À quatre mois du premier tour de l'élection présidentielle, le décor est planté et les acteurs se mettent en place. Si le nombre de figurants demeure indéterminé, les premiers rôles sont connus ; reste la distribution des seconds rôles qui agite le microcosme autour de la présence ou non de Jean-Marie Le Pen.
Comme d'habitude, acteurs et critiques ont tendance à rejouer la dernière pièce, celle de 2002. À tort car, si l'histoire bégaye parfois, elle ne se répète jamais.
La domination Royal-Sarkozy
Les deux principaux candidats dominent la situation beaucoup plus largement que leurs prédécesseurs de 2002.
Ségolène Royal ne souffre pas des handicaps de Jospin qui était un éléphant de l'ancienne génération, au passé de sous-marin trotskiste révélé à son corps défendant, usé par cinq ans de gouvernement où il avait dû avouer son impuissance à plusieurs reprises. Elle se construit efficacement une image en dehors du PS, en surfant sur le besoin de maternage d'une société désorientée qui a perdu le sens de la paternité et de l'autorité. Elle fait le ménage autour du PS quitte à en payer le prix en termes de circonscriptions concédées au MRG et au MDC ; mais des présidentielles gagnées réduiraient le coût en sièges pour un PS qui deviendrait majoritaire aux législatives à un niveau acceptable.
Nicolas Sarkozy parvient assez bien à conserver une image distincte de celle du gouvernement et neuve par rapport à la vieille garde gaullo-chiraquienne : contrairement à celle-ci qui soupirait après la gauche en captant les voix de la droite, il s'est clairement et sans complexe positionné à droite, au centre de gravité réel de son électorat avec laquelle il est en phase. Il a pour lui sa crédibilité dans la conduite des affaires à laquelle contribue l'exercice de ses fonctions de ministre de l'intérieur, même si elles l'exposent, et son courage. Enfin il bénéficie du soutien sans faille de l'appareil et des militants de l'UMP et a suffisamment verrouillé la procédure de désignation pour ne courir aucun risque, même de la part de Chirac qui ne pourra que prendre acte de la situation tout en s'efforçant de le faire le plus tard possible pour continuer d'exister un tant soit peu jusqu'à la fin.
D'où la force d'attraction qu'exercent les deux partis dominants, qui ne tient pas seulement à la crainte d'une réédition du 21 avril 2002, mais qui vient de ce que leurs concurrents respectifs les plus proches n'ont plus d'espace et ne parviennent pas à émerger : c'est ce qu'ont compris Jean-Pierre Chevènement et Christiane Taubira à gauche, Christine Boutin à droite, qui ont préféré monnayer leur soutien plutôt que d'être laminés, et que Philippe de Villiers, dont on constate l'étouffement progressif, peine à accepter, trop arc-bouté qu'il est sur sa volonté d'indépendance. Or en la matière, il n'y a pas place pour les sentiments : ce sont les intérêts qui dominent, et les intérêts des candidats de second rang se mesurent à leurs chances au premier tour. Ces chances s'avèrent, pour l'heure, assez réduites.
La gauche alternative et extrémiste est en miettes
On a pu penser un moment que se cristalliserait une alliance antilibérale issue du "non" au referendum européen : elle aurait été dangereuse pour tous les grands candidats car elle aurait disposé d'un fort pouvoir mobilisateur de l'électorat protestataire : son potentiel théorique était d'au moins 20% au premier tour. Son porte-parole emblématique et naturel aurait pu être José Bové, dans le rôle d'Astérix qu'il joue assez bien, et qui plaît. Il eût fallu pour cela que l'intéressé ait l'envergure politique requise ; mais il a joué la coquette en voulant se faire désirer ; et s'il est assez doué pour réaliser des coups médiatiques, il s'est finalement révélé incapable de prendre en charge un mouvement d'ampleur nationale et de structurer une démarche politique.
Parallèlement, l'impérialisme du PC semble avoir eu raison des meilleures volontés. Il est vrai que celui-ci joue sans doute sa survie dans cette élection et qu'il se trouve devant un dilemme infernal : ne pas avoir de candidat issu de ses rangs en se fondant dans une alliance dont il ne serait pas le porte-drapeau visible, c'est disparaitre de la scène nationale (à la différence de 1965 et de 1974, quand sa puissance incontestable et incontestée le lui permettait) ; en revanche, engager un candidat qui ne bénéficie pas du soutien de toute l'extrême gauche, c'est se condamner à faire moins de 5%, donc ne pas être remboursé des dépenses de campagne et courir à la faillite financière qu'il n'a évitée que de justesse en 2002.
