Tout va bien. La reprise est là ; la bourse remonte ; les banques remboursent les aides reçues des États ; et le G20 sera forcément présenté comme un succès... Reste l'ampleur des dettes publiques au moyen desquelles on a financé sauvetages et relances. La reprise épongera tout cela, nous dit-on.

Cette question des dettes publiques tracasse certains ; mais à force de les entendre crier au loup , on ne les écoute plus. Elle ne constitue cependant qu'une partie du problème. Seuls quelques économistes commencent à s'inquiéter d'un phénomène de surendettement qui, en réalité, ne concerne pas que les États, mais l'ensemble des acteurs économiques des pays développés : États, entreprises, et particuliers. Cette prise de conscience est nouvelle. C'est à ce niveau qu'il faut considérer les choses et s'inquiéter des remèdes. Y en a-t-il ? Ce n'est pas sûr si l'on n'accepte pas de sortir des sentiers battus.
La mesure du surendettement
J'avais déjà souligné au mois de décembre dernier [1] que les opérations de sauvetage du système financier mondial s'étaient traduites par un gigantesque transfert de dettes du secteur privé (les banques) vers les États, par le biais de deux mécanismes :

  • d'abord au travers des banques centrales : ce sont elles qui ont racheté les créances de plus ou moins bonne qualité dont il fallait décharger les banques menacées de faillite,
  • ensuite par le creusement des déficits publics puisque les mesures de relance passent par des dépenses budgétaires.

Mais on a tort de se focaliser sur la seule dette publique : il faut considérer l'ensemble des dettes des acteurs économiques, car c'est cet ensemble qui doit être refinancé sur le marché où elles sont en concurrence, et qui devra être remboursé par les revenus futurs. Voilà pourquoi la crise financière de l'an dernier est moins le résultat d'un mauvais fonctionnement du système que le symptôme d'un surendettement global [2].

De ce surendettement global des économies développées, on commence à avoir une idée précise : il est objectivement général et faramineux. Il se résume par le tableau suivant où la dette de chaque pays, et en son sein celle de chaque catégorie d'acteurs est exprimée en pourcentage du PIB afin de rendre les comparaisons possibles [3] :

Il ne faut pas en être étonné : cela fait des décennies que nous finançons la croissance à crédit. On en a mesuré l'effet en faisant le rapport sur longue période entre le taux de croissance annuel moyen du PIB réel et le taux de croissance de la dette. Ce rapport est en moyenne du simple au double (l'endettement ayant progressé deux fois plus vite que le PIB), sauf deux exceptions : le Japon qui, depuis quinze ans, s'enfonce dans la déflation et la stagnation sans réduire son endettement, et l'Allemagne qui, au contraire, a réussi après le dérapage de sa dette publique causé par la réunification. Globalement, si le taux moyen d'endettement des pays développés était resté stable au cours des dix dernières années (les dettes ne s'accroissant pas plus vite que le PIB), la croissance eût été divisée par deux [4]. Autrement dit, la croissance a bien été dopée au crédit et nous venons de subir une crise d'overdose.

L'impossible désendettement par voie naturelle
Que signifie un endettement global qui équivaut à deux ou trois le PIB ? Que le financement même de cette dette pose un sérieux problème, et que sa réduction en pose un plus grave encore. Ici, il faut distinguer selon les acteurs.

Le secteur public français [5] consacre aujourd'hui près de 55 Md€, soit plus que les ressources tirées de l'impôt sur le revenu, au seul paiement des intérêts : celui-ci est devenu le premier poste budgétaire de l'État et représente près de 3% du PIB. Si l'on devait simplement stabiliser le taux d'endettement public au niveau actuel, il faudrait, sinon parvenir à l'équilibre strict, du moins réduire le déficit [6] à un niveau tel que son pourcentage par rapport au PIB ne soit pas supérieur au taux de croissance ; c'est-à-dire combler un trou budgétaire d'environ 100 Md€, soit en augmentant les impôts et prélèvements sociaux, soit en réduisant les dépenses. Ce qui est vrai pour la France l'est aussi pour les autres pays européens, et plus encore pour les USA et le Japon. Considéré globalement à l'échelle des pays développés, l'effort qui serait à consentir pour une simple stabilisation est compris entre 5 et 6% du PIB ; effort à porter à 8% pour revenir à un niveau d'endettement de l'ordre du 60% du PIB dans des délais raisonnables (quinze ans). Autrement en dire l'impossibilité pratique à court, et même à moyen terme.

