L'Europe vue d'Amérique... en Italie. Pour l'universitaire américain Joseph Weiler, la politique européenne a tué la vertu de participation, ce qui rend impossible la mise en œuvre de la démocratie comme valeur. Voici le compte-rendu de son intervention à Milan, par Rodolfo Casadei dans l'hebdomadaire Tempi (18 mai), traduit par nos soins.
SELON l'Eurobaromètre, au cours des six derniers mois, les institutions européennes ont perdu entre 6 et 9 points de pourcentage d'approbation. Entre l'automne 2008 et le printemps de cette année, la confiance des citoyens de toute l'Union européenne (UE) envers le Parlement de Strasbourg a baissé de 51 à 45 % ; de même, la Commission européenne est passée de 51 à 42 %, et la Banque centrale européenne a connu le plus grand écart : de 48 à 39 % de soutien. L'institution financière de Francfort a réalisé l'exploit d'être la seule institution européenne qui recueille le plus d'avis négatifs : 40 % des citoyens ne lui font pas confiance, contre 39 % qui la soutiennent. Seul le Parlement européen fait apparemment mieux, selon l'enquête Eurobaromètre de printemps 2009, avec 44 % des Européens qui ont exprimé leur intérêt pour les élections de juin, tandis qu'une majorité claire de 53 % disent qu'ils ne se sentent pas concernés, et les électeurs certains d'aller aux urnes, étaient alors seulement 34 %.
Pour beaucoup, il est naturel de penser que cette débâcle est la conséquence prévisible de la piteuse gestion de la crise financière mondiale par l'Union des 27, en dépit de tous les pompeux sommets qui ont tenté de nous faire croire le contraire ; c'est aussi la conséquence du mépris avec lequel on a considéré le rejet de la Constitution européenne par les référendums français et néerlandais en 2005, et son refus à son tour sous la forme du traité de Lisbonne par les Irlandais, il y a un an.
Je le pense aussi, comme Joseph H. Weiler, l'un des plus importants et les plus grands spécialistes en droit constitutionnel de l'Union européenne :
Je suis convaincu, dit-il, que le traité de Lisbonne n'est que l'ancienne Constitution européenne sous un autre nom. Mais la raison de la perte de confiance des Européens dans les institutions qui prétendent incarner leur unité sont plus profondes : elle consiste dans le fait que les valeurs de référence de la culture politique de l'UE sont inatteignables, quand cette culture et ses pratiques détruisent le civisme des citoyens. L'exemple des élections pour le Parlement européen est particulièrement éclairant. Elles devraient incarner la démocratie, pierre angulaire de l'Europe, or seule une minorité d'Européens iront aux urnes pour élire leurs députés. Pourquoi ? Parce que les gens ont l'impression que leur vote sera totalement inutile pour déterminer ce que sera l'Union européenne : les modalités de l'intégration européenne ont été décidées dans d'autres instances, et en aucun cas par les élections au Parlement européen. Les principes de la citoyenneté dans l'UE ont tué la vertu civique de la participation, ce qui rend impossible la mise en œuvre des valeurs de la démocratie.
Ne m'appelez pas eurosceptique
Cette thèse originale sur les racines de la crise éthique et civique, Weiler a été appelé à la présenter à Milan, durant un cycle de conférence Idées d'Europe - Dialogues pour une nouvelle constituante , une série de rencontres ayant pour objet de s'interroger sur les aspects fondamentaux d'ordre historique et culturel, plutôt que politique, du processus d'intégration européenne et de contribuer au processus culturel de relance de l'Europe , promu par notamment par la région de Lombardie, deux instituts de recherche [1] et trois universités milanaises (dont l'université catholique).
Le constitutionnaliste américain a accepté l'invitation qui lui était faite, mais non sans précautions : Je suis heureux de venir à Milan, mais j'ai mis trois conditions : la première est que personne ne me traite d'eurosceptique. Si un Italien critique la loi électorale de son pays ou le fonctionnement général des institutions, dira-t-on qu'il est "italosceptique" ? L'UE est là pour durer, je n'ai pas de doute là-dessus.
