Nos coups de coeur
Rod Dreher s’est fait connaitre avec son livre Le pari bénédictin, qui propose une réflexion sur l’avenir des chrétiens en Occident. Il a été interrogé par Le Verbe sur son dernier ouvrage, Résister au mensonge : vivre en chrétiens dissidents.
Retrouvez quelques extraits ci-dessous :
L’un des traits distinctifs de votre nouveau livre est la place accordée aux témoignages de chrétiens dissidents de l’ancien bloc soviétique. Pouvez-vous commencer par nous dire ce qui vous a inspiré l’écriture de ce livre ? S’agit-il en quelque sorte d’un prolongement de votre pari bénédictin ?
Oui, c’est une continuation du pari bénédictin, même si je ne l’avais pas prévu ainsi. Le pari bénédictin est un livre pour les chrétiens qui vivent dans un monde où le christianisme s’effondre. Un monde qui devient moins chrétien. Il s’agit de savoir comment résister à la décadence de l’Église. Résister au mensonge est un livre sur la manière de résister à l’hostilité venant de l’extérieur de l’Église, d’une société qui nous persécute de plus en plus. C’est quelque chose qui progresse à un rythme choquant, certainement aux États-Unis ; et je pense qu’au Canada, cela va encore plus vite et plus loin.
J’ai eu l’idée de ce livre, il y a environ cinq ou six ans. Un jour, j’ai reçu un appel téléphonique d’un médecin américain, un catholique, qui m’a dit : « Écoutez, vous ne me connaissez pas, mais je dois raconter cette histoire à un journaliste. Je pense que c’est important. »
Il m’a parlé de sa mère, qui est assez âgée et qui vit avec lui et sa femme. Au début de sa vie, elle avait passé plusieurs années dans un camp de prisonniers dans sa Tchécoslovaquie natale, où elle était accusée d’être une espionne du Vatican. Pourquoi ? Parce qu’elle continuait d’aller aux réunions de prière de sa paroisse catholique. Les communistes l’ont donc mise en prison. Après sa sortie, elle a émigré en Amérique, a rencontré son père et a passé le reste de sa vie aux États-Unis. Mais ici, vers la fin de sa vie, la vieille femme a dit : « Mon fils, les choses que je vois se passer en Amérique aujourd’hui me rappellent ce qui se passait quand le communisme est arrivé dans mon pays ».
Quand le docteur m’a dit cela, j’ai pensé : « Ma mère est vieille, elle regarde beaucoup les informations à la télévision, elle est très alarmée par les choses qu’elle y voit. Peut-être que c’est ce qui se passe avec cette vieille femme. » Mais je me suis promis que chaque fois que je rencontrerais quelqu’un du bloc soviétique, je lui demanderais : « Alors, est-ce que les choses que vous voyez aujourd’hui vous rappellent ce que vous avez laissé derrière vous ? » Chacun d’entre eux répondait : « Oui. » Si vous parlez avec eux assez longtemps, vous découvrirez qu’ils sont très en colère parce qu’aucun Américain ne les prend au sérieux, parce que nous, en Amérique du Nord, pensons que cela ne peut pas arriver ici.
Mais ces gens savent ce qu’ils voient et ils ont aussi du mal à l’accepter, car cela ne ressemble pas exactement à ce qu’ils ont laissé derrière eux. Dans la plupart des cas, ils ont laissé derrière eux des États policiers, où les gens allaient en prison pour leurs convictions, où la police secrète les espionnait en permanence, où l’on ne pouvait faire confiance à personne, etc. Ce n’est pas ce qui se passe ici. Du moins, pas encore.
Mais ce qu’ils constatent, c’est que les gens ont peur de dire ce qu’ils pensent vraiment par crainte non pas d’aller en prison, mais par crainte de perdre leur emploi, de voir leur réputation professionnelle ruinée, de perdre des membres de leur famille et des amis. Ils voient certains livres être traités comme s’ils étaient toxiques, être effectivement interdits, même si aucune loi n’a été adoptée pour interdire des livres. Et ils voient des gens être séparés sur la base de leur race, de leur identité sexuelle, etc.