Le problème n'est pas seulement celui des États ; il est aussi celui des particuliers. Pour se désendetter, ceux-ci disposent deux moyens :

  • soit accroître leur taux d'épargne au détriment de leur consommation : mais celui-ci est très faible, voire nul, depuis des années aux USA [7] ; quant aux pays européens et au Japon, le taux d'épargne est positif (entre 10 et 15% du revenu disponible) mais rigide et insuffisant pour amortir la dette dans des proportions notables ;
  • soit arbitrer des actifs, c'est-à-dire vendre : mais ce qui est possible pour un individu donné opérant isolément ne l'est plus quand tous les acteurs se présentent au même moment dans le même sens, sans un effondrement du prix des actifs débouchant sur une autre impossibilité pratique.

Seules les entreprises peuvent procéder à cet ajustement de façon rapide en réduisant leurs investissements (elles ont d'ailleurs déjà commencé), d'autant plus que la durée moyenne de leur dette est globalement plus courte. Mais leur endettement est aussi moindre.
Quant à imaginer que la croissance pourrait y suppléer en générant le surcroit nécessaire de revenus, c'est une vue de l'esprit : il faudrait que son taux soit compris entre 6 et 8% pendant quinze ans, à supposer qu'aucun acteur ne s'endette davantage pendant ce temps-là. Ni les perspectives ouvertes par l'économie verte , ni la locomotive chinoise ne sont des moteurs suffisants, il s'en faut de beaucoup. L'étude précitée évalue à moins de 1% du PIB la contribution possible de l'économie verte . Quant à la relance chinoise, en dépit du potentiel considérable de ce pays, elle profitera surtout aux acteurs locaux : en raison de son poids intrinsèque encore modeste, la capacité d'entraînement de la Chine est deux fois plus faible que celle des USA.

L'inflation n'est pas une solution
La tentation de l'inflation surgit à partir du constat suivant : avec un taux d'inflation de 4%, donc modéré, au bout de quinze ans le taux d'endettement exprimé en valeur nominale serait réduit d'un tiers, à condition cependant que le stock de dettes ne progresse pas plus vite que le PIB réel ; et à 5%, le taux d'endettement serait réduit de moitié, ce qui résoudrait complètement le problème, et sans douleur. D'où l'idée qui commence à se répandre, encore mezzo voce, selon laquelle il n'y a qu'à la laisser faire, voire la favoriser. D'ailleurs, les liquidités massivement injectées pour financer les plans de sauvetage et de relance, pour le moment gelées dans les bilans des banques centrales, finiront bien par se déverser dans le système et, comme elles sont sans contrepartie, elles devraient en théorie finir par enclencher le mécanisme.

Je laisse de côté l'appréciation morale critique que l'on doit porter sur cette hypothèse : l'inflation est un mécanisme aveugle qui pénalise les plus faibles et les plus pauvres, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas les moyens d'ajuster leurs revenus. En outre, elle comporte un facteur de hasard moral qui permet aux plus habiles d'en profiter en s'endettant encore davantage pour rembourser en monnaie dévaluée. Enfin, elle entraîne une spoliation des prêteurs et des épargnants dont les réserves fondent à due proportion.

À ce stade, je m'en tiens à une appréciation technique : cela ne marche pas.

Pour le comprendre, il faut se référer à la définition de l'inflation : c'est une hausse continue et durable du niveau général des prix. Ce n'est ni un choc instantané, ni une hausse limitée à certaines catégories de prix, mais un processus général, s'étendant sur une longue période, et qui ne concerne pas seulement les prix à la consommation mais aussi les prix des facteurs de production, y compris les salaires, et les prix des actifs détenus. Techniquement, en raison des rigidités qui sont plus fortes à la baisse qu'à la hausse, on considère que l'inflation commence à partir d'une hausse moyenne de 2% par an.

Ceci dit, il y trois raisons pour que la tentation ne débouche pas sur la solution.

1/ La première devrait être évidente : l'inflation ne se décrète pas.

