Source [Atlantico] Les dirigeants européens sont parvenus à un accord historique sur le plan de relance. Des concessions ont été accordées aux pays "frugaux". L'Europe qui se braque contre les frugaux confond la fin et les moyens. L’Europe a besoin de retrouver un souffle.
Atlantico.fr : Le plan de relance européen mis sur la table des négociations hier suffira-t-il à redonner un nouveau souffle à l’UE?
Christophe Bouillaud : Sans doute pas à lui seul. Surtout, au-delà des montants en jeu et de la finalisation du plan de relance, il est difficile de ne pas voir dans ce Conseil européen à rallonge une illustration des divisions qui traversent l’Union européenne à 27. Les « frugaux », pour ne pas dire les « radins », contre tous les autres, et une partie des anciens pays de l’Est contre tous les autres. Il me semble que c’est la première fois depuis le Conseil européen de Nice en décembre 2000 que les choses tirent en longueur à ce point. Cela traduit bien sûr l’importance des enjeux financiers autour de ce sommet.
A cause de cet étalage de divisions internes – comme d’habitude, si j’ose dire ! -, l’Union européenne ne sortira pas particulièrement renforcé de ce Conseil.
En même temps, si au final un accord est trouvé, les Européens auront commencé à avancer, certes à tous petits pas, vers cette « Union de transferts » comme disent les Allemands, c’est-à-dire un fédéralisme budgétaire, qui représente la suite logique de la monnaie unique. En reprenant le fil des événements depuis le mois de février 2020, force serait alors de constater une accélération vers ce fédéralisme budgétaire.
Julien Pillot : En l’état actuel, le plan de relance est ce que l’on pourrait qualifier de « condition nécessaire, mais non suffisante ». Il est absolument nécessaire pour amortir autant que possible le choc économique provoqué par la crise sanitaire. Au-delà, l’UE a besoin d’affirmer une présence visible, ce qui ne peut être envisagé sans grands plans d’investissement qui, disons-le, s’accordent mal avec la rigueur budgétaire imposée depuis des années à l’échelle européenne. A l’heure où la crise sanitaire menace de se doubler d’une crise économique de grande ampleur, l’Europe a moins besoin d’une technostructure normative et uniformisatrice que d’une institution qui à la fois protège, et qui concrétise une vision stratégique et un modèle européen. Or, l’Europe de la transition écologique, de la santé ou de l’excellence dans certains domaines industriels, cette Europe qui peut de nouveau faire naître un sentiment d’adhésion largement partagé au projet européen ne se fera pas sans grands projets fédérateurs. En cela, le plan de relance de 750Md€ (dont 390 Md€ sous forme de subventions) marquerait certes un tournant historique, mais serait loin d’être suffisant. Car les grands projets paneuropéens coûtent très chers. A titre d’exemple, l’OFCE a chiffré à quelque 1100 Md€ la réalisation de 20000km de voies ferrées supplémentaires permettant à un train ultra-rapide de relier les grandes capitales européennes. Une politique européenne de la santé, le financement de la transition écologique, et de réelles ambitions dans le numérique requièrent également des investissements colossaux et durables. Si l’Europe entend porter tous ces combats, sans compromis, elle devra faire bien plus… et entraîner tous les Etats membres.
De quels obstacles l’UE doit-elle s’affranchir pour retrouver un destin commun ?
Christophe Bouillaud : Déjà, il faut que cet accord soit acté, et qu’il ne soit pas trop en retrait des promesses de la veille et de l’avant-veille. Ensuite, il faut que les sommes ainsi débloquées soient employées au mieux. Le risque, comme dans toute dépense budgétée par l’Union européenne, c’est que l’obsession du contrôle formel, bureaucratique, de l’usage des sommes allouées à chacun noie complètement la vision stratégique et ralentisse aussi le tempo. Je crains ainsi que les conditionnalités finissent par rendre tout si compliqué qu’à la fin l’effet sur l’économie réelle des pays sera faible ou trop tardif.
Dans l’idéal, il faudrait qu’au-delà du soutien de la demande dans les pays les plus touchés par la crise, il y ait une action résolue sur les investissements vraiment urgents. Pour ne donner que cet exemple, l’Union européenne devrait tout faire pour en profiter pour se dégager de sa dépendance énergétique vis-à-vis de l’extérieur.
