Émoi en ce printemps : deux évêques de l'Église chinoise "officielle" [1] ont été sacrés sans l'aval de Rome. Les trois précédents, par des voies discrètes, avaient reçu l'accord du pape : l'évêque auxiliaire de Shanghai, en juin 2005, celui de Xian, en juillet, celui de Suzhou, en mars 2006.
Les 30 avril et 3 mai 2006, à Kunming, Yunnan, et à Wuhu, Anhui, les PP. Liu et Ma que le Vatican préférait ne pas voir élever à l'épiscopat, reçoivent la mitre. Depuis l'élection de Benoît XVI, Rome et Pékin semblaient – pour des motifs différents – décidés à renouer des liens rompus depuis 1951, assistons-nous à une rupture du fait de la République populaire de Chine ? À un affrontement au sommet ? La presse le laisse croire. Voyez ces titres, des 5 et 6 mai : "Le Vatican tance Pékin...", "Bras de fer entre le Pape et la Chine", "La Chine populaire douche les espoirs du Vatican". On comprend que Zhongnanhai, siège du gouvernement communiste, a lancé un défi au Siège apostolique, avec le dessein de freiner une évolution qui aurait (pourquoi pas ?) été un peu rapide.
À l'occasion de la mort de Jean-Paul II, le rappel par la presse que ce pape "avait demandé pardon pour les erreurs commises en Chine par l'Église catholique", incita un évêque "officiel" à dire : "Le gouvernement considère cette demande de pardon comme un geste amical et espère qu'il servira de base à de futures relations". La Chine a salué l'élection de Benoît XVI. Le message de son ministre des Affaires étrangères contenait une allusion à la normalisation des relations avec Rome, son porte-parole se fût-il empressé d'en rappeler les conditions : rupture avec Taiwan, reconnaissance d'"une seule Chine", non-ingérence dans les affaires intérieures chinoises – principalement la nomination des évêques. Quand Benoît XVI dit son souhait que "les nations qui n'entretiennent pas de relations diplomatiques avec le Vatican y soient représentées le plus tôt possible", le même porte-parole qualifie de "sincère" le désir de Pékin de renouer avec Rome.
Ombres au tableau : les évêques "officiels" chinois estiment que "les temps ne sont pas encore venus d'une normalisation", quant à l'"Association patriotique", elle y perdrait sa raison d'être. Cela n'empêche pas l'ambassadeur de la République populaire auprès du Quirinal d'assurer que le Vatican et Pékin doivent "travailler à développer dialogue et confiance réciproque". De son côté, le secrétaire du Saint-Siège pour les rapports avec les États assure : "Le Vatican est prêt à établir des relations diplomatiques avec la Chine. Il y a des difficultés, mais elles ne sont pas insurmontables." Les nominations des évêques auxiliaires de Shanghai, Xian et Suzhou dans les mois qui suivent, sont autant de signes prometteurs – donnés, d'ailleurs, à un rythme soutenu qui ne laisse pas de surprendre.
Les choses changeaient-elles ? Pékin, en octobre, repoussent l'invitation que Rome fait à quatre prélats de participer au Synode des évêques, au motif qu'elle a été publiée de façon prématurée, laissent se multiplier en plein air les cérémonies "patriotiques", mais persistent à malmener les "clandestins" : évêque assigné à domicile ou contraint à suivre "une session d'études", récollections dispersées, etc. Obstination chinoise à maintenir l'ordre chinois... Le reste paraissait trop beau. Mais on est en droit de s'attendre à tout, même au meilleur : le peuple chinois est dirigé aujourd'hui par des hommes que le mystère dont le pouvoir s'est là-bas toujours entouré ne nous empêche pas d'estimer de qualité. Vint la création cardinalice de Mgr Zen (photo). Je redoutais qu'elle n'indisposât Pékin, sentis, un instant, comme une erreur... Appréhension infondée ? "Nous avons pris note que Joseph Zen a été nommé cardinal, le gouvernement en a été préalablement avisé", a déclaré le ministère des Affaires étrangères. Aucune félicitation n'a été adressée à Mgr Zen, réserve qui conduisit un spécialiste des questions religieuses chinoises à parler d'un accueil "neutre" permettant à Pékin de "garder toute liberté de faire évoluer le ton de ses déclarations en fonction de la tournure que prendraient les événements".
Coup de frein ?
Coup de frein de Zhongnanhai, ces évêques sacrés en violation du droit canon – Pékin entendant voir la situation évoluer à son rythme ? C'est ce qui ressort des commentaires les plus répandus. On peut voir les choses autrement. Au lendemain du sacre du P. Liu, le cardinal Zen, qui n'a jamais été tendre pour le gouvernement chinois, dénonce "l'Association catholique patriotique de Chine qui cherche à saboter les efforts de rapprochements entre Pékin et Rome". L'Association entend garder la haute main sur l'Église catholique "officielle". Mgr Zen invite Rome à suspendre "toute négociation", manière d'exiger de Zhongnanhai un rappel à l'ordre des trublions.