Cela leur rappelle ce qui se passait dans le vieux pays : si le gouvernement qualifiait quelqu’un de « bourgeois » ou d’un autre nom indiquant qu’il était opposé à la révolution, alors vous ne deviez rien dire d’autre à son sujet, il était considéré comme un ennemi du peuple. On voit ce qui se passe aujourd’hui quand on traite les gens de racistes, d’homophobes ou de transphobes. C’est la même chose. Et c’est pourquoi j’ai appelé ça du totalitarisme mou. Il n’est pas dur au sens de la persécution, comme c’était le cas dans le bloc soviétique, mais c’est tout de même un totalitarisme parce qu’il insiste sur le fait qu’il n’y a qu’une seule façon de comprendre le monde, et que les gens doivent être punis s’ils ne la partagent pas. […]
Dans la première partie de votre livre, vous voulez informer vos lecteurs des dangers d’un totalitarisme mou. Dans la seconde partie, vous cherchez à les y préparer. Quels sont les principes à suivre pour se défendre contre la menace d’un totalitarisme mou tel que décrit dans votre livre ?
Comme vous le dites, la deuxième moitié du livre porte sur ce sujet. Il s’agit d’histoires racontées par des dissidents catholiques, protestants et orthodoxes qui l’ont vécu et qui ont des conseils à nous donner. La chose la plus importante que nous puissions faire est de comprendre que nous devons défendre la vérité, quoi qu’il nous en coute. Si nous ne croyons pas que la vérité est la chose la plus importante, alors nous nous persuaderons de n’importe quoi, nous accepterons de capituler devant n’importe quoi.
Le titre du livre Résister au mensonge provient d’un essai que Soljenitsyne a écrit à ses partisans en Russie en 1974, juste avant que les Soviétiques ne l’expulsent. Il leur disait :
« Écoutez, nous n’avons pas le pouvoir de faire quoi que ce soit contre ce gouvernement totalitaire, mais la seule chose que nous pouvons faire est de refuser de dire des choses auxquelles nous ne croyons pas ».
Et il leur a donné une liste de choses qu’ils devaient faire, afin qu’il n’y ait aucun doute sur le fait qu’ils n’acceptaient pas les mensonges qu’il fallait croire pour se conformer à cette société. C’est une chose importante à faire pour nous aussi.
Nous devons avoir peur de vivre dans le mensonge. Lorsque j’étais en République tchèque récemment, j’ai rendu visite aux membres de la famille Benda. J’ai écrit sur eux dans mon livre. L’un d’eux m’a dit :
« Vous savez, mes parents nous ont appris la crainte de mentir. Nous pensions que c’était quelque chose à éviter, une chose honteuse, de mentir. Il valait mieux souffrir pour la vérité que de mentir pour éviter de souffrir ».
Cela nous amène à la chose la plus importante que nous devons apprendre si nous voulons résister à cela : accepter la souffrance comme quelque chose que Dieu peut nous envoyer pour notre propre salut. Le totalitarisme mou va très loin parce que personne ne veut s’y opposer. Les gens ont peur de s’y opposer parce qu’ils ne veulent pas souffrir. Même si la souffrance est très légère comparée à ce que les gens des pays communistes ont dû endurer — la prison, la torture, ce genre de choses — nous ne voulons pas souffrir. Nous ne voulons pas perdre notre emploi, notre statut, nos amis, etc. Si nous ne sommes pas prêts à souffrir, alors nous sommes perdus.
L’Église catholique et les traditions plus anciennes enseignent que la souffrance viendra à nous : on ne peut l’éviter. Si nous pouvons joindre notre souffrance au Christ, alors le Seigneur peut utiliser cette souffrance, d’une certaine manière, pour la rédemption du monde.
Dans mon livre, je raconte l’histoire d’un Russe orthodoxe, Alexandre Ogorodnikov qui, jeune homme, a été jeté au goulag en 1978 à cause de son christianisme. Il a commencé à prêcher l’Évangile aux prisonniers du couloir de la mort. Ogorodnikov n’était pas condamné à mort, mais les Soviétiques voulaient faire de lui un exemple et l’ont placé dans le couloir de la mort avec les criminels les plus endurcis de Russie. Il a commencé à leur prêcher l’Évangile et certains d’entre eux se sont convertis. Les Soviétiques se sont mis tellement en colère contre lui qu’ils l’ont placé dans une cellule d’isolement et l’ont torturé. Il a commencé à douter du but que Dieu avait pour lui en prison. Il a commencé à perdre la foi. Il pensait que la souffrance qu’il subissait — ces coups, cet enfermement — ne servait à rien.