Comme les trotskistes le savent et qu'ils détestent le PC autant que la droite, ils n'allaient tout de même pas laisser passer pareille occasion ! C'est pourquoi ceux-ci ont placé la barre très haut, trop haut pour qu'il puisse la franchir, en voulant lui interdire toute alliance ultérieure avec le PS dont l'orientation social-démocrate plus ou moins libérale les révulse.
Quant aux écologistes, ils sont égaux à eux-mêmes, s'emberlificotant dans leurs querelles picrocholines, et renvoyés à leur incapacité à articuler une plateforme politique qui ait un sens... Ce n'est pas Nicolas Hulot qui les dépannera : d'abord parce qu'il roule pour qui voudra bien le payer, ensuite parce que son éventuelle candidature n'est qu'une baudruche médiatique qui ne peut déboucher sur rien. Il n'ira donc pas jusqu'au bout.
L'épingle Bayrou
Il en est un qui, pour le moment, tire son épingle du jeu : François Bayrou.
D'une part, il participe à ce renouvellement largement souhaité avec une image personnelle qui est bonne. D'autre part il ne subit aucune contestation d'appareil et a les mains libres dans son parti. On l'oublie assez souvent dans les calculs d'officine dont nos oreilles sont rebattues ; mais il est vrai que le pourcentage d'intentions de vote dont il est crédité reste loin des niveaux de référence de Lecanuet et Barre (respectivement 15 et 16%), et plus proche de son modeste score de 2002 (6,8%).
La sympathie qu'il inspire ne semble pas se traduire en intentions de vote. Pourquoi ? Pour une raison qu'il a du mal à admettre mais qui semble essentielle : s'il y a cohérence interne entre lui et l'UDF, en revanche cette cohérence fait défaut avec son électorat qui, fondamentalement, est de droite et unitaire. Or cet électorat a du mal à se reconnaître dans l'opposition virulente de Bayrou à l'actuel gouvernement. Cela fait trente ans qu'il tend à se confondre avec celui du RPR devenu UMP, à force de voter ensemble, en tout cas au second tour, et souvent dès le premier tour des élections législatives et locales. Seules des positions historiques ou personnelles expliquent le maintien de telle ou telle circonscription sous une allégeance ou sous une autre.
On ne croit pas un seul instant que dans un second tour Sarkozy/Royal cet électorat fasse défaut au premier, sauf exceptions marginales ; ne serait-ce qu'en raison de la polarisation droite/gauche à laquelle les deux finalistes se résoudront forcément alors. Ce sera donc un réservoir naturel de voix pour Nicolas Sarkozy qui fera ce qu'il faut pour obtenir le ralliement de François Bayrou : il y a d'ailleurs moins d'écart entre eux qu'entre ce dernier et la vieille garde gaullo-chiraquienne.
La cas Le Pen
Reste le cas de Jean-Marie Le Pen.
À force de se tromper dans leurs estimations, et craignant d'être encore une fois accusés d'imprévoyance, les instituts de sondage ne savent plus comment mesurer son influence. Certains (c'est le cas de la SOFRES) ont manifestement modifié leurs facteurs de correction des données brutes puisque l'on sait que les personnes interrogées répugnent à se dévoiler sur ce sujet : sinon comment expliquer les écarts entre les instituts. Ceci dit, d'autres mesures d'opinion, plus larges, montrent que l'audience globale du FN na pas sensiblement progressé. En réalité, me semble-t-il, c'est la façon d'en parler qui a changé : elle a laissé place à un alarmisme systématique qui reflète moins une réalité, difficile à observer, que le besoin de se donner un repoussoir.
Certes, la campagne électorale vient à peine de commencer et la cristallisation de l'opinion n'est pas encore faite. Mais cette campagne sera difficile pour Jean-Marie Le Pen. D'abord à cause de son âge : le changement de génération intervenu dans les grands partis le vieillit sérieusement ; il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il ait encore la résistance voulue pour une campagne aussi active et percutante que les précédentes.
À notre avis, c'est ce qui explique sa discrétion actuelle, qui ne lui est pas naturelle et à laquelle il n'a jamais su se plier longtemps, beaucoup plus que je ne sais quel machiavélisme tactique. Ensuite, il manque d'adversaires car une partie de son terrain est occupée et il n'aura plus de tête de turc ni de bande des quatre à fustiger en face de lui : la contestation de principe des partis en place perd son aliment quand ceux-ci se renouvellent. D'où cette tentative récente de déplacement de son axe politique, dont témoigne sa campagne d'affichage : réussira-t-elle ? On peut en douter. Et lui profitera-t-elle ? Ce serait autre chose s'il avait su passer la main à temps. Mais sur ce plan, il est comme les autres.
