Ce qu'il est convenu d'appeler l'affaire de Recife n'en finit pas de susciter des remous au sein des organismes catholiques qui se consacrent à la protection de la vie de l'enfant à naître. De nombreux esprits sont troublés en raison de jugements moraux approximatifs portés sur ce drame, d'autant que certaines de ces prises de position, notamment en France, ont pu être émises par des personnalités en vue, laïques ou ecclésiastiques, ce qui n'a fait qu'accroître la confusion. Proposition d'une lecture éthique pour apaiser les consciences.
Les faits
Rappelons quelques faits précis qui serviront notre réflexion, sans toutefois entrer dans les méandres de l'affaire. Une fillette brésilienne, violée à plusieurs reprises par le compagnon de sa mère, s'est retrouvée enceinte de jumeaux à l'âge de neuf ans, cette puberté précoce ayant été en partie induite par les violences sexuelles dont elle fut victime. Pendant plusieurs semaines, cette triste histoire fut la proie d'une bataille idéologique d'une rare violence – le Brésil débattant d'une éventuelle dépénalisation de l'avortement sous l'impulsion du président Lula – jusqu'à l'épilogue dramatique que tout le monde connaît : la petite fille est finalement hospitalisée loin de chez elle dans un établissement sanitaire de Recife pour y subir le 4 mars dernier un double avortement.
Les deux principales raisons invoquées pour justifier cette décision sont, d'une part, le contexte de cette grossesse gémellaire issue d'un viol odieux et, d'autre part, le jeune âge de la victime dont la gestation serait susceptible, nous dit-on, de mettre sa vie en danger.
Les médias donneront rapidement une ampleur mondiale à ce cas dramatique devenu l'emblème d'un droit universel à l'avortement dit thérapeutique. Au petit jeu pervers du pompier pyromane, ils exploiteront par la suite les discordances et les failles dans les discours tenus par des personnalités catholiques pour clouer au pilori ceux qui s'arc-boutent sur des principes dogmatiques – le magistère de l'Église catholique étant bien évidemment dans le collimateur – au mépris de la plus élémentaire compassion. Déclenchant par voie de conséquence les foudres de l'opinion publique mondiale à l'encontre de ceux qui osent remettre en question le choix des médecins.
L'avortement thérapeutique est-il licite ?
La controverse va s'importer au sein même des milieux pro-vie semant le trouble quant à l'appréciation morale à porter sur l'éventuelle licéité d'un avortement médical dans de pareils cas. La confusion est grande depuis que certaines voix catholiques ont semblé justifier a posteriori l'acte pratiqué par les médecins brésiliens. À situation exceptionnelle, décision exceptionnelle, l'âge précoce de la fillette faisant vaciller les convictions les plus assurées. La poursuite d'une fin bonne – la santé d'une petite fille qui a subi en outre des atteintes atroces à son innocence – motiverait dans ce cas l'avortement des deux jumeaux qu'elle portait et blanchirait les praticiens qui l'ont exécuté. À tel point que les lobbies pro-avortement estiment qu'une partie de l'Église a enfin accepté l'avortement thérapeutique pour protéger la vie d'une mère en danger du fait de sa grossesse.
Pour avaliser cette conclusion fut convoqué un grand principe de la philosophie morale : la théorie du double effet. Celle-ci met en œuvre un raisonnement issu de la casuistique du XIIIe siècle dont l'exposé classique se trouve dans la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin (1228-1274) à propos du caractère licite de l'homicide en état de légitime défense :
Rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas. Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure accidentel à l'acte. Ainsi, l'action de se défendre peut entraîner un double effet : l'un est la conservation de sa vie, l'autre la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite si l'on ne vise qu'à protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans l'existence autant qu'il le peut [...]. Et il n'est pas nécessaire au salut que l'on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l'autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu'à celle d'autrui [1] .
L'argumentation classique du double effet est basé sur le fait que la conséquence prévisible et prévue d'un acte n'est pas nécessairement son effet voulu. Employer un moyen de défense peut avoir un effet direct, voulu et bon qui sera de protéger la vie de la personne et un effet indirect, non désiré et mauvais qui est le fait de tuer l'agresseur. La théorie du double effet est bien connue des soignants lorsqu'ils sont confrontés à l'expression d'une douleur réfractaire chez un malade. Dans l'hypothèse d'un traitement analgésique, l'effet bon et premier délibérément recherché est de calmer la souffrance et l'effet second non voulu pour lui-même mais prévu et accepté comme un risque est une précipitation possible du décès du malade, cet effet mauvais et indirect étant lui-même envisagé parce que la personne est en fin de vie. Jean Leonetti a inscrit ce raisonnement moral dans la loi qui porte son nom faisant de la France le seul pays au monde à avoir transposé la réflexion du docteur angélique dans sa législation. Cela lui fut d'ailleurs vertement reproché par les partisans de l'euthanasie qui l'accusèrent à l'époque de faire le jeu des cardinaux !
