Le pape Benoît XVI a choisi de consacrer sa première encyclique à "ce qui fait le centre de la foi chrétienne : l'image chrétienne de Dieu, ainsi que l'image de l'homme et de son chemin, qui en découle" (DCE, n.1). Par le fait même, en plus du contenu de l'enseignement et des orientations qu'il y délivre, il projette cette lumière espérée sur l'avenir de son pontificat : partir du centre, identifié comme l'amour, comme du plus important à partir duquel le reste prendra tout son sens.
La relative brièveté du texte, un style clair relevant souvent plus de l'exhortation de type homilétique que du traité de théologie, une économie de notes tant en nombre qu'en technicité, expriment ce souci pédagogique et pastoral d'un pape dont l'excellence théologique est universellement reconnue. À l'évidence, il vise moins à donner une information aux chrétiens auxquels il s'adresse qu'une impulsion à toute l'Église dont il a reçu la charge. Pour autant, la première partie de l'encyclique est loin de se limiter à un banal et irénique traité de la charité : Benoît XVI y confronte le sens chrétien de l'amour aux diverses conceptions des philosophes, de Platon jusqu'à Nietzsche, en relevant des points de convergence mais aussi certains clivages ou antagonismes relevant d'anthropologies incompatibles.
Le texte comporte deux parties bien distinctes, intitulées respectivement "L'unité de l'amour dans la Création et dans l'histoire du salut" et "Caritas – l'exercice de l'amour de la part de l'Église en tant que communauté d'amour". Voir le rapport entre elles comme celui du théorique au pratique, ou du théologique au pastoral n'est qu'approximativement vrai : certains numéros de la seconde partie relèvent en effet d'une théologie spirituelle à forte teneur théologique, même s'ils évitent un langage abstrait. Mieux vaut donc s'en tenir à l'explication fournie par l'auteur lui-même : "La première aura un caractère plus spéculatif [...], la seconde partie aura un caractère plus concret", cette différence étant commandée par leur contenu même : d'une part "certains éléments essentiels sur l'amour que Dieu, de manière mystérieuse et gratuite, offre à l'homme, de même que le lien intrinsèque de cet Amour avec la réalité de l'amour humain" et d'autre part "la pratique ecclésiale du commandement de l'amour pour le prochain" (n. 1).
La profonde unité de l'eros et de l'agapè
Dans la première partie, après avoir rappelé la pluralité de sens du mot "amour", s'être demandé s'il désigne des réalités foncièrement diverses et avoir souligné qu'entre toutes ses formes prévaut celle de l'amour conjugal entre l'homme et la femme (n. 2), le Pape expose la différence terminologique entre les termes grecs eros et agapè, le deuxième, plus rare dans la littérature hellénistique, étant précisément celui utilisé préférentiellement dans le Nouveau Testament (n. 3).
Ces deux conceptions de l'amour, "ascendant" et "descendant" ou encore "possessif" et "oblatif" (n. 7) ne représentent pas simplement un clivage entre un amour charnel, érotique, et un amour spirituel. En soulignant qu'ils ne s'opposent pas, qu'ils sont de toute nécessité complémentaires, et donc que l'Église ne prohibe nullement l'eros (n. 7), Benoît XVI montre avec perspicacité que ce que l'héritage de l'Antiquité recèle de problématique en la matière tient à une "fausse divinisation de l'eros" dans les religions païennes qui "le prive de sa dignité, le déshumanise" (n. 4), ce qui implique non de le répudier comme tel mais de le purifier. Il insiste sur le fait que la complémentarité entre l'eros et l'agapè est impliquée par la profonde unité, en l'être humain, du corps et de l'âme, en sorte qu'une exaltation du seul eros réduit l'homme à son corps et sa sexualité et par là les dégrade en prétendant les magnifier (n. 5).
L'analyse du Pape est ici d'autant plus précieuse pour les lecteurs français que l'on sait quelle malheureuse audience reçoivent les ouvrages de l'indigent polygraphe et violent hédoniste antichrétien Michel Onfray.
Après des réflexions de type plutôt philosophique, l'encyclique interroge quelques grands textes bibliques tels que le Cantique des cantiques (n. 6) ou le récit de l'échelle de Jacob (n. 7). Dans une réflexion sur "la nouveauté de la foi biblique", où les prophètes Osée et Ezéchiel sont à leur tour convoqués, Benoît XVI montre, avec citation patristique à l'appui, que l'amour de Dieu pour l'homme "peut être qualifié sans aucun doute comme eros, qui toutefois est en même temps et totalement agapè" (n. 9) et qu'une caractéristique en est qu'il s'agit d'un amour qui pardonne (n. 10).