Surtout, en prenant une vue plus ample, il faudrait sortir de la concurrence entre Etats européens pour aller vraiment vers la concurrence de l’Europe vis-à-vis du reste du monde. En effet, l’une des raisons pour lesquelles l’intégration européenne est un projet en difficulté réside dans le choix dans les années 1980 de miser à fond sur les forces de la concurrence pour améliorer la compétitivité européenne, mais, en faisant cela, on a eu tendance à opposer les pays européens entre eux. Comment unir des gens alors même qu’on leur dit de se battre pour être le plus compétitif d’entre eux ?
L’illustration caricaturale de ce fait, c’est la concurrence fiscale entre pays européens, dont les Pays-Bas, le leader des « radins », ont été à juste titre accusé d’abuser ces jours-ci. L’autre illustration, c’est l’effet « plombier polonais » en matière industrielle ou « ramasseur de fraises roumain » en matière agricole. En faisant jouer à plein la concurrence interne, on a certes obtenu une meilleure allocation des facteurs de production, comme disent les économistes, et donc un surplus de croissance, mais on a fortement opposé les Européens entre eux.
Est-ce en effet un hasard si ce sont les groupes sociaux les plus soumis à la concurrence organisée par ce « grand Marché unique » (par exemple les agriculteurs ou les ouvriers) qui sont les plus dubitatifs ou hostiles à l’intégration européenne ? Il aurait mieux valu, avec le recul du temps, créer des occasions de coopération entre Européens ordinaires. Cela se fait certes, comme avec Airbus, toujours cité, mais à l’échelle de toute l’économie européenne et de toutes les sociétés européennes, ce genre d’exemples ne représente pas grand-chose. On pourrait faire une histoire alternative de l’Union européenne où, en 1985, on aurait créé par exemple « les Postes unies d’Europe » ou « les Chemins de fer unifiés continentaux » ou la « Caisse d’épargne de tous les Européens », c’est-à-dire des organisations, présentes partout sur les territoires, où des tas de gens auraient commencé à opérer dans une organisation continentale.
Quoi qu’il en soit, pour remettre un peu de récit positif dans l’intégration européenne, il me parait qu’il faut redonner aux Européens ordinaires la certitude qu’il vaut mieux être « en Europe » qu’ailleurs dans le monde. Pendant la division du monde en deux blocs, pendant la Guerre Froide, ce sentiment était un puissant facteur unificateur. Il faudrait retrouver quelque chose de semblable.
Julien Pillot : Nous venons de le voir, elle devra déjà contourner les blocages institutionnels et économiques. Pour cela, l’Europe doit nécessairement réfléchir à comment financer son action. Ainsi, la question économique ne se résume pas aux négociations autour du montant du plan de relance, mais doit également inclure la question du développement des ressources propres de l’Union Européenne. Faire reposer l’essentiel du budget européen sur les finances publiques des Etats membres, largement mises à mal par la crise sanitaire, et quelques ressources annexes (droits de douane et une partie de la TVA reversée par les Etats membres) semble de moins en moins soutenable, à plus forte raison depuis le Brexit. Réforme des Emission Trading Schemes (droits à polluer), instauration d’un dividende carbone (selon le modèle préconisé par le Nobel d’économie 2018, William Nordhaus), mise en place d’une taxe sur les transactions financières, création d’une « taxe GAFA » européenne… les pistes explorées sont nombreuses. Mais si la créativité ne manque pas, encore faut-il avoir la capacité de surpasser nos différends européens sur ces questions. Un destin commun peut-il raisonnablement s’écrire si les intérêts nationaux priment systématiquement sur les intérêts collectifs ? Comment imposer un rapport de force diplomatique et commercial aux grands blocs étrangers si nous offrons sempiternellement un spectacle de désunion sur des sujets pourtant majeurs ? Il faut absolument en finir avec la paralysie décisionnelle. Ce n’est qu’à ce prix que l’Europe pourra se donner une chance de faire face aux vents mortifères de la désintégration, du populisme et du nationalisme qui la rongent de l’intérieur.
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