Deuxièmement, on pourrait dire : "C'est l'opinion d'un Américain, qui ne nous empêche pas d'avancer comme nous le souhaitons." Oui, je suis américain, mais j'étudie la construction européenne depuis trente ans, j'ai écrit des milliers de pages sur le sujet, c'est l'engagement majeur de ma vie universitaire.
Effectivement, qualifier l'Américain Weiler d'eurosceptique ou d'incompétent serait inconvenant : non seulement il est professeur de droit à l'Université de New York, mais il est aussi le titulaire de la Chaire Jean-Monnet d'études européennes à la Faculté de droit de cette université et professeur à l'Université de l'Europe à Bruges (Belgique) et de Natolin (Pologne). Sur les questions européennes, il a écrit une douzaine de livres et des dizaines d'articles dans des ouvrages collectifs.
Enfin, qu'on en finisse avec la légende qui prétend que l'Europe est née d'un processus d'intégration économique, d'où aurait dérivé l'union politique , ajoute Weiler. Ce n'est pas vrai : de la lecture du traité de Rome de 1957, il est clair que l'intention politique est évidente. Jean Monnet, l'un des quatre pères de l'Europe (avec Adenauer, De Gasperi et Schuman) a même dit : "Nous n'unissons pas des États, mais des hommes", ce qui signifie : "Nous ne voulons pas de l'unité des États, mais des hommes". Le problème est que la noblesse des objectifs ne correspond pas à la pratique institutionnelle qui seule lui permettrait de les poursuivre.
L'intégration européenne repose sur deux trilogies de valeurs : celle des années cinquante, qui est la réaction aux horreurs de deux guerres mondiales : la paix, la prospérité et la supranationalité ; et celle de l'UE elle-même : la démocratie, les droits de l'homme, l'État de droit. Le problème est que les Européens à qui l'on propose ces valeurs sont pensés, par le droit communautaire, comme une somme d'individus centrés sur eux-mêmes, alors que les valeurs européennes de référence se revendiquent de l'altruisme et de la participation.
Prenez l'élection au Parlement européen. Dans toute démocratie, une des caractéristiques de l'élection est de pouvoir être utilisée pour renvoyer un gouvernement qui n'a pas bien fonctionné. Or dans le système institutionnel européen, cet aspect est inexistant. Je vais voter ou non, que tels ou tels obtiennent la majorité, rien ne change. Et le plus grand paradoxe, vous dit-on, est que l'élan du système produira réellement la paix, la prospérité et l'union internationale. Ainsi, le message est le suivant : pour le citoyen, l'UE est un succès même s'il ne participe pas. Ainsi, on sape le civisme du citoyen et donc la réalité de la démocratie comme valeur. Mais le message est cohérent avec l'inspiration fondamentale du droit européen, qui consacre le rôle central de l'individu, conditionné pour rechercher ses seuls intérêts.
Pensons aussi à la subsidiarité, cette autre valeur déclarée dans les documents et les traités. L'Union européenne a été la première entité supranationale moderne à mettre en vogue ce principe de la doctrine sociale catholique. Il a été établi que l'action centrale de l'UE est limitée par la possibilité que d'autres institutions, d'autres échelons de gouvernement, soient en mesure de répondre plus efficacement à un besoin. Mais si nous y regardons de plus près, le droit communautaire est plein de subsidiarité verticale, mais non horizontale : on a fait passer l'idée que, pour chaque besoin, nous ne devons pas nous tourner vers un organisme, une institution qui est au dessus ou en dessous, c'est à une autorité publique de faire appel, sans jamais nous laisser l'initiative.
Le risque est l'appauvrissement de la vertu privée : quand la responsabilité appartient toujours à quelqu'un d'autre, c'est la déresponsabilisation de soi. Si l'on compare la proportion de personnes qui font du bénévolat ou des dons, nous découvrons que les pourcentages sont inférieurs en Europe que dans les autres pays industrialisés.
© Tempi. Traduction française Libertépolitique.com
[1] L'IRER-Institut régional de recherche de la Lombardie et l'ISPI-Institut pour les études en politique internationale.
[2] En français, L'Europe chrétienne ? Une excursion, Cerf 2007.
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