Les 30 avril, 3 et 12 mai 2006, dans le Yunnan, l'Anhui, le Fujian, trois prêtres de l'Église chinoise "officielle" [1], les abbés Liu, Ma et Zhan, accédaient à l'épiscopat sans l'aval de Rome.
Ces derniers mois, trois nouveaux évêques, à Shanghai, Xian et Suzhou, avaient, par des voies discrètes, reçu l'accord du pape. Depuis l'avènement de Benoît XVI, Rome et Pékin semblent pourtant décidés à renouer des liens rompus en 1951. Assistons-nous à une manœuvre de la République populaire de Chine ? À un affrontement au sommet ? La presse européenne l'a laissé croire, donnant à comprendre que Zhongnanhai, siège du gouvernement communiste chinois, a lancé un défi au Siège apostolique. Avec le dessein de freiner une évolution un peu rapide ?
Or si, à la mort de Jean-Paul II, la presse chinoise avait rappelé, avec quelque reconnaissance, que ce pape, en 2001, "avait demandé pardon pour les erreurs commises en Chine par l'Église catholique" ; si la Chine a salué l'élection de Benoît XVI, dans un message qui faisait allusion à la normalisation des relations avec Rome, un porte-parole autorisé s'empressa d'en rappeler les conditions au nombre desquelles, surtout, (Rome le sait qui connaît la Chine) la non-ingérence dans les affaires intérieures chinoises, laquelle concerne principalement la nomination des évêques. Si Benoît XVI a dit souhaiter que "les nations qui n'entretiennent pas de relations avec le Vatican y soient représentées au plus tôt" ; si l'ambassadeur de Pékin en Italie a confirmé que le Saint-Siège et Zhongnanhai devaient "travailler à développer dialogue et confiance", des évêques "officiels" chinois estimèrent que "les temps n'étaient pas encore venus d'une normalisation". Il faut le savoir, le Parti communiste chinois est loin d'être un bloc monolithique, sur la question romaine comme sur le reste. Quant à l'Association patriotique qui encadre l'Église catholique "officielle", elle perdra sa raison d'être à la normalisation des relations entre l'État chinois et l'État pontifical, elle n'est pas pressée de la voir s'installer.
Les choses changeaient-elles, avant le 30 avril dernier ? Pékin, en octobre 2005, a repoussé l'invitation que Rome faisait à quatre prélats de participer au Synode des évêques, qui aurait été publiée de façon prématurée, la police chinoise persiste à malmener les "clandestins" : évêque assigné à domicile ou contraint à suivre "une session d'études", récollections dispersées, etc. En sorte que le reste – cérémonies chrétiennes "officielles" publiques toujours plus nombreuses, évêques "officiels" approuvés par Rome – était peut-être déjà trop beau – préoccupant donc aux yeux de certains. Vint, en mars, la création cardinalice de Mgr Zen, évêque de Hongkong (photo) [2]. Était-ce une erreur ? "Nous en avons pris note, le gouvernement en a été préalablement avisé", déclara le ministère chinois. Aucune félicitation n'était adressée à Mgr Zen. Des observateurs avertis parlèrent d'un accueil "neutre" permettant à Zhongnanhai de "garder toute liberté de faire évoluer le ton de ses déclarations en fonction des événements".
Coup de frein ou pas ?
Coup de frein chinois, ces évêques promus en avril et mai contre ou sans l'avis de Rome ? C'est la leçon qui se dégage des commentaires alors les plus répandus. À la clé, le communisme ! Ne doit-on pas voir les choses autrement ? Reprenons les faits.
Le 30 avril, le P. Liu est sacré, le lendemain, le cardinal Zen qui n'a jamais été tendre pour le gouvernement chinois dénonce "l'Association catholique patriotique de Chine qui cherche à saboter les efforts de rapprochements entre Pékin et Rome". Ladite Association défend son existence. Mgr Zen invite Rome à suspendre "toute négociation", manière d'exiger de Zhongnanhai un rappel à l'ordre des trublions. Le 3, le P. Ma est sacré. Benoît XVI semble suivre l'analyse de Mgr Zen et désigne les coupables : les chrétiens "officiels" dont les menées sont préjudiciables à leur gouvernement comme à l'Église universelle.
Riposte pékinoise, le 7 : "Le Vatican n'a accordé aucune considération à l'histoire et à la situation actuelle du catholicisme en Chine", affirme le porte-parole du ministère des Affaires étrangères. Le même jour, le P. Pei est sacré évêque auxiliaire de Shenyang, Liaoning. Ah ! Chine... Paul Pei a, lui, reçu l'assentiment papal ! Le 9 mai, les PP. Liu et Ma sont excommuniés par Rome. La sanction ne vise pas directement Zhongnanhai, mais le Saint-Père insiste sur sa disposition à "dialoguer avec les autorités chinoises compétentes afin de trouver la solution qui satisfît les aspirations légitimes des deux parties". Zhongnanhai pouvait voir dans la rigueur apostolique une intrusion caractérisée dans les affaires de l'Empire ; pouvait, en outre, s'estimer, à ne pas réagir, en risque de perdre la face. Sauf importants accords secrètement en cours, il y avait peu de chance qu'on en restât là.
