On le conçoit mal en France, naturellement, mais il existe aux États-Unis une très officielle "Journée nationale de prière" (National Day of Prayer). Elle fut instituée il y a 54 ans par le Congrès américain, à la période où le fameux "In God We Trust" est apparu sur les billets verts – la "révolution politico-religieuse" soi-disant propre à la présidence Bush n'est donc pas, qu'on se le dise, un champignon d'automne.

L'idée initiale était d'accomplir ainsi un vœu émis par le Congrès continental...en 1775 ! Depuis 1988, cette Journée nationale de prière a lieu chaque année le premier mardi de mai.

Signe de l'érosion des fondements de la démocratie américaine – la religion civile décrite par Tocqueville – la très consensuelle Journée nationale de prière fait depuis quelques années l'objet d'une controverse. Il serait devenu un moyen pour les conservateurs chrétiens – dont un grand nombre sont catholiques – de promouvoir leur "programme réactionnaire", qu'on résume parfois dans le triptyque pro-life, pro-family, pro-market (pro-vie, pro-famille, pro-libre entreprise).

Hymne liturgique national [e]

La controverse s'est transformée cette année en polémique, en raison du thème choisi : "Amérique, honore Dieu !", exhortation reprise du verset biblique "Ceux qui m'honore, je les honorerai" (1 Samuel 2, 30). Pour appuyer un tel appel à la "conversion nationale", on a même requis les services de l'immense star de la musique chrétienne, la jeune Rebecca St James, pour composer une chanson qu'on qualifiera, sans hésitation, de véritable hymne – au féminin, c'est-à-dire un chant liturgique religieux, et au masculin, c'est-à-dire un chant liturgique national. Tout le mystère de la religion civile américaine est contenu dans ce mot hermaphrodite !

Reprenant un slogan devenu un poncif de la droite conservatrice américaine, volontiers brandi par Bill O'Reilly, l'animateur vedette de la chaîne Fox News – d'où est issu le nouveau porte-parole de la Maison Blanche, Tony Snow – Shirley Dobson, responsable de la Journée nationale de prière et par ailleurs épouse d'un des papes de l'évangélisme américain, James Dobson, affirme que les croyants sont "engagés dans une bataille culturelle" et que seule une "prière fervente et solide" peut leur assurer le succès. Elle les invite en particulier à prier cette année pour "l'institution du mariage telle que Dieu l'a établie". On sait que l'exaspération des chrétiens porte depuis quelques années sur les projets de "mariage gay" lancés dans différents États et portés par le puissant lobby homo qui forme un sin bridge (un pont du péché) entre Hollywood et Manhattan, la "culture dégénérée" de Venice Beach et la finance "immorale" de Wall Street, enjambant ainsi les plaines et les forêts de l'Amérique profonde.

Les propos sans ambiguïté de Shirley Dobson ont soulevé la contestation dans les rangs des militants de la stricte séparation entre Églises et État. Barry Lynn, directeur exécutif des Américains unis pour la séparation de l'Église et de l'État (UASCS), association de promotion d'un laïcisme finalement assez étranger à la culture américaine, accuse la droite religieuse d'utiliser la Journée nationale de prière pour "politiser la religion et diviser les Américains".

Malgré les réactions d'organismes marginaux comme l'UASCS, des millions d'Américains ont célébré cette Journée nationale de prière dans leur cadre d'expression favori, c'est-à-dire le neighboorhood, le quartier. Selon l'Association de la Famille américaine (AFA), de nombreuses salles municipales ont été mises à disposition des croyants de toutes confessions pour des rassemblements consacrés à la prière.

Pour clore la Journée nationale de prière, a été lancé il y a dix-sept ans le "Marathon national de lecture de la Bible" (National Bible Reading Marathon) : pendant une semaine, la Bible tout entière est lue à voix haute, depuis "Au commencement" jusqu'au "Amen" du livre de l'Apocalypse, qui marque donc la fin de la Journée nationale de prière. Cette année encore, des enfants, des pasteurs, des prêtres, des fidèles, mais aussi des membres du Congrès se sont relayés jour et nuit pour lire la Parole de Dieu. Et cette année encore, au grand dam des tenants du laïcisme, la manifestation s'est déroulée...dans l'aile ouest du Capitole, siège du Congrès américain !

À quand l'Évangile de Jean lu dans la cour du Palais Bourbon — "Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en haut" (Jn 19, 11) ?...

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