Et puis Dieu lui a envoyé un ange, nuit après nuit, un ange qui lui a montré une vision de prisonniers marchant avec leurs mains menottées derrière eux, conduits par des gardes vers leur exécution. Ce que Ogorodnikov a finalement compris, c’est que ces hommes qu’il avait amenés au Christ allaient certes être tués, mais qu’ils allaient être avec notre Seigneur au paradis parce qu’il avait été là, en prison, pour partager l’Évangile avec eux.
Ogorodnikov m’a raconté cette histoire dans un hôtel de Moscou il y a deux ans et il pleurait. Il a environ soixante-dix ans maintenant, mais il pleurait rien qu’en s’en souvenant. C’est une histoire puissante, très puissante, pour nous tous aujourd’hui, pour que nous sachions que même lorsque nous souffrons pour notre témoignage, pour la Foi, Dieu a ses fins. Nous devons être prêts à le faire, sinon nous serons écrasés.
Il y a aussi l’histoire du bienheureux Franz Jägerstätter, le catholique autrichien, qui a été martyrisé par les nazis parce qu’il a refusé, en tant que catholique, de prêter allégeance à Hitler. Tous les autres catholiques de son village se sont conformés aux nazis, mais pas Franz Jägerstätter. Il était prêt à subir l’emprisonnement et même la mort plutôt que d’apostasier. C’est le genre de chose que nous devons tous apprendre dès maintenant, avant que la persécution ne commence, si nous voulons nous en sortir.
Les dissidents parlent également de l’importance des réseaux de petits groupes : ceux-ci sont absolument essentiels pour vous aider à rester sain d’esprit et à faire des choses comme vous nourrir et vous occuper de votre famille, en contexte de persécution.
Je dédie le livre à cet étonnant prêtre catholique, le père Tomislav Kolakovic, un prêtre croate qui a échappé aux nazis. Ils le poursuivaient parce qu’il faisait du travail antinazi à Zagreb, en 1943. Il leur a échappé et est allé en Slovaquie pour enseigner dans une université catholique, cachée. Il a dit à ses étudiants : « La bonne nouvelle est que les Allemands vont perdre cette guerre. La mauvaise nouvelle, c’est que les Soviétiques vont s’emparer de ce pays quand elle sera terminée. La première chose qu’ils vont faire est de persécuter l’Église. Nous devons nous préparer ». Ce qu’il a fait, c’est organiser de petits groupes d’étudiants catholiques, qui se réunissaient pour prier, mais aussi pour parler de ce qui se passait dans leur société et trouver des moyens d’agir dans le monde pour préparer l’Église clandestine.
En deux ans, Kolakovic a construit un réseau de ces groupes d’étudiants dans tout le pays. Les évêques de son époque l’ont averti d’arrêter cela. Ils lui ont dit : « vous ne faites qu’effrayer les gens, cela n’arrivera jamais ici. » Kolakovic n’a pas écouté parce qu’il avait étudié au Vatican pour être missionnaire en Russie et qu’il connaissait la mentalité communiste. Bien sûr, en 1948, lorsque le rideau de fer est tombé sur la Tchécoslovaquie, la première chose que les communistes ont faite a été de persécuter l’Église. Le réseau de catholiques clandestins que le père Kolakovic a mis en place avec l’aide d’autres prêtres est devenu la structure de l’Église clandestine, qui a été la seule résistance significative au communisme pendant les quarante années suivantes.
Toutes ces choses — construire de petits groupes, nous entrainer à rester forts dans la vérité, nous préparer à souffrir, et bien d’autres — sont très importantes. L’essentiel, c’est que nous devons le faire maintenant, pendant que nous sommes libres. Le père Kolakovic savait que si l’Église en Slovaquie attendait la venue du communisme pour commencer à se préparer, il serait trop tard. Je crois fermement que nous, en Amérique du Nord et en Europe, vivons un moment Kolakovic. Nous ne savons pas quand cela va se terminer, nous ne savons pas quand notre version du rideau de fer va tomber. Nous devons profiter du cadeau de la liberté pour commencer ces pratiques et construire ces structures dès maintenant. […]