Elle repose d'abord sur des anticipations : c'est parce que les acteurs (entrepreneurs, salariés, commerçants, etc.) anticipent que les prix vont monter qu'ils ajustent à la hausse leurs propres prix. Une telle anticipation, quand elle existe, se voit dans les taux d'intérêt à long terme qui tendent à augmenter au-delà du simple coût de la liquidité, et plus encore dans les prévisions de taux à long terme (les futures [8] en langage de marché). Aujourd'hui, rien de tel : les taux à long terme demeurent exceptionnellement bas et les anticipations de taux ne laissent présager que de faibles hausses (de l'ordre de 1% à 2% sur les taux à 10 ans) pour les années à venir.

Les prix des matières premières sont aujourd'hui très bas : en effet, en termes réels, ils ont beaucoup baissé depuis le milieu des années 70, jusqu'à ces dernières années ; ils recèlent donc d'importantes marges de hausse. Cette hausse est inéluctable (on en a connu les prémices en 2007 et au début de 2008) en raison de la demande croissante des économies émergentes. Mais elle constituera un réajustement qui, par lui-même, ne sera pas suffisant pour mettre en branle la mécanique inflationniste : elle opérera plutôt comme un transfert de revenu des pays consommateurs vers les pays producteurs, à effet récessif chez les premiers. En outre, on estime généralement que les gains de productivité permettront de l'absorber.
2/ La deuxième raison tient à la mondialisation.
L'inflation implique un enchaînement continu qui passe des prix aux revenus et des revenus aux prix. Pour que cet enchaînement fonctionne, il faut que rien n'y fasse obstacle. Or il bute des deux côtés : du côté des salaires à cause de la concurrence des pays à bas coût de production ; et du côté des prix à la consommation à cause de la capacité des pays émergents à produire et exporter presque tous les biens consommés dans les pays développés. A contrario, les périodes d'inflation que nous avons connues autrefois se sont déployées dans des économies beaucoup plus fermées qu'aujourd'hui.

Si, en revanche, le monde venait à se re-cloisonner, alors les freins se desserreraient et l'enchaînement inflationniste pourrait peut-être renaître ; mais non sans des effets dévastateurs d'une autre ampleur sur l'ensemble des économies mondiales par l'effet des fermetures de marché et des pannes de production qui en résulteraient.

Toutefois, en raison de leur moindre dépendance envers le commerce mondial, les États-Unis seraient éventuellement susceptibles de suivre cette voie. C'est peut-être ce que signifie la glissade actuelle du dollar par rapport l'euro. Depuis toujours les américains s'en moquent puisque leur monnaie sert de référence au commerce international et de monnaie de réserve mondiale. Mais ce privilège s'érode de plus en plus vite, leurs créanciers ayant aujourd'hui à cœur de diversifier et de protéger leurs avoirs. Ils ne pourront donc probablement pas aller très loin dans cette direction.
3/ La troisième raison est d'ordre autant politique qu'économique.

Elle n'est pas moins forte que les autres, particulièrement en Europe. On pense bien sûr à la volonté affichée des autorités monétaires de la zone euro de conserver à la lutte contre l'inflation son caractère prioritaire : les causes en sont connues. Si l'inflation menaçait, les taux d'intérêt repartiraient à la hausse, d'abord les taux courts puis, par voie d'entraînement, les taux longs, de sorte que la charge des dettes s'envolerait rapidement et accroîtrait mécaniquement les déficits en proportion, notamment les déficits publics, avec un effet boule de neige sur l'endettement [9], tandis que le mécanisme anti-surchauffe ralentirait la croissance.

En dernière analyse cependant, c'est la structure même de notre démographie et de nos économies qui s'oppose au retour de l'inflation. Celle-ci est supportable dans des économies jeunes, à la démographie dynamique, dotées d'importantes marges de croissance, où l'on investit beaucoup en dégageant partout d'importants gains de productivité, et où, par conséquent, les ajustements que l'inflation rend nécessaires ne sont pas trop douloureux. Ce fut le cas pendant les Trente glorieuses. À présent, avec des populations âgées et des marchés en voie de saturation, ce n'est plus possible :

  • les pays développés (sous la réserve partielle des États-Unis) disposent de réserves de croissance limitées ;
  • les mécanismes de redistribution ont acquis une place importante, voire prépondérante, dans la structure des revenus et n'ont aucune marge de hausse en raison de leur mode de fixation et des déficits budgétaires et sociaux ;
  • nous sommes en réalité devenus majoritairement des rentiers (d'où le poids de la finance), c'est-à-dire des détenteurs de revenus fixes non corrélés à l'activité économique ; et les rentiers ont les moyens politiques d'empêcher que les freins ne soient relâchés.