Le 12 mai, le P. Zhan est promu. La crise s'aggravait-elle ? Liu Bainian, vice-président laïc de l'Association patriotique, principal intéressé au statu quo, minimisa la portée de l'événement. "Le P. Zhan était auxiliaire depuis longtemps, son accession à la tête de l'évêché de Mingdong n'est pas un sacre" : vrai. Mais il revient sur ce que chacun sait : "Le gouvernement a des vues différentes de Rome sur la nomination des évêques, ces vues pourraient s'harmoniser, si des liens plus forts étaient établis entre les deux parties". Si un contact déterminant n'existe pas présentement entre Rome et Pékin, la "petite guerre des mitres" risque de durer, quelque quarante évêchés restant à pourvoir en Chine.
La fermeté utile de Benoît XVI
Le 17 mai, l'agence Xinhua (Chine nouvelle) diffuse une interview de Liu Bainian – au vrai assez ambiguë. Liu dit notamment : "La nomination et l'ordination indépendante d'évêques par la Chine est le seul moyen de répandre l'Évangile dans le pays". Il explique : "L'Église catholique chinoise devra la prospérité de son développement à la pratique ancienne de la nomination et de l'ordination par elle-même de ses propres évêques et à une gestion indépendante". Pour preuve de ses dires qui légitimerait l'indépendance de l'Église de Chine par rapport à Rome, il observe (ce qui est vrai) que "le développement du catholicisme en Chine a été bien plus important ces vingt dernières années que pendant les 300 ans précédents". Sa déclaration passe par des allégations étonnantes : "Historiquement, un évêque peut être choisi par les croyants, nommé par un empereur et consacré par un diocèse" ; "La nomination des évêques par le Pape est une pratique relativement récente apparue, il y a 200 ans..."
Liu dresse ensuite un bilan chiffré flatteur de l'évolution du christianisme "officiel" en Chine depuis 1980, qu'il attribue au zèle de l'Association patriotique, fondée en 1957 et dont, en 1980, "un congrès national de catholiques chinois a décidé de maintenir le principe, [...] afin de pallier le manque d'évêques et de développer rapidement le catholicisme en Chine". Il poursuit : "Depuis lors, la Chine a ordonné plus de 110 évêques selon ce principe. Des 1 100 prêtres que comptait la Chine en 1980, seuls 100 sont encore vivants, mais leurs successeurs, plus de 1 800 jeunes prêtres, officient dans plus de 6 000 églises dans tout le pays... À ce jour, la Chine a envoyé plus de 200 prêtres à l'étranger pour qu'ils améliorent leurs connaissances et leur formation religieuse. 100 en sont déjà revenus. Ces faits montrent que les évêques choisis et ordonnés sont qualifiés. Nous espérons que cela contribuera à promouvoir les relations entre la Chine et le Vatican. Dans l'intérêt de l'Église chinoise, les prêtres chinois doivent être pieux et patriotes. La Chine ne permettra jamais un retour à la situation religieuse du temps du semi-colonialisme ou du semi-féodalisme, ni ne tolèrera de domination étrangère... Une Église catholique qui ne serait pas patriotique est une Église sans avenir. Elle serait vouée à l'échec si les évêques qu'elle se donne allaient à l'encontre du système socialiste chinois..." Et Liu de rappeler que le Vatican et les États-Unis ont négocié pendant 103 ans avant l'établissement de relations formelles et que personne ne peut dire quand la Chine et le Vatican auront des relations diplomatiques.
Tout cela est archi-connu. Y a-t-il quelque chose de neuf dans le propos de Liu ? Il a annoncé : "Afin de sauvegarder les intérêts des catholiques chinois, 23 provinces ont décidé d'ordonner les évêques elles-mêmes, selon la pratique admise en Chine". Il a observé : "Benoît XVI a qualifié les consécrations de Kunming et de Wuhu de menaces pour son autorité. Un porte-parole de l'Administration d'État pour les Affaires religieuses a récemment déclaré que les critiques du Vatican sur la Chine n'avaient "pas de sens". Le gouvernement chinois a récemment informé le Vatican de la nomination d'évêques dans plusieurs diocèses, mais le Vatican a réagi d'une manière qui va à l'encontre de son souhait de voir s'améliorer ses relations avec la Chine". Il a confirmé : "Le gouvernement chinois est sincère dans son intention d'améliorer ses liens avec le Vatican et agit sans relâche dans cette optique".
Selon la livraison du 1er juin 2006 d'Églises d'Asie (Missions Étrangères de Paris), le 19 mai, le gouvernement a invité à Pékin 18 jeunes évêques "officiels", afin de leur rappeler les principes d'indépendance sur lesquels l'Église catholique en Chine doit être fondé. Ils se sont entendu rappeler l'obligation de "maintenir le principe d'une Église indépendante, autonome et autogérée", ont été "encouragés à bien accomplir leur mission qui leur fait obligation d'aimer la patrie et l'Église". Le tout, selon un observateur attentif "sur le ton du conseil et non de la réprimande".
