Qui a tué la Ve République ? C'est la question que pose Marie-France Garaud, en retraçant le quotidien politique des années qui virent l'ascension de Georges Pompidou, de François Mitterrand puis de Jacques Chirac.
Avec une amertume cinglante, celle qui fut une conseillère très écoutée des princes s'interroge : qui donc a tué la Ve République ?
Mais... vous, Madame ! La première, vous avez armé le bras qui porta le coup mortel.
Vous le racontez vous-même ; avec le talent d'une plume alerte et acérée ; avec un art consommé du portrait, souvent juste, parfois acide, mais d'où le dépit n'est pas toujours absent ; avec l'intelligence des situations et des hommes qui ont fait votre réputation ; mais peut-être pas avec le recul et l'esprit critique que l'on espérait.
Le récit de ce coup mortel, l'aveu devrais-je dire, occupe la deuxième partie de votre livre, celle qui couvre la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. Il se cristallise autour d'un fil conducteur : les manœuvres que, d'une main de maître, conjointe avec celle de Pierre Juillet, vous avez conduites entre 1974 et 1979.
2 avril 1974 : mort de Georges Pompidou. Quittant votre poste de conseillère politique à l'Élysée, vous entrez en lice avec un seul objectif : faire battre François Mitterrand qui représente pour vous l'archétype des opposants au nouveau régime et à tout ce qu'un profond amour de la France vous fait révérer. S'enchaînent ensuite les opérations qui, et c'est bien là qu'on trouve la clé de déchiffrage, vont engager l'avenir de la France pour trente ans, au moins.
La première est celle qui va torpiller la candidature de Chaban-Delmas en organisant le ralliement à Giscard des " quarante " UDR conduits par le jeune Jacques Chirac, puis installer celui-ci au poste de Premier ministre. Si la candidature de l'un à la Présidence de la République s'imposait peut-être contre Mitterrand, en revanche vous admettez volontiers que l'expérience ministérielle et politique de l'autre n'avait guère été concluante.
La deuxième est celle de la rébellion orchestrée délibérément contre le Président pour le compte du même Premier ministre, jusqu'à cette démission fracassante annoncée le 25 août 1976 et assortie d'une déclaration rédigée de votre main où il osait affirmer : "Je ne dispose pas des moyens que j'estime nécessaires pour assumer efficacement mes fonctions de Premier ministre !" N'en mesurez-vous pas, au moins rétrospectivement, le caractère ahurissant, dans la forme autant que dans le fond, au regard de ce que vous dites avoir été la réalité de son gouvernement, et de ce que vous estimez être l'esprit des institutions ?
La troisième s'étend de la création du RPR, conçu comme une machine de guerre dirigée contre le Président de la République, et aboutit, via la conquête de la Mairie de Paris, à ce fameux appel de Cochin lancé par Jacques Chirac le 6 décembre 1978, et qui n'avait finalement qu'un objectif tactique de politique intérieure, borné à l'échéance européenne qui suivait [1].
À chaque étape vous revendiquez votre intervention ; on n'a aucune raison d'en douter.
Mais où est le retour sur vous-même que l'on serait en droit d'attendre maintenant que l'on connaît la suite ? On n'organise pas impunément un tel conflit à la tête de l'État, sur de tels ressorts, sans que les séquelles n'en soient graves et n'en durent longtemps. Votre marionnette vous a échappé des mains à partir de ce moment-là ; mais elle n'est pas sortie du chemin où vous l'aviez mise. Vos avertissements, vos imprécations contre la cohabitation, votre candidature de témoignage à l'élection présidentielle même, n'ont rien pu y changer.
En vérité, au-delà de vos intentions du moment que l'on peut comprendre, dès 1974 vous avez contribué à ce que le fonctionnement des institutions et le choix des hommes engagent la Ve République dans une direction qui ne pouvait qu'aboutir au dévoiement que vous dénoncez aujourd'hui. Il a suffi ensuite que la bille roule sur la pente où elle était lancée.
Comment votre clairvoyance peut-elle ne pas voir que l'élection du Président de la République au suffrage universel a introduit un virus mortel dans le système politique français ? Et qu'au lieu de l'inactiver, ou au moins de l'atténuer, les comportements et les actes de cette période cruciale de transition (et non de parenthèse comme vous l'intitulez) en ont aggravé la virulence.
Vous étiez au cabinet du garde des Sceaux, Jean Foyer, lorsque le général de Gaulle introduisit cette innovation : vous connaissiez donc les réserves que celle-ci a suscitées et vous y faites allusion. Vous n'en accueillez pas moins sans barguigner la justification communément admise, donner à ses successeurs une légitimité qu'à ses propres yeux il détenait, lui, de l'Histoire.
Croyez-vous vraiment que l'on peut suppléer l'absence de caractère ou la banalité des temps ordinaires par des béquilles institutionnelles ? À vous lire, je le crains. Comme je crains que vous n'ayez succombé à la tentation qui guette les conseillers de l'ombre fascinés par leur propre pouvoir et exemptés de comptes à rendre : ils s'imaginent trop souvent que leur intelligence et leur science d'un côté, de l'autre l'autorité d'un sceptre de fer adoubé par le suffrage populaire à intervalles réguliers, devraient suffire pour gouverner les gens.
Le principe de cette élection portait en lui les germes des errements que vous déplorez : je veux dire l'emprise inévitable des partis sans lesquels il est matériellement impossible d'organiser et de financer une campagne électorale nationale ; l'extrême personnalisation de l'élection et donc la primauté de l'image sur les grands enjeux nationaux ou internationaux ; le miroir aux alouettes fascinant tout ce que le monde politique compte d'ambitieux et dont l'appétit de notoriété motive les candidatures ; et surtout l'insoluble conflit de légitimité qui s'est installé au sommet. Toutes ces conséquences étaient prévisibles dès 1962 : vous aviez l'exemple américain sous les yeux, comme vous aviez vu le général de Gaulle entrer dans le jeu d'une société médiatique déjà émergente.
Or, et malgré ce qu'il en disait lui-même, le général de Gaulle n'avait pas craint de consulter les dirigeants des partis politiques lorsque, au mois de mai 1958, le Président Coty l'avait pressenti, ni de demander ensuite à une Assemblée nationale, pourtant fort décriée, une investiture qui était nécessaire à sa légitimité, non pas historique mais politique ; il n'avait pas davantage craint de solliciter les grands électeurs au mois de décembre suivant pour se faire élire à la Présidence de la République après que les Français avaient adopté la nouvelle constitution par referendum. Ne pensez-vous pas que ce mécanisme modérateur aurait fait aussi bien que le suffrage universel lors des échéances suivantes ? Les palinodies et l'absurdité de certaines situations en moins...
Après vous avoir lu, ma conviction que le parlementarisme rationalisé de 1958 était plus sage que le succédané de bonapartisme instauré en 1962 sort renforcée. Même si je reconnais qu'il faut, pour l'heure, "faire avec" du moins mal que l'on peut.
■ MARIE-FRANCE GARAUD,
La Fête des fous – Qui a tué la Ve République ?
Plon, mai 2006, 282 p., 17,50 €
[1] Curieusement le texte de l'appel de Cochin n'est pas cité dans l'ouvrage ; seule l'expression " parti de l'étranger ", qui qualifiait le positionnement européen adopté par Giscard, s'y trouve. Il est vrai que c'est la seule chose que l'on ait retenu, tant elle était énorme. Surtout mesurée à l'aune de ce qui a suivi.
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