Une nouvelle affaire de demande d'euthanasie a éclaté de l'autre côté des Alpes et pourrait bien remettre la pression sur le gouvernement italien, après le cas emblématique de Piergiorgio Welby. Ce dernier, on s'en souvient, souffrait de sclérose latérale amyotrophique.
Cette maladie neuro-dégénérative des cellules motrices du système nerveux central, évolue progressivement vers la mort en raison d'une insuffisance respiratoire due à l'affaiblissement des muscles contrôlant la respiration. Ne pouvant se suicider par lui-même, il avait requis d'un médecin, le docteur Mario Riccio, qu'il posât le geste fatal en débranchant le respirateur. C'était le 21 décembre 2006.
Un cas similaire envahit donc l'espace médiatique italien. Il s'agit de Giovanni Nuvoli, âgé de 53 ans et atteint de la même pathologie. Dans un testament rendu public au mois de janvier, il demande l'interruption de toute forme d'acharnement thérapeutique [1] par une suspension de son assistance respiratoire. La polémique enfle une fois de plus, d'autant qu'une grande confusion s'est installée dans les esprits remettant en question la signification des termes d'obstination déraisonnable et d'euthanasie. Le procureur de la ville de Sassari, saisi de l'affaire, vient de déclarer qu'"on ne peut pas contraindre un médecin, même indirectement, à accomplir un acte contre lequel sa conscience se rebelle [car] appuyer sur le bouton d'oxygénation, c'est comme appuyer sur la gâchette". Pourtant, du côté de ceux qui veulent faire évoluer la loi, de nombreuses voix s'élèvent de nouveau pour rappeler qu'on ne peut obliger un malade à subir un traitement dont le seul but est de le maintenir en vie contre sa volonté.
Comment démêler l'écheveau de ce nouveau cas, dramatique par la gravité de cette maladie extrêmement invalidante et par la difficulté de sa problématique éthique ? Comment y voir plus clair et discerner le bien moral que la situation requiert des soignants ? Puisque la mort est au bout de l'évolution inéluctable de cette pathologie, arrêter le respirateur n'est-il pas conforme à la déontologie médicale qui demande d'exclure tout acharnement à prolonger la vie ?
Soulager la souffrance
Il nous faut partir de la théorie bien connue du double effet exposée dans tous les manuels d'éthique médicale, et dont la paternité revient à saint Thomas d'Aquin. C'est ce raisonnement qui peut libérer soignants et malades de l'incertitude du sens à donner aux débats complexes qui surgissent régulièrement sur la fin de vie. Il est basé sur le fait que la conséquence prévisible et prévue d'un acte n'est pas nécessairement son effet voulu. Employer un moyen de défense peut avoir un effet direct, voulu et bon qui sera de protéger la vie d'un innocent et un effet indirect, non désiré et mauvais qui est le fait de tuer un agresseur injuste et criminel. Ainsi – exemple cité dans les manuels d'éthique américains – quand le général Eisenhower fit débarquer ses soldats sur les plages de Normandie, il savait qu'il envoyait nombre d'entre eux à une mort certaine, mais ce qu'il voulait était la libération de l'Europe de l'envahisseur nazi.
En ce qui concerne la pratique médicale, cette théorie s'applique très bien au traitement antalgique. Dans cette hypothèse, l'effet bon et premier délibérément recherché est de calmer la souffrance et l'effet second non voulu pour lui-même, mais prévu et accepté comme un risque est une précipitation possible du décès du malade, cet effet mauvais et indirect étant lui-même envisagé parce que le malade est en fin de vie. Cependant, des conditions de validité extrêmement précises doivent être remplies pour que la théorie du double effet soit utilisée à bon escient. Car, bien évidemment, tout acte qui a une conséquence mauvaise n'est pas rendu bon seulement parce que l'agent voulait faire le bien. Il faut cinq critères :- l'acte ne doit pas être mauvais en lui-même,
- l'effet indirect mauvais, même s'il est prévu, ne doit pas être voulu,
- l'effet indirect mauvais ne doit pas être utilisé comme moyen d'obtenir l'effet bon,
- le bienfait visé par l'effet bon voulu ne doit pas être pire ou plus nocif que l'effet mauvais prévu,
- il ne doit exister aucun autre acte permettant d'atteindre cet effet bon recherché, c'est-à-dire qu'on ne peut pas faire autrement.Le philosophe Nicolas Aumonier précise que lorsque nous appliquons ce raisonnement à l'analgésie, nous pouvons dire qu'elle est bonne en soi, par opposition à l'injection d'une substance létale, que la mort est prévue (sans exactitude), mais non voulue, que cette mort n'est pas le moyen d'obtenir l'absence de douleur, et qu'elle n'est pas pire que l'absence de douleur souhaitée, puisque la maladie y conduit de toute façon. Enfin, ne pas pouvoir agir différemment consiste ici à ne pas utiliser d'analgésiques dangereux s'il en existe d'inoffensifs. Vouloir le bien d'une personne n'implique donc à aucun moment de lui vouloir du mal. Soulager la douleur au risque de la mort ne relève pas de la même intention réelle qu'induire la mort pour supprimer cette douleur [2].
