luttes sociales européennes, font figure d’Eldorado dont une migration réussie permettrait de recueillir au moins quelques fruits. Comment rejoindre un jour le réel quand l’imagination se substitue ainsi au sens de l’histoire ?
Demandeurs d’asile et réfugiés économiques
Un imaginaire tout aussi englobant nourrit par ailleurs les préoccupations « humanitaires » de certains Européens, refusant de mettre en évidence la grande diversité de ces hommes et femmes dont les histoires ne se ressemblent pas, et dont les motivations souvent divergent. La preuve en est que la simple distinction entre demandeurs d’asile et réfugiés économiques leur paraît choquante, et qu’un relevé d’identité dans un centre d’hébergement leur semble honteusement discriminatoire. On veut du global, de l’humain en soi, et finalement de l’indécidable quant aux motivations, projets, capacité d’adaptation des arrivants. On veut oublier que ce sont des individus venus de pays différents, avec des parcours de vie chaque fois singuliers, et qu’il y a parmi eux à peu près toutes les catégories d’êtres humains, des plus sincères et courageux aux plus retors et belliqueux.
Ce même refus des « discriminations » porte enfin à considérer que risquer sa vie pour « réaliser son rêve » donne en soi des droits. Or, risquer sa vie ne donnait jusqu’alors de « droit » – d’asile en particulier – qu’en cas de fuite obligée devant un danger manifeste. Perdant toute consistance juridique, la notion même de « droit » tend à devenir purement compassionnelle, et une photo récemment primée en dit long sur l’investissement imaginaire dont est gratifié le migrant émergeant de la Méditerranée (voir la photo d’un migrant prise par César Dezfuli qui a obtenu le prix Taylor Wessing 2017.), « déterminé » nous dit-on mais sans préciser à quoi. Tous ceux et celles qui risquent au quotidien leur vie, souvent pour autrui, ne sont pas l’objet de tant de respect, assorti de droits. La mort d’un policier tabassé par des malfrats paraît d’emblée suspecte, et le suicide d’un agriculteur est rarement perçu comme la dénonciation d’une injustice notoire. Qui s’émeut vraiment du nombre de jeunes Kurdes morts au combat pour défendre des libertés qui sont aussi les nôtres ? Si l’imaginaire collectif vibre à l’évidence peu devant ces morts, c’est que le risque pris, le danger encouru est différemment évalué selon qu’il est associé à la mobilité migratoire ou à la défense d’un territoire.
La globalisation a fait reculer la notion même d’ « étrangeté »
La figure du migrant ne recoupe pourtant plus que de manière très partielle celle de l’étranger, source de fantasmes collectifs ambivalents selon qu’on y voit un danger ou un être fascinant venu d’ailleurs. La globalisation a fait reculer la notion même d’ « étrangeté », réduite à quelques poches de résistance ou figures archaïques tout juste bonnes à susciter la curiosité. L’étranger, tel qu’on le perçut entre la Renaissance et le début du XX° siècle, est un être en voie de disparition. Le migrant en transit ne serait à cet égard une figure de l’Autre que dans un monde où la diversité ethnique et culturelle ne serait pas en voie d’éradication, ou n’aurait pas été folklorisée. Ce qui subsiste d’étrangeté s’est parallèlement déplacé à l’intérieur du sujet lui-même, découvrant son aliénation sociale (Marx) ou psychique (Freud) mais cherchant à y remédier, par la psychanalyse ou les luttes sociales. Quand Camus par contre écrivait L’Étranger (1943), c’est le désarroi existentiel de toute une génération qu’il dépeignait, sur fond de réminiscences gnostiques ; aucun pays d’accueil n’étant alors en mesure d’atténuer ce sentiment d’exil propre à l’existence humaine en tant que telle. Nous n’en sommes à l’évidence plus là avec l’immigration, massive et incontrôlée qui plus est.
Debout les forçats de la faim !
C’est pourtant encore cet imaginaire, faisant du migrant un damné de la terre en quête d’une justice rédemptrice, qui perturbe l’approche des faits et contribue à ce que cette figure se détache, telle une icône souillée, sur fond de conflits coloniaux et d’exploitation sociale. Campé dans sa détermination, le migrant devient le miroir où contempler notre indignité. Tout a été dit dans ce registre, et excellemment par Pascal Bruckner (La tyrannie de la pénitence, 2006). Une hypothèse pourtant reste à faire : que ce ne soit pas vers un passé colonial honteux qu’il faille se tourner pour expliquer l’impact imaginaire actuel de cette figure devenue ambiguë – qui est-il, que veut-il ? – mais vers le futur dont le migrant serait le héraut, lui qui est déjà sans le savoir le héros d’une modernité qui a fait de la mobilité un idéal universel : si vous rencontrez trop de difficultés ici, allez donc vivre ailleurs !
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