Dom Guéranger, il y a un siècle, écrivait ceci, qui me fait rêver : "Montrez-vous à cette société tel que vous êtes au fond, catholique convaincu. Elle aura peur de vous peut-être quelques temps; mais, soyez-en sûr, elle vous reviendra.

Si vous la flattez en parlant son langage, vous l'amuserez un instant, puis elle vous oubliera; car vous ne lui aurez pas fait une impression sérieuse. Elle se sera reconnue en vous plus ou moins, et comme elle a peu de confiance en elle-même, elle n'en aura pas en vous d'avantage. Il y a une grâce attachée à la confession pleine et entière de la foi."(Dom Guéranger [1], le Sens chrétien de l'histoire, III, p. 31-32).

 

Je fais partie de cette génération qui a longtemps cru qu'il fallait des passerelles, des préalables, des explications pour permettre à nos contemporains de sympathiser avec la foi chrétienne. Je me suis, comme d'autres, scandalisé de l'allure hautaine de tels moines orthodoxes, écartant les touristes entrés dans leur chapelle, sans prendre même la peine d'expliquer ce que eux allaient y faire. Je ne dis pas que je leur donne raison, mais je constate qu'ils inspirent plus le respect avec leur hauteur légèrement méprisante que nous avec nos panneaux, nos parcours fléchés et notre bavardage. Il y a une façon de rejoindre les hommes, qui semble quêter leur approbation, qui prend trop appui sur ce qu'ils vivent par ailleurs, qui ne prend pas assez acte de la différence, du pas à franchir, de la conversion à opérer, pour provoquer jamais un retournement quelconque. Il ne s'agit pas de refuser la pédagogie, de parler un langage ésotérique, ni de se cacher derrière une cloche protectrice, mais il faut pouvoir faire sentir la différence, sans prétendre la réduire.

Habitudes

Les psychanalystes nous ont appris que le malade devait désirer sa guérison et même payer pour cela. Ce qui est en jeu dans la rencontre de nos contemporains, c'est la nécessité de sortir d'un monde de mots et d'explications, où l'on peut soutenir une chose ou une autre, et d'engager notre interlocuteur sur un chemin où il va falloir se mettre en mouvement et risquer quelque chose de soi-même. La conversion d'Alphonse de Ratisbonne [2] a été souvent racontée, sa soudaineté peut frapper, mais il ne faut pas oublier qu'elle fut d'abord préparée par un intense climat de prière, dans le petit groupe romain où se trouvait le marquis de Bussière, mais que surtout, au milieu des explications enthousiastes que lui prodiguaient ses amis, il y eut des gestes concrets qui lui furent demandés (porter une médaille miraculeuse, écrire de sa main une prière, etc.). L'incongruité de ces démarches l'a sans doute aidé à se rendre compte qu'il avait devant lui un autre univers auquel il n'avait pas accès jusque là. La Sainte Vierge a fait le reste.

Le rappel de telle exigence morale, l'insistance sur les conditions à remplir pour être en état de participer à la communion peut sembler à beaucoup de nature à décourager les jeunes et les éloigner définitivement de la fréquentation des sacrements. Je crois résolument le contraire. À laisser des concubinaires s'approcher de la sainte Table, à accepter l'invitation à déjeuner d'un couple de divorcés remariés [3], on éloigne encore plus la possibilité d'une parole vraie et libératrice et on prépare à coup sûr la désaffection d'une religion si peu sérieuse, si peu cohérente avec ses propres principes, où on préfère se taire et prendre un profil bas plutôt que de risquer de se couper des autres.

Le pire, ce sont les parents qui croient avoir assez fait en exprimant timidement leur désaccord sur certaines situations, mais qui ensuite continuent à fréquenter les leurs comme si de rien n'était. Le christianisme se perd alors dans un monde de discours, dans un parfum d'idéal, toutes choses qu'on écoute poliment, voire qu'on "respecte" (comme on respecte des habitudes d'un autre âge, délicieusement surannées), mais qui ne changent pas la vie — ni celle des parents, ni celle des enfants — car elles ne proposent aucune conversion, n'entraînent aucune sanction, ne modifient rien au quotidien.