En méditant sur "Jésus-Christ – l'amour incarné de Dieu" (n. 12-15), le Pape donne une grande importance à l'eucharistie comme ce lieu propre d'un amour complet en ses différentes dimensions. Il y démontre, dans le magnifique n. 14, comment s'y exprime l'union entre l'amour pour Dieu et l'amour pour le prochain et le caractère intrinsèquement social de ce sacrement. La parabole de Lazare et du mauvais riche, celles du bon samaritain et du jugement dernier (n. 15) servent ensuite de fondement à la dernière sous-partie consacrée à l'"amour de Dieu et amour du prochain" (n. 16-18). La parabole du bon samaritain, surtout, montre que "le concept de prochain est universalisé et reste cependant concret" : le destinataire de cet amour est tout être humain et non pas seulement celui de notre propre communauté.
Le service commun de la charité
La deuxième partie, qui s'ouvre sur une splendide citation de saint Augustin – "Tu vois la Trinité quand tu vois la charité" — considère dans la charité de l'Église une "manifestation de l'amour trinitaire" (n. 19), une "tâche pour la communauté ecclésiale entière" (n. 20), qui se concrétise par la "diaconie" et se traduit par l'institution des Sept et le futur ministère diaconal (n. 21-23) mais qui, profondément, constitue l'une des trois tâches inséparables de toute l'Église : annonce de la Parole de Dieu, célébration des sacrements, service de la charité (n. 25).
Dans une réflexion sur "justice et charité" (n. 26-29), le Pape montre que la justice sociale qui incombe à l'État ne saurait rendre superflu ce service de l'amour qu'offre l'Église. Cette considération revêt un sens théologique — la justice ne supplante pas la charité en ses effets sociaux – mais aussi un sens politique — l'État ne peut ni ne doit annexer ou monopoliser, au nom de la justice, l'œuvre caritative de l'Église ni a fortiori l'écarter.
L'encyclique passe ensuite en revue "les nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social actuel" (n. 30), explicite "le profil spécifique de l'activité caritative de l'Église" (n. 31) et "les responsables de l'action caritative de l'Église" (n. 32-39), en insistant d'une part sur le fait que, ainsi que l'affirme Ga 5, 6, la foi, dans l'amour, devient agissante et, d'autre part, sur la nécessité pour l'action caritative de l'Église de vraiment procéder de la foi, sans aucunement être prétexte à être quelque prosélytisme (n. 31), et en s'enracinant dans la prière, évitant ainsi l'activisme et le sécularisme (n. 37).
On trouve dans ce contexte des considérations spirituelles d'une admirable profondeur : on retiendra par exemple ce développement montrant que l'amour pour le prochain est le fruit d'un don que Dieu fait à celui qui aide l'autre (n. 35), ou encore la manière dont la souffrance et l'impuissance ou le silence apparents de Dieu à son égard provoquent une expression d'une foi qui, malgré tout, et parfois comme un cri, reste ferme "dans la certitude que Dieu est Père et qu'il nous aime" (n. 38).
Le texte s'achève par l'illustration de la charité active dans la vie de quelques saints, dont la Vierge Marie à laquelle s'adresse la prière terminale (n. 40-42).
Cette encyclique concerne-t-elle les chrétiens seulement ou tous nos contemporains ? Il faut ici distinguer entre ceux à qui elle est adressée et ceux qu'elle vise. Ses destinataires sont explicités dans son en-tête comme les chrétiens, énumérés selon leurs divers états de vie. Son sujet aussi est caractérisé comme l'amour chrétien. Pour autant, il ne s'agit pas d'un propos uniquement intérieur à l'Église : d'une part, sa pédagogie, de fond comme de forme, permet que des non-chrétiens et des non-croyants tirent un vrai bénéfice de sa lecture et, d'autre part, elle ne cesse de souligner que cet amour chrétien ne connaît pas de frontière et qu'il est dû à tout homme. Par là nous est dit aussi quelque chose de ce que "catholique" entend signifier.
*Le Fr. Luc-Thomas Somme op, est doyen de la Faculté de théologie de l'Institut catholique de Toulouse.
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