Un arrêté du 20 octobre 2006 portant création du Conseil pour la diffusion de la culture économique (CODICE) est publié, mardi 7 novembre, au Journal officiel. Placé auprès du ministre de l'Économie, des finances et de l'industrie, créé pour une durée de deux années, renouvelable une fois, ce Conseil est chargé de conduire des études et des réflexions ainsi que de formuler des propositions d'actions afin de faire progresser la culture économique dans le public et de permettre une meilleure maîtrise des réalités comme des mécanismes économiques.
Que la France ait beaucoup à gagner d'une amélioration du niveau moyen de culture économique de ses citoyens, qui pourrait le contester ? Mais la culture économique est d'abord et avant tout un goût pour la vérité, une volonté de faire la vérité, dans cette dimension de l'activité humaine. Or Bercy est au centre des manœuvres de dissimulation de la réalité auxquelles se livrent, depuis longtemps hélas, les gouvernements successifs de la France. Accumuler les déficits, qu'est-ce sinon dissimuler aux Français le coût réel de leurs administrations publiques et de leur protection sociale ? Le rapport Pébereau, après le rapport Camdessus et bien d'autres, a montré à quel point la France est malade de ses finances, de sa gouvernance économique et financière, c'est-à-dire précisément de ce dont est en charge le ministère créateur du CODICE. Alors, quelle légitimité peut bien avoir un ministre français de l'Économie et des finances, en 2006, pour prendre une telle initiative ?
Mais le diable est encore davantage dans les détails que dans le déficit global. Prenons-en deux exemples parmi les centaines dont le métier d'économiste de la protection sociale amène à prendre connaissance.
La loi de finances pour 1994 transféra à l'État 110 milliards de francs de dette de la sécurité sociale envers la Caisse des dépôts (la CDC) ; l'État devint ainsi le créancier de la Sécurité sociale en remplacement de la CDC : simple opération financière, enregistrée comme telle par la comptabilité publique, c'est-à-dire que le versement de ces 110 MdF ne fut pas considéré comme une dépense à inscrire au budget de l'État, mais comme un prêt remboursable, portant intérêt au taux de 6,17 %, proche du taux alors payé par le Trésor pour ses emprunts obligataires. Prêtant d'un côté, empruntant de l'autre, l'État agissait comme un banquier, pas de problème a priori. Sauf qu'un banquier ne comptabilise pas en recette le remboursement des prêts qu'il a accordés, mais seulement les intérêts perçus. Le ministère des Finances, lui, ne s'embarrassa pas de ces principes faits, sans doute, pour le vulgum pecus : année après année, il inscrivit en recettes budgétaires les remboursements du principal réalisés, au nom de la Sécurité sociale, d'abord par le Fonds de solidarité vieillesse dit FSV (solidarité, brave manteau de Noé, comme tu es pratique pour dissimuler ce qui ne doit pas être vu par les enfants de la France !), puis par la CADES, la Caisse d'amortissement de la dette sociale.
Le dernier versement, 3 milliards d'euros, presque 20 milliards de francs, fut effectué en 2005 ; il correspondait pour plus de 95 % à du remboursement, et pour moins de 5 % au paiement d'intérêts, mais, cela arrangeant le ministre des finances, il fut, comme les précédents, entièrement comptabilisé en recettes. Au total, en onze ans, 110 milliards de francs (17 milliards d'euros), vinrent ainsi gonfler de manière fictive les recettes de l'État. Bel exercice de comptabilité créative, c'est-à-dire de falsification des comptes, effectué par les gouvernements (et tout particulièrement les ministres de l'Économie et des finances) successifs, quelle qu'ait été leur couleur politique. Et, à ma connaissance, aucun directeur du Trésor, aucun directeur de la comptabilité publique, aucun inspecteur ni contrôleur des finances, n'a démissionné pour dénoncer ce mensonge et refuser de s'y associer.
La Cour des comptes, elle, a fait son devoir. Dès l'origine de cette falsification, elle a sonné le tocsin : dans son Rapport sur l'exécution des lois de finances en vue du règlement du budget de l'exercice 1994, on lit (p. 204) que la reprise de la dette de la Sécurité sociale par l'État au 1er janvier 1994 a été considérée comme une opération de trésorerie. Pourtant, il a été prévu que les versements correspondants à venir du FSV (177 MdF) seront inscrits en totalité aux budgets. Aux 110 MdF de charges de trésorerie qui échappent au budget correspondraient alors 177 MdF de recettes budgétaires. Ensuite, la Cour a chaque année fait part de son étonnement – sans aucun succès.
Deuxième exemple : l'État s'est doté d'un arsenal juridique et réglementaire qui lui permet de verser le cinquième des rémunérations de ses fonctionnaires sans payer les charges sociales correspondantes. Autrement dit, il prive la Sécurité sociale de plus de ressources que ne le font tous les employeurs au noir du pays réunis ! Concrètement, les primes, heures supplémentaires et autres rémunérations annexes des fonctionnaires (au total, globalement, 20 % de leur rémunération) ne supportent ni cotisation maladie, ni cotisation famille. C'est légal : un récent arrêt du Conseil d'État a débouté une association qui contestait le décret exonérant ces rémunérations de cotisations famille. Mais quel exemple !
Plus encore que le scandale consistant pour le faiseur de lois à se concocter un régime de faveur, c'est la stupidité de la chose qui devrait retenir l'attention. Car l'État est amené à verser chaque année plusieurs dizaines de milliards d'euros pour le financement de la Sécurité sociale. Si bien que ce qu'il gagne en s'étant fabriqué une législation et une réglementation dérogatoires se retrouve au niveau des subventions ou abandons de recettes fiscales au profit de divers organismes sociaux. Cela ne sert donc à rien de se comporter à grande échelle comme un petit patron qui embauche quelques extras sans les déclarer : l'argent sort néanmoins des caisses, sous une autre rubrique. Mais c'est typique de l'espèce de cloisonnement cervical qui affecte Bercy : on réalise des économies sur un poste, fût-ce par des méthodes que la morale réprouve, sans se soucier de savoir si cela ne va pas induire ailleurs des dépenses (ou des pertes de recettes) égales ou supérieures. Quand Alain Lambert (sénateur UMP) et Didier Migaud (député socialiste), dans un rapport commun [1], dénoncent le fractionnement des dotations budgétaires qui continue à être pratiqué, en contradiction avec la formule des budgets opérationnels de programme maintenant théoriquement en vigueur, ils nous font toucher du doigt le même phénomène : à Bercy, de petits chefs, pour éviter la dérive des dépenses en serrant la vis, torpillent la politique de responsabilisation des gestionnaires destinée précisément à diminuer les coûts en améliorant la gestion.
Tel est le ministère qui crée un Conseil pour la diffusion de la culture économique. Il n'a même pas le sens du ridicule ! Pourtant, si ce Conseil propose de diffuser à Bercy les quelques éléments de culture économique, certes insuffisants, mais non négligeables, que l'on peut observer au sein de la population et des entreprises françaises, il sera utile. Mais s'il sert à diffuser dans le pays la culture anti-économique dont le ministère est un bastion, aïe !, aïe !, aïe !
*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3)
[1]
[1] Voir Les Echos du 3 novembre 2006.
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