Dans le cas qui nous intéresse, ceux qui applaudissent la décision des médecins brésiliens présument que ces derniers ont avant tout voulu sauver la fillette dont la vie était en danger (effet bon voulu) en recourant à un avortement non souhaité en lui-même (effet secondaire mauvais). Cette justification, aussi séduisante soit-elle au premier abord, est tout simplement fausse.
La licéité du double-effet
En effet, il existe des conditions de validité extrêmement précises qui doivent être remplies pour que la théorie du double effet soit utilisée à bon escient. Car, bien évidemment, tout acte qui a une conséquence mauvaise n'est pas rendu obligatoirement bon seulement parce que l'agent voulait faire le bien. Il faut y mettre au moins quatre critères, qui ont d'ailleurs été rappelés noir sur blanc par la Société de réanimation de langue française dans le cadre du maniement de l'analgésie et de la sédation en fin de vie :
- l'acte ne doit pas être mauvais en lui-même ;
- l'effet indirect mauvais, même s'il est prévu, ne doit pas être voulu ;
- l'effet indirect mauvais ne doit pas être utilisé comme moyen d'obtenir l'effet bon ;
- il ne doit exister aucun autre acte permettant d'atteindre cet effet bon recherché, c'est-à-dire qu'on ne peut pas faire autrement.
Si nous restons dans le domaine des traitements anti-douleurs, on peut dire que l'analgésie n'est pas mauvaise en soi, par opposition à l'injection délibérément euthanasique d'une substance létale, que l'accélération de la mort est prévue (sans exactitude), mais non voulue, et que cette mort n'est pas le moyen d'obtenir l'absence de douleur.
Dans l'affaire du Brésil, ces critères rigoureux sont totalement bafoués : l'avortement est mauvais en lui-même puisqu'il supprime la vie des deux jumeaux innocents, il est voulu pour lui-même et non simplement prévu et il est le moyen d'obtenir l'effet bon, ici sauver la vie de la fillette. Les médecins ont d'ailleurs revendiqué leur geste, et donc révélé clairement leur intention, en déclarant à la presse brésilienne qu'ils militaient pour la légalisation de l'avortement dans leur pays.
L'avortement ne peut jamais être voulu
En l'espèce, s'appuyer sur la théorie du double effet est une forfaiture qui obscurcit les consciences. L'argument du double effet ne peut s'appliquer que lorsque l'avortement est la conséquence secondaire d'un acte en lui-même non abortif. La Charte des personnels de la santé promulguée par le Conseil pontifical pour la pastorale des services de santé en 1995 l'explique remarquablement au n. 142 :
Quand l'avortement s'ensuit, comme conséquence prévue, mais non convenue et non voulue, simplement tolérée, d'un acte thérapeutique inévitable pour la santé de la mère, celui-ci est moralement légitime.
L'exemple le plus connu pour l'illustrer est celui du docteur italien Jeanne Beretta Molla, maintenant inscrite sur l'album des saints, atteinte d'un volumineux fibrome utérin pendant sa quatrième grossesse mettant irrémédiablement son existence en danger. Réséquer la tumeur l'aurait sauvée mais aurait eu pour conséquence indirecte de tuer l'enfant. À rebours de ce qui est souvent proféré pour la discréditer, l'Église n'obligeait en aucun cas la jeune femme à mourir en couche. Choisissant de donner la vie à l'enfant qu'elle portait, elle a sacrifié la sienne de manière héroïque, succombant finalement sous les assauts d'une hémorragie cataclysmique.
L'avortement voulu directement, qui ne relève pas de la même analyse morale, n'est en revanche jamais licite. Il est vrai, ajoutent les rédacteurs de la Charte des personnels de la santé, qu'en certains cas, en refusant l'avortement, on porte préjudice à des biens importants qu'il est normal de vouloir sauvegarder (n. 141). Et de citer en premier lieu la santé de la mère . Pour autant, rappellent-ils, ce fait ne peut octroyer objectivement le droit de disposer de la vie d'autrui, même en sa phase initiale .
