Comment un an de pouvoir a suffi pour décrédibiliser les Frères musulmans aux yeux de la grande majorité des Égyptiens. Les gouvernements occidentaux seront-ils les derniers à croire à la démocratie illusoire de l’islam politique ? Les chrétiens continuent de payer le prix fort de cet aveuglement coupable.
APRES LES EVENEMENTS dramatiques de ces derniers jours en Égypte, une mise au point très instructive du directeur de l’Institut dominicain d’études orientales du Caire (l’IDEO, centre de recherches sur le monde arabo-musulman fondé en 1953), le père Jean-Jacques Pérennès, a été publiée dans La Croix du 22 août. Ces propos d’un expert très compétent de la situation au Moyen-Orient ont le mérite de la clarté. Selon lui, le peuple égyptien « soutient massivement la lutte en cours contre l’extrémisme des Frères musulmans », qui « sont aujourd’hui démasqués ». Après avoir « accédé au pouvoir en tentant de rassurer tout le monde sur leurs intentions », ils ont habilement profité de l’ouverture démocratique du printemps 2011 qui leur a permis de constituer leur parti politique, le parti Liberté et Justice.
Le directeur de l’IDEO constate que Mohamed Morsi « s’est comporté de manière sectaire : non comme le président de tous les Égyptiens mais comme la courroie de transmission de la Confrérie des Frères musulmans devenue, sous des apparences d’une démocratie formelle, le véritable centre du pouvoir politique ». Mais les citoyens d’Égypte « l’ont vite compris, à commencer par beaucoup de ceux qui avaient voté pour eux »… Les Frères musulmans « n’ont offert à une population dont 40% sont au-dessous du seuil de pauvreté qu’un discours politico-religieux », alors qu’elle attendait « du travail » et « plus de justice sociale ». Et « un an de pouvoir a suffi pour décrédibiliser les Frères musulmans aux yeux de la grande majorité des Égyptiens ».
« Un immense mouvement populaire de protestation » contre l’islam politique
Ainsi, considère le directeur de l’IDEO, « la destitution de Mohamed Morsi a été le résultat d’un immense mouvement populaire de protestation qui a mobilisé des millions d’Égyptiens, toutes classes d’âge, de confession et de statut social confondus ». Une mobilisation « beaucoup plus large que celle qui avait renversé Moubarak deux ans et demi plus tôt ». D’après Jean-Jacques Pérennès, cela « conduit à penser qu’une grande majorité de musulmans égyptiens a compris, au bout seulement d’un an, qu’il fallait en finir avec l’islamisme politique ». Il y voit « une très bonne nouvelle », car elle laisse espérer « un coup de frein sinon un coup d’arrêt à l’islam politique qui empoisonne le destin du Moyen-Orient depuis des décennies ».
Le directeur de l’IDEO apporte une autre « clarification » à propos de l’appel lancé par les dirigeants de la confrérie des Frères musulmans à leurs partisans à « résister jusqu’aux martyre » au moment de la destitution de Mohamed Morsi : « immense responsabilité lorsqu’on sait les résonances de cette formule dans l’inconscient musulman : djihad, paradis promis, etc. ». Le père Pérennès rappelle que le pouvoir intérimaire « leur a pourtant proposé de revenir dans le jeu politique où il est légitime qu’ils aient une place, car ils ont une vraie base populaire ». Il évoque aussi les tentatives de médiation menées par l’Union européenne et les États-Unis. Mais « tout cela n’a servi à rien », du fait de la « logique jusqu’au-boutiste » des dirigeants de la Confrérie, « dont la responsabilité est grande dans le bain de sang qui a suivi ».
Dernier point, et pas le moindre : quant aux « propos lénifiants tenus ces derniers mois par les Frères musulmans pour rassurer les chrétiens égyptiens », on voit aujourd’hui ce qu’il peut en être, avec l’effet des « discours de haine prononcés trop souvent dans les mosquées et les milieux islamistes » : parmi la communauté chrétienne copte, des dizaines d’églises, deux monastères et un orphelinat incendiés, et des religieuses « tabassées alors qu’elles ont passé leur vie à servir les pauvres ».
Le père Jean-Jacques Pérennès considère que l’Occident « porte une grave responsabilité en se contentant de condamner unilatéralement la répression en cours, alors que tout le monde s’est tu lorsque Mohamed Morsi s’est arrogé les pleins pouvoirs, a fait passer en force une Constitution destinée à jeter les bases d’un État islamique au terme d’une mascarade d’assemblée constituante ».
Selon le directeur de l’Institut dominicain d’études orientales, malgré le caractère tragique des derniers événements, l’Égypte « a l’avantage sur plusieurs autres pays du Moyen-Orient (Irak, Liban, Syrie) d’être un pays homogène, sans fracture régionale ou ethnico-religieuse ». Et « l’épisode dramatique » qui vient de survenir « sera peut-être considéré dans quelques années comme la première étape de l’invention par un peuple à majorité musulmane d’un avenir post-islamiste ».
Le Liban à nouveau entraîné dans la spirale de la violence en Syrie
En revanche, comme tous peuvent le constater, l’aggravation récente de la situation en Syrie et dans le Nord du Liban laisse craindre une déstabilisation croissante de cette partie du Moyen-Orient : le redoublement de violence meurtrière à Damas, avec l’utilisation probable par le régime de gaz toxiques contre des innocents, y compris des enfants, et le double attentat de Tripoli provoquant la mort de 45 personnes sur le territoire libanais sont évidemment de mauvais augure. Tripoli, où s’affrontent régulièrement adversaires et partisans du régime syrien de Bachar el-Assad, c’est-à-dire sunnites (apparentés aux Frères musulmans…) contre alliés des Alaouites (rangés dans le même camp que le Hezbollah chiite qui comme l’Iran soutient le régime alaouite d’Assad…).
Le malheureux Liban est à nouveau entraîné dans la spirale de violence qui ne cesse de se déchaîner en Syrie. En outre, des diplomates occidentaux craignent des possibilités d’embrasement de cette zone géographique au-delà même des frontières de ces deux pays.
Dans ce contexte de violence aveugle, les innocents continuent à payer le prix fort, celui du sang et des larmes. Et parmi eux, des chrétiens, tant en Égypte qu’en Syrie même, où beaucoup cherchent leur salut dans l’exil, en particulier au Liban. Mais cette terre d’accueil déstabilisée depuis 1975, et qui croule sous le poids des réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie voici deux ans, se trouve à nouveau davantage menacée… Jusqu’à quels résultats va déboucher cette affreuse fuite en avant de l’angoisse et de la haine ? Dans ce contexte, un « avenir post-islamiste » serait en effet une très bonne nouvelle. Mais quand ? Après quelles nouvelles épreuves ? Et qui paiera encore le prix de l’aveuglement récurrent de l’Occident devant les fanatismes ?
D. L.
Photo :RFI
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