Le Pape a été ferme. Fermeté utile ? Le 2 juin, affirme l'Agence de presse internationale catholique, Pékin aurait demandé à l'Église officielle d'arrêter de nommer des évêques sans l'aval de Rome. Ce que confirmerait le fait que le dimanche de Pentecôte n'a connu aucun sacre épiscopal.
L'Occident sous-estime les permanences chinoises
Les commentateurs occidentaux s'obstinent à dénoncer le régime "communiste" dans l'attitude chinoise. Cette courte vue néglige la tradition bi-millénaire chinoise selon laquelle la situation "normale", c'est la soumission absolue de toutes les religions étrangères : bouddhisme, islam, christianisme à l'ordre chinois identifié à l'ordre cosmique que l'Empereur a mission de garantir. La liberté des chrétiens, de leurs prêtres, de leurs évêques a été la situation "normale" (Liu la dénonce) à l'époque seulement où, aux yeux des Chinois, la Chine était en servitude (1840-1949).
L'Occident sous-estime cette donnée historique qui conduisit Benoît XV, en 1919, à prôner le développement, sinon la création, des clergés indigènes ; à rappeler aux missionnaires qu'il n'était pas leur "vocation d'étendre les frontières des empires humains, mais celles du Christ" ; que servir sa "patrie terrestre" plutôt que le ciel était "une peste, mortelle à la vie d'un apôtre" [3]. Ne fussent-ils pas rancuniers, les Chinois ont de la mémoire. Aux yeux de l'empire millénaire, le passif est du côté de l'Église millénaire, rançon du temps, c'était il y a un siècle, où le chef ("démon étranger") d'un archidiocèse de quelques milliers de fidèles (chinois suspects de "chemin gauche") [4] avait rang de vice-roi ; où Rome ne jugeait pas utile d'avoir un représentant auprès de la Cité violet pourpre interdite d'abord, de la République ensuite [5]. Inutile d'invoquer communisme et dictature. C'est la Chine simplement – celle dont la conservation de l'ordre sacré a, en avril dernier, lors de Qingming, période où les Chinois fêtent le printemps et entretiennent les tombes de leurs morts, mené un de ses principaux dirigeants à se prosterner dans le temple des Ancêtres Impériaux [6]. Cet ordre n'est rien moins que tolérant à l'endroit du monde extérieur. Nul besoin de rapporter à Lénine les moyens arbitraires et violents que ses gardiens mettent en œuvre pour le conserver. Dans la Chine qui a cessé de faire table rase de son passé, l'évolution en matière religieuse vers moins de méfiance, moins de résistance sera prudente. Si Pékin a bien ordonné à l'Association patriotique de suspendre les sacres épiscopaux sans l'aval de Rome, bien malin qui peut dire aujourd'hui s'il s'agit d'un changement radical ou d'une mesure conservatoire transitoire.
*Xavier Walter est écrivain. A publié notamment
Chronique de France, de Chine et d'ailleurs : 1979-1999 Vingt ans avec Alain Peyrefitte, F.-X. de Guibert, 2005
NB. Le même numéro d'EDA (01/06/06) nous apprend que le diocèse de Shanghai s'apprête à fêter saint François-Xavier... "Dans le cadre des manifestations organisées par le diocèse de Shanghai pour le 500e anniversaire de la naissance de saint François-Xavier, près de 200 responsables catholiques issus du diocèse de Shanghai et des diocèses voisins, ainsi que des universitaires et des représentants des autorités civiles se sont réunis le 8 avril dans les locaux adjacents à la cathédrale Saint-Ignace. Outre des communications sur la contribution du saint navarrais à la mission de l'Église, les participants à ce séminaire ont pu prendre connaissance des travaux liés à l'évangélisation dans la société chinoise contemporaine."
Notes[1] Je rappelle qu'il existe en Chine populaire " deux Églises " catholiques, l'une dite " officielle ", coiffé par l'Association Patriotique des Catholiques de Chine fondée en juillet 1957, qui ne reconnaît pas l'autorité de Rome, l'autre, " clandestine ", qui ne connaît que Rome et que le gouvernement considère comme une secte subversive... Les contacts existent entre ces deux Églises.
[2] Le statut spécial de l'ancienne colonie donne à son évêque catholique une place à part dans le monde chinois. Il a de fait le même statut qu'avant 1997, évêque catholique romain, comme partout ailleurs dans le monde – hors la Chine.
[3] Encyclique Maximum illud, 1919, § 44-46, passim.
[4] Zuodao, hétérodoxie, atteinte sacrilège à l'ordre chinois.
[5] Le premier légat apostolique, Mgr Constantini, a été envoyé en Chine par Pie X, dès son élection en 1922.
[6] Ancêtres impériaux : par qui on remonte aux origines du pouvoir – invocation de légitimité...
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