Sera-ce donc l'élection de trop ? J.-M. Le Pen est en face d'un dilemme : avoir ses signatures pour être candidat, c'est courir le risque d'un score en demi-teinte, pour les raisons qu'on vient de dire, et donc de ne pas peser sur le second tour ; ne pas les avoir constituerait en tout état de cause un échec dont il n'est pas sûr qu'il puisse se venger car les absents ont toujours tort. Or cette éventualité est réelle dans la mesure où les maires sollicités, qui sont les mêmes qu'en 2002 (conséquence inattendue du quinquennat), ont gardé un mauvais souvenir des rétorsions qu'ils ont subies ou des réactions de leurs électeurs : avec des élections municipales en 2008, ils hésitent.
Bien sûr, l'éviction d'un candidat important pour des raisons de simple procédure apparaitrait critiquable sur le plan des principes. Néanmoins elle aurait aussi une signification politique : au-delà des idées du FN, dont une partie s'est banalisée, elle toucherait l'homme lui-même, victime à son tour du sortez les sortants , au moment où tous les autres leaders de sa génération auront quitté la scène.
Que fera l'électorat de Jean-Marie Le Pen dans une élection présidentielle d'où celui-ci serait absent ? Nul n'est propriétaire de ses voix : on peut douter que cet électorat obéisse à des consignes de boycott d'une élection que les Français tiennent pour décisive ; comme on doute qu'il vote pour une gauche avec laquelle il a rompu depuis de nombreuses années. Rappelons-nous que même en 2002, Jean-Marie Le Pen n'a pas été suivi au deuxième tour par une partie de ses électeurs du premier ! La gauche alternative pourrait en récupérer, mais une petite partie seulement (avec José Bové en candidat de rassemblement protestataire, cela aurait été différent). C'est donc Nicolas Sarkozy qui en profiterait, et plus qu'on ne l'imagine : en devançant nettement Ségolène Royal au premier tour et en s'épargnant l'exercice délicat de récupération des voix de Jean-Marie Le Pen entre les deux tours, c'est lui qui serait en meilleure position pour bénéficier de la dynamique du second.
La dynamique du vote
Il y a en effet une dynamique du vote, au-delà de la campagne proprement dite.
On ne peut pas encore dire dans quel sens et au profit de qui elle jouera, mais on en connait le fonctionnement. Le numéro deux du premier tour peut arriver en tête au second tour, mais à deux conditions : 1/ d'une part que l'écart à rattraper ne soit pas trop important (3 points se rattrapent : cas de Mitterrand en 1981 et de Chirac en 1995) ;
2/ d'autre part qu'il ait des réserves (en 1974, bien qu'il ait devancé Giscard de 11 points, Mitterrand n'en avait pas puisque la gauche en avait fait son candidat unique dès le premier tour) ; sinon le vainqueur du premier tour l'emporte dans la foulée, et l'emporte d'autant plus aisément que son résultat est mieux assis dès le départ (de Gaulle en 1965, Pompidou en 1969, Mitterrand en 1988). Cette dynamique de vote fonctionne d'autant mieux que les électeurs se sont moins dispersés sur une myriade de figurants au premier tour, et donc que l'offre politique est claire et structurée. Il me semble que c'est ce qui est en train de se dessiner, sauf à l'extrême gauche, et sous réserve que ne surgissent pas un ou plusieurs autres candidats majeurs que l'on n'aurait pas vu venir.
Dans ce contexte, ce que Nicolas Sarkozy doit craindre le plus, c'est son propre camp, et d'abord Dominique de Villepin qui le regarde comme l'usurpateur d'une place à laquelle il se croyait lui-même prédestiné par la grâce de son intelligence, de sa naissance et de l'onction chiraquienne : non seulement les coups tordus ne sont pas à exclure, mais il lui faudra se prémunir contre le déphasage et le brouillage qu'un activisme gouvernemental intempestif ne manquerait pas de susciter.
Quant à Ségolène Royal, elle est doublement vulnérable. Ses faiblesses personnelles la mettent à la merci d'un faux-pas majeur comme elle en a déjà commis devant les militants socialistes et a failli en commettre un, sérieux, au Proche-Orient ; or elle peine à s'articuler avec le PS et conduit sa campagne de façon très repliée sur son clan de fidèles. Quant à ses alliés potentiels, leur dispersion et leur division affaiblissent par avance sa propre dynamique.
Qu'on ne déduise cependant aucune prévision de cette analyse faite à l'ouverture de la campagne électorale : en quatre mois, il peut se passer beaucoup de choses. Et c'est seulement maintenant que l'on va pouvoir apprécier les capacités personnelles des candidats à s'affronter dans l'arène, et à faire la démonstration de leur aptitude à assumer ce à quoi ils ambitionnent.
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