C'est bien là que gît notre problème majeur car nous nous trouvons devant une contradiction difficile à surmonter. Or nous courrons droit dans le mur de la dette que nous heurterons à un terme plus proche que lointain. Nous voilà donc ramenés à la question initiale : comment opérer rapidement le désendettement indispensable ?

La réponse comporte nécessairement deux volets : un volet classique, mais drastique en vérité, d'ajustement de nos dépenses à nos capacités réelles pour ne plus vivre à crédit, que ce soit au niveau public ou au niveau privé, afin de cesser d'accroître le passif ; et un volet non conventionnel auquel on ne peut pas échapper : il n'est pas suffisant de stabiliser une dette devenue excessive, il faut la réduire ; et comme les moyens habituels de le faire sont hors de portée, ne reste que la solution extrême d'une annulation.

Annulation partielle et sélective évidemment, qui peut revêtir des formes directes ou détournées, mais qui est la seule réponse opératoire encore possible. Non seulement elle serait justifiée en raison de l'origine et de la nature du surendettement, mais je n'hésite pas à dire qu'elle serait morale : en effet, les dettes qui n'ont pas de contrepartie dans l'économie parce qu'elles n'ont servi qu'à financer des dépenses de consommation et de fonctionnement n'ont pas justification et n'ont donc pas lieu d'être [10].

Dans la mesure où le G20 se sera engagé sur ce chemin, il aura réussi ; sinon il aura été vain.

[1] Cf. Fr. de Lacoste Lareymondie, Les États et la crise devant le mur de la dette, Libertepolitique.com, 19 décembre 2008. Les calculs d'endettement faits à l'époque méritaient d'être actualisés et précisés ; ils le sont ici.
[2] Cf. Fr. de Lacoste Lareymondie, Le nœud moral de la crise , Liberté politique n° 45 (été 2009).
[3] On notera que, contrairement au discours des Cassandre nationales, la situation de la France n'est pas la pire. La question française est moins une question de montant de sa dette publique qu'une question de structure et de rigidité à l'ajustement.
[4] Cf. l'étude très documentée et bien rédigée du service de recherche économique de la Société Générale publiée le 28 mai 20089 sous le titre L'inflation pour soulager le fardeau de la dette par Mme Véronique Riches-Flores (en ligne sur le site de la banque www.sgresearch.socgen.com).
[5] Le secteur public comprend l'État et ses organismes rattachés (86% de la dette du secteur public français), les collectivités locales (11%) et la sécurité sociale (3%) ; c'est sur cet ensemble qu'est calculé le déficit public.
[6] Je parle bien du déficit global et non de ce qu'on appelle le solde primaire des budgets publics qui est la notion couramment utilisée. Par solde primaire, on entend solde budgétaire hors charge de la dette ; mais la charge de la dette, c'est-à-dire le paiement des intérêts, constitue bien une charge récurrente à financer même si ce n'est pas une dépense budgétaire au sens strict.
[7] La remontée très récente du taux d'épargne des ménages américains, à 5% du revenu disponible, est expressive de l'inquiétude qui les a saisi depuis un an, mais dérisoire à l'échelle du problème.
[8] Un future est un contrat par lequel on achète – ou on vend – un taux d'intérêt futur pour une période déterminée : le prix de ce contrat intègre donc une prévision de variation du taux concerné entre le moment où il est conclu et le moment où il s'exécute.
[9] Exemple : le taux moyen de la dette publique de l'État français est de 4% ; une hausse de un point des taux d'intérêt entraînerait un surcoût budgétaire de 2 Md€ dès la première année, de 6 Md€ au bout de 4 ans et de 14 Md€ au terme du cycle de renouvellement de tous les emprunts en cours.
[10] Pourquoi et comment ? Je l'ai expliqué en détail dans l'article précité sur le nœud moral de la crise .

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