Est-ce ce à quoi se résoudra le Saint-Père ? Pour l'heure, il semble avoir suivi l'analyse de l'événement par Mgr Zen : les coupables désignés sont les chrétiens "officiels" dont les manœuvres sont préjudiciables à leur gouvernement comme à l'Église universelle. La menace d'excommunication mise à exécution le 9 mai, ne concerne pas MM. Hu Jintao et ses collègues qui ne sont pas chrétiens. Zhongnanhai n'est pas directement visé, le Saint-Père eût-il insisté sur sa disposition à "dialoguer avec les autorités chinoises compétentes afin de trouver la solution qui satisfît les aspirations légitimes des deux parties". Mais Zhonganhai peut voir, dans l'excommunication des PP. Liu et Ma, une intrusion caractérisée dans les affaires de l'Empire, la question de la nomination des évêques étant une des conditions du retour à des relations normales. En outre, il ne faudrait pas qu'à Pékin on se crût dans l'affaire en risque de perdre la face. S'ensuivrait un long délai avant la poursuite des pourparlers.
Je ferai une observation subsidiaire. Dans la tradition chinoise bi-millénaire, la situation "normale", c'est la soumission absolue de toutes les religions étrangères à l'ordre chinois qu'incarne l'Empereur. La liberté des chrétiens, de leurs prêtres, de leurs évêques n'a été la situation "normale" qu'à l'époque où, aux yeux des Chinois, la Chine était en servitude (1840-1949). Le souvenir de cette donnée historique ne saurait être sous-estimée. C'est elle qui conduisit Benoît XV, en 1919, à prôner le développement, sinon la création, des clergés indigènes ; à déclarer aux missionnaires : "Rappelez-vous qu'il n'est pas de votre vocation d'étendre les frontières des empires humains, mais celles du Christ" ; à déplorer "qu'il se trouvât des missionnaires assez oublieux de la dignité de leur ministère pour que leur cœur fût tourné plutôt vers leur patrie terrestre que vers celle du ciel" ; à soutenir qu'une telle "peste" était "mortelle à la vie d'un apôtre : elle ruine son crédit aux yeux mêmes des ouailles qu'il prétend évangéliser, car les hommes, pour incultes et démunis qu'ils soient, entendent parfaitement ce que leur annonce et ce qu'attend d'eux le missionnaire, discernent avec un flair infaillible s'il cherche autre chose que leur salut spirituel"[2].
Ne fussent-ils pas rancuniers, les Chinois ont la mémoire fidèle et aux yeux de l'empire millénaire, le passif est du côté de l'Église millénaire, rançon du temps où le chef (barbare) d'un archidiocèse de quelques milliers de fidèles (chinois suspects de "chemin gauche") avait rang de vice-roi et où Rome ne jugeait pas utile d'avoir un représentant auprès de la Cité violet pourpre interdite d'abord, de la République ensuite[3]. Rien à voir avec marxisme, communisme, dictature, etc., mais avec la Chine simplement – celle qui, aurait enterré son "dernier empereur" [4] au milieu des dignitaires du Parti et qui, en ce temps de Qingming 2006, période où les Chinois fêtent le printemps et entretiennent les tombeaux de leurs morts, a envoyé un de ses principaux dirigeants se prosterner dans temple des Ancêtres Impériaux au culte desquels présidait l'Empereur. Cet ordre sacré n'est rien moins que tolérant à l'endroit du monde extérieur et les moyens que ses gardiens mettent en œuvre pour le conserver peuvent revêtir des dehors "staliniens". Là encore l'évolution vers moins de méfiance, moins de brutalité risque d'être lente.
*Écrivain. Dernier ouvrage paru : Chronique de France, de Chine et d'ailleurs : 1979-1999 Vingt ans avec Alain Peyrefitte
Notes[1] Je rappelle qu'il existe en Chine populaire "deux Églises" catholiques, l'une dite "officielle", coiffé par l'Association patriotique des catholiques de Chine fondée en juillet 1957, qui ne reconnaît pas l'autorité de Rome, l'autre, "clandestine", qui ne connaît que Rome et que le gouvernement considère comme une secte subversive... Les contacts existent entre ces deux Églises.
[2] Encyclique Maximum illud, 1919, § 44-46, passim.
[3] Le premier légat apostolique, Mgr Constantini, a été envoyé en Chine par Pie X, dès son élection en 1922.
[4] Puyi (Xuantong novembre 1908-mars1912), né en 1905, décédé à Pékin en 1967, avait terminé son existence comme jardinier de la capitale.
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