Nos coups de coeur
Dernier volet d’une trilogie consacrée à l’anthropologie, Le Règne de l’homme est un ouvrage fouillé et rigoureux sur l’histoire et l’échec de la Modernité. Et si l’auteur regrette qu’il soit incomplet (« je croyais que je ne réussirais pas à lire le dixième de ce qu’il aurait fallu ; je sais maintenant qu’il s’agissait du centième »), le lecteur, lui, profite largement du savoir encyclopédique du philosophe.
« Le projet moderne comporte deux faces tournées, l’une vers le bas, ce qui est inférieur à l’homme, l’autre vers le haut, ce qui lui est supérieur. » Il s’agit d’abord de soumettre la nature : « Au lieu que ce soit le cosmos qui donne sa mesure à l’homme, c’est l’homme qui doit se créer un habitat à sa mesure. Le sens de l’idée d’ordre change alors radicalement. » C’est ensuite une volonté d’émanciper l’homme « par rapport à tout ce qui se présente […] comme son origine inaccessible : un dieu créateur et/ou législateur, ou une nature que son caractère actif rend divine ».
L’auteur explique comment l’avènement de la Modernité a été préparé puis comment elle s’est déployée, et montre enfin son échec. La pensée moderne s’est attelée à concevoir des choses avant qu’elles existent, ouvrant ainsi le chemin à sa réalisation technique : « L’intention de dominer la nature précède la naissance de la technique qui en permettra la réalisation. » Non sans paradoxes. Elle se base sur ce qu’elle rejette : « Ce que l’on repousse est aussi ce sur quoi on s’appuie. » En oubliant de distinguer les progrès matériels et la progression spirituelle, comme le faisait saint Augustin, et qu’ils ne sont pas toujours liés… loin de là ! Or « l’esprit public des sociétés occidentales a fait de l’adhésion au progrès le critère du bien ». S’y opposer, ou même seulement s’en poser la question, c’est se discréditer. Et passer dans le camp du mal.
L’homme se tourne vers lui-même. « Péguy fait remarquer que l’homme moderne est moins athée que, d’un mot de son cru, “auto-thée”. » Il devient l’être suprême, débarrassé de toute servitude. Puis il doit être « recréé », voire « remplacé ». L’échec se profile alors.
Comment, en effet, se projeter dans l’avenir sans conscience de son passé ? En se coupant de toute antériorité et supériorité, l’homme s’empêche de penser son avenir. « Il faut se savoir descendant d’ancêtres pour se sentir soi-même appelé à devenir le père d’une postérité. » Ce problème de la perte conjointe du passé et de l’avenir avait déjà été énoncé par Tocqueville : « Non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants. » Et la société moderne, en se coupant de ses attaches, se met elle-même en danger, ce que Rémi Brague explique en citant Böckenförde : « L’État libéral, sécularisé, vit de présupposés qu’il est incapable de garantir lui-même. »
L’abandon de Dieu, loin de faire avancer l’homme, le renvoie en arrière : « La fin du culte de Dieu mène moins à un progrès qu’à une régression vers une religiosité primitive, l’idolâtrie, qui porte désormais sur l’homme lui-même. » Or « l’homme ne peut lui-même se prononcer sur sa valeur ; il serait juge et partie. […] Il y faudrait un arbitre neutre entre les hommes et les animaux. […] Il y faut Celui qui a déclaré au sixième jour de la Création que tout y était “très bon” ». Mais l’homme moderne est-il encore capable d’adorer ce qu’il a brûlé ?
François de Lens
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