Après la vague de froid qui a traversé la France en ce début d'hiver, le député-maire d'Asnières Manuel Aeschlimann (UMP) a fait part de son intention de déposer une proposition de loi visant " à permettre aux maires ou à toute autre autorité publique de conduire d'autorité vers les centres d'hébergement les personnes sans domicile fixe (SDF) qui mettent en danger leur vie ou leur santé mentale ".
L'élu va ainsi dans le sens des mesures prises par le préfet de police de Paris Jean-Paul Proust durant ces quelques jours de grand froid. Or celles-ci avaient suscité de vigoureuses réserves : certaines associations ainsi que Dominique Versini, secrétaire d'État à la Lutte contre l'exclusion et ancienne du Samu social, s'étaient élevées contre ces " secours forcés " qui ne leur semblaient pas respecter la liberté des individus.
On notera qu'une fois de plus, les SDF n'intéressent les médias, la classe politique et l'opinion publique qu'au moment où ils risquent de nous quitter définitivement, comme si la radicalité irréversible de la mort biologique réveillait en nous leur condition de mort sociale et psychique. La société avoue-t-elle ainsi son refus d'aller jusqu'au bout des principes qui l'animent habituellement ? Ne veut-elle pas reconnaître de manière trop choquante son incapacité à " inclure " ou à réintégrer des individus qu'elle a mis auparavant sur la touche ?
En bref, ces exclus ne doivent pas l'être trop, afin de ne pas traumatiser la bonne conscience sociale entourant les fêtes de fin d'année. Cela dit, un tel argument a un défaut : la société serait-elle douée d'une " conscience " dont le rôle serait de veiller sur ses poussins, utile moyen psychologique pour finalement se dédouaner chacun, moi le premier ? " La société n'a qu'à faire ceci, la société n'a qu'à faire cela ", puisque ultimement c'est bien elle qui est responsable de cette exclusion dont souffrent certains de ses (anciens) membres.
En France, le mot société est, en général, remplacé par le mot État auquel on adjoint parfois, mais de moins en moins, le mot Providence. Telle est la fonction qui est assumée (logiquement) par le préfet de police de Paris lorsqu'il ordonne de sauver d'autorité des SDF contre leurs propres abandons. Il parle de suicide et de nécessité d'assistance à personnes en danger.
Dans la tradition politique qui est la nôtre, celle de Hobbes et de Rousseau, l'état social se distingue de l'état de nature : dans celui-ci chaque individu pourvoit par lui-même à sa survie, alors que dans celui-là il délègue à l'État la charge de le protéger. Cela fonde à la fois les lois, la police et la justice, mais aussi (naguère) la peine de mort et le service militaire, c'est-à-dire le réseau complexe des droits et des devoirs réciproques entre l'État et les citoyens. Dans une telle optique, le citoyen ne s'appartient plus totalement dans son corps, ce qui était au contraire le cas dans l'état de nature. Il ne peut donc pas attenter à sa propre vie, rompant par là le pacte social fondement de la vie civique, de même qu'il ne peut pas déserter ou détruire de la monnaie.
Un tel principe est alors valable contre l'euthanasie, ce qui apparaît aux promoteurs de celle-ci comme attentatoire à la liberté humaine. Or de même qu'il ne s'agit pas simplement de rappeler le principe pour emporter l'adhésion lorsque la réalité de la souffrance devient insupportable, de même il ne s'agit pas seulement d'emporter de force des SDF dans des centres d'hébergement lorsque le refus de certains d'entre eux nous dit quelque chose à entendre. Pour une raison évidente : celui qui veut s'échapper parce qu'il refuse ces lieux de vols, de contagion et d'objectivation de sa propre misère arrivera toujours à sortir. Quelqu'un qui veut en finir parce que la vie lui apparaît comme pire que la mort ne pourra être indéfiniment rattaché d'" autorité " à la vie. C'est donc à lui rendre la vie plus attirante ou en tout cas plus supportable qu'il faudra s'atteler. Face à une demande d'euthanasie, seule une mise en œuvre résolue et patiente des soins palliatifs pourra identifier la profondeur et la nature de l'appel ainsi proféré.
Ce n'est donc pas l'opposition entre deux principes : celui de l'autorité de l'État républicain ou celui du respect de la liberté individuelle, qui peut éclairer l'action concrète vis-à-vis de ceux qui souffrent dans la rue de froid mais aussi de faim, de solitude, dans leur corps mais aussi dans leur tête et dans leur cœur.
Il ne s'agit pas seulement de remplacer la contrainte par la persuasion, ce qui n'est déjà pas si mal, il s'agit de tisser des relations, mêmes précaires, entre les exclus et les inclus afin que pour ceux-là, la rupture ne soit pas telle que la mort soit finalement préférable à tout le reste.
Leur mort biologique est bien signe mais aussi effet d'une mort sociale, psychique et parfois spirituelle qui existait bien avant les grands froids. Saurons-nous inventer les soins palliatifs pour SDF ? En effet, faisons le deuil d'une guérison totale qui souvent est bien illusoire et révélatrice d'une lutte triomphaliste contre l'exclusion, à l'image de cet ancien Premier ministre qui voulait atteindre le niveau " zéro SDF " !
Face à certaines maladies incurables, il faut effectivement consentir à son impuissance et non pas, par dépit, abandonner l'autre à sa souffrance en l'aidant à se supprimer pour mieux supprimer celle-ci, ce qui est une manière de refuser les limites de la réalité humaine. Mais une telle impuissance n'est pas indifférence ; elle est bien plus exigeante, car elle demande d'inventer les moyens concrets pour maintenir la relation malgré et au travers de la souffrance, certain que cet accompagnement sera le lieu d'un dépouillement permettant la mise en commun du plus essentiel.
Il ne s'agira plus d'empêcher d'autorité le suicide d'un citoyen. Alors, abandon des missions de l'État au profit d'une charité privée ? Déresponsabilisation du politique au profit des initiatives individuelles ? Peut-être, mais surtout ajustement des moyens les plus pertinents pour atteindre la véritable fin !
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