Liturgie

La même remarque vaudrait des cérémonies de l'Église, auquel continuent de participer, au moins dans certaines circonstances, des personnes éloignées de sa vie liturgique habituelle. Les efforts désespérés faits pour s'adapter, pour confier un rôle, pour expliquer le moindre geste, etc. aboutissent au résultat exactement inverse de celui qu'on a cherché. Cette approche "conviviale", vaguement racoleuse, cette manière de bricoler chaque élément pour le faire cadrer avec l'idée qu'on se fait du public concerné ne peuvent que discréditer la grandeur des mystères qu'on célèbre. Au lieu d'une entrée dans les parvis du ciel, on a là une séance d'exhibition qui peut quelque fois être talentueuse, mais qui le plus souvent sombre dans le ridicule et le mauvais goût.

On peut pronostiquer en tout cas que, loin de donner envie d'en savoir plus, ce type de "célébrations" provoquera l'éloignement encore plus complet de la pratique sacramentelle. Il est frappant que les liturgies orthodoxes, peu portées aux concessions à l'air du temps, ou les offices monastiques ont souvent plus de prestige aux yeux des incroyants que nos liturgies "rénovées".

La parole nécessaire

Mais je ne voudrais pas m'en tenir là, car on n'a fait que la moitié du chemin quand on a marqué la différence. Souligner la marche à monter, indiquer la transcendance est une chose, mais rapprocher les hommes de Dieu en est une autre. Nous pouvons continuer à nous conforter dans la perspective de ce que nous avons reçu et élever des murs autour du sacré, le monde n'en poursuivra pas moins son cours et nos contemporains continueront de chercher désespérément la lumière que nous tenons dans nos mains. Nous avons compris qu'il ne sert à rien de déserter nos sacristies et de brader ce qui s'y trouve encore, mais, si nous y restons tout le temps, il n'y aura personne pour franchir la porte de nos églises et profiter des richesse du culte, sauf miracle toujours possible, mais que Dieu ne multiplie pas à l'infini. La parole, une fois écartée l'illusion de remplacer le mystère ou de le vulgariser, est plus nécessaire que jamais. C'est elle qui peut faire désirer l'opération au malade en lui présentant la guérison comme quelque chose de possible et d'enviable. C'est elle qui peut rendre un sens aux démarches que l'incroyant ne connaît même plus ou qui lui paraissent si étranges, si improbables, qu'il n'imagine pas de pouvoir les faire.

Et cette parole devra se faire geste, comme dans l'Évangile, proximité retrouvée avec la souffrance, la pauvreté des vies et des cœurs, elle devra amener nos vies à s'excentrer pour y inclure l'incroyant, le mal-croyant, le plus-assez-croyant. C'est tout cela qu'il s'agit de faire, mais c'est une autre histoire...

*Le père Michel Gitton est recteur de la collégiale Saint-Quiriace de Provins.

Photo : Dom Guéranger, d'après le lavis de Gaillard (1874), abbaye de Solesmes

[1] Dom Prosper Guéranger (1805-1875), restaurateur de l'ordre bénédictin en France, fondateur de la congrégation de Solesmes, auteur de l'Année liturgique, à l'origine de l'unification de la liturgie en France autour du Missel romain. Mgr Jacques Faivre, évêque du Mans, a ouvert son procès diocésain de béatification en décembre 2005 (Ndlr).

[2] Alphonse Ratisbonne (1820-1884), juif converti à Rome en 1842. Entrant dans une église où il accompagne un ami, la Vierge Marie lui apparaît (Ndlr).

[3]On ne parle ici que des ex-fidèles de l'Église, pas des païens qui ne savent rien ou presque de la Loi de Dieu.

? D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage

?