L'arrêt de la respiration artificielle n'est pas couvert par la doctrine du double effet
Sommes-nous dans ce cas de figure avec le cas de Giovanni Nuvoli ? Débrancher le respirateur est-il un moyen licite pour supprimer la souffrance morale qu'il ne veut plus supporter ?
Non, car l'effet indirect mauvais parfaitement prévisible, qui est ici la mort, est le moyen d'obtenir l'effet bon, qui est la suppression de cette souffrance morale. On comprend bien le glissement de sens : la mort, conséquence directe de la suspension de la respiration artificielle, est voulue comme l'instrument du bien recherché, à savoir la disparition de la souffrance liée à une vie dont on juge qu'elle est de faible qualité. Ce caractère intentionnel de la mort, fût-ce comme l'instrument d'un bien, est une raison suffisante pour conclure que l'acte est euthanasique. L'intention de laisser advenir une mort contre laquelle on pourrait lutter avec les chances d'un succès durable au plan du maintien de la vie, et donc ne pas vouloir l'empêcher alors qu'on le pourrait, rend le geste euthanasique.
Dans ce cas, l'arrêt du respirateur n'est pas couvert par la doctrine du double effet. Y consentir reviendrait à accomplir un acte de nature euthanasique. D'ailleurs, la respiration artificielle ne peut pas être ici qualifiée d'inutile ou disproportionnée puisqu'elle est au contraire très efficace pour soutenir la vie du malade. Nous ne sommes donc absolument pas dans le champ de l'acharnement thérapeutique. Le magistrat italien a d'ailleurs souligné avec justesse qu' on ne peut contraindre à provoquer l'insuffisance respiratoire celui qui la combat quotidiennement : ce n'est pas un hasard s'il s'appelle médecin réanimateur .
Ne nous laissons donc pas impressionnés par la manipulation des arguments et des termes. Ce n'est pas le traitement qui est disproportionné. Mais c'est la vie du malade qui, pour le lobby pro-euthanasie, apparaît comme "disproportionnée" et "inutile" en raison de sa faible "qualité". Le bioéthicien Hubert Doucet ne peut que le constater : Cette position se fonde sur la reconnaissance que dans ce cas, la mort est meilleure que la vie. Elle porte en soi une dynamique de discrimination et d'euthanasie. Si la condition physique délabrée est à l'origine de la prise de décision, n'est-ce pas de la discrimination ? Si cette personne est privée [d'oxygène] parce que sa mort apparaît moins misérable que sa vie, c'est une forme directe d'euthanasie. Les conséquences sociales d'une telle position sont extrêmement inquiétantes. Dans ce cas, il n'y a pas de différence entre tuer et laisser mourir quelqu'un.
Ce discours est aussi celui de l'Église qui ne craint pas de développer une réflexion éthique rigoureuse sur ce douloureux sujet. Elle le fait avec d'autant plus de conviction qu'elle ne se lasse pas de développer l'assistance physique et spirituelle envers les malades incurables ou en phase terminale. C'était la réponse de Benoît XVI dimanche dernier, lors de la Journée mondiale des malades : Il est nécessaire de soutenir le développement des soins palliatifs qui offrent une assistance intégrale et fournissent aux malades incurables le soutien humain et l'accompagnement spirituel dont ils ont fortement besoin [3].
*Pierre-Olivier Arduin est responsable de la formation bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon.
[1] Zenit, mercredi 14 février 2007.
[2] Conseil de l'Europe, L'euthanasie, Évaluation des arguments en présence, vol.I, Editions du Conseil de l'Europe, Paris, 2004.
[3] Angélus du 11 février 2007, fête de Notre-Dame de Lourdes.
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