Cet avis est conforme à la tradition morale occidentale telle que Pie XII l'a explicitée dans un discours demeuré célèbre à l'Union catholique italienne des sages-femmes :
Il n'y a aucun homme, aucune autorité humaine, aucune science, aucune indication médicale, eugénique, sociale, économique, morale qui puisse donner un titre juridique valable pour disposer directement et délibérément d'une innocente vie humaine, c'est-à-dire pour en disposer en vue de sa destruction envisagée soit comme but, soit comme moyen d'obtenir un but qui peut-être en soi n'est pas du tout illégitime. Ainsi par exemple sauver la vie d'une mère est une très noble fin ; mais la suppression directe de l'enfant comme moyen d'obtenir cette fin n'est pas permise (29 octobre 1951).
Doctrine confirmée solennellement par Jean-Paul II dans Evangelium vitae au nn. 58 et 62.
Faudra-t-il donc en rester là et camper sur le principe de l'interdit de l'avortement sans rien ajouter de plus ?
L'interdit protecteur
La réflexion morale développée par l'Église sur ces questions fait du critère irréfragable de respect du droit à la vie un principe d'action dynamique. Le respect de la vie humaine à naître comprend ainsi deux postulats objectifs : l'un qui est négatif, celui de l'interdit de l'avortement délibéré et direct, l'autre qui est positif, celui de l'obligation de rechercher en vérité les meilleurs moyens pour y satisfaire. L'interdit est dès lors protecteur en donnant l'occasion à des hommes sages et prudents au sens aristotélicien fort du terme de déployer un agir vertueux.
Rappelons-nous le quatrième critère qui nous permet de penser le double effet dans toute sa complexité : il ne doit exister aucun moyen de faire autrement. Dans l'affaire de Recife, n'y avait-il donc pas la place pour envisager une autre solution éthique, celle qui aurait été respectueuse des trois vies innocentes en jeu dans cette histoire ? Les deux jumeaux ne pouvaient-ils pas bénéficié des moyens les plus en pointe de la médecine, ceci afin de protéger leur vie, tout comme celle de leur maman de neuf ans ?
Dans le cas de Recife
Au moment où éclate l'affaire, l'état de santé de la fillette enceinte de quatre mois n'est pas inquiétant aux dires des premiers médecins en charge du dossier. On aurait très bien pu lui offrir un accompagnement médical et gynécologique compétent pour suivre efficacement sa physiologie, surveiller sa grossesse, préparer au mieux la maturité pulmonaire des deux jumeaux jusqu'à ce qu'une équipe pluridisciplinaire juge que leur viabilité autorise une extraction par césarienne. Même dans l'éventualité où sa santé aurait été compromise sur le plan métabolique ou organique, on aurait pu procéder à l'extraction méticuleuse des deux enfants, lesquels auraient été pris en charge avec la sollicitude soignante adéquate (notamment par des soins palliatifs de qualité mêmes courts dans le temps) jusqu'à la mort sans qu'il ne soit à aucun moment nécessaire d'attenter directement à leur vie. Leur décès aurait été le fait des choses mais non des hommes selon l'expression employée parfois par les bioéthiciens. Ils auraient pu dans tous les cas être baptisés comme semblait le souhaiter la famille.
Sauver les trois vies sans opérer de discrimination entre elles, c'est exactement ce qu'a tenté de faire l'archevêque de Recife, Mgr Jose Cardoso Sobrinho, qui a depuis reçu le prestigieux prix Cardinal Von-Galen attribué par le puissant mouvement pro-vie Human Life International en reconnaissance de son attitude héroïque dans l'accomplissement de son ministère épiscopal, pour la défense de la vie humaine, en affrontant l'hostilité de tous ceux qui font la promotion de la culture de mort [2].
On retiendra de cette affaire que vouloir le bien n'implique à aucun moment de choisir le mal, le principe de sauvegarde de la vie humaine pouvant être appréhendé de manière suffisamment dynamique et intelligente pour que l'antique vertu de prudence ou sagesse pratique parvienne à l'incarner concrètement dans les situations les plus douloureuses et les plus complexes. Il faut pour cela consentir, à plusieurs bien souvent, à un inlassable travail moral qui nous tiendra jusqu'au bout à la hauteur de notre humanité.
[1] Thomas d'Aquin, Summa theologiae, IIa, IIae, Q.64, a.7.
[2] http://www.hli.org/files/June%20SR%20294.pdf.
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