Tout est question d'accent et il faut savoir de quel côté mettre l'insistance. Pendant des siècles, les chrétiens suivaient un programme pénitentiel particulièrement lourd : abstinence de viande et de tout produit animal (y compris les œufs) pendant les quarante-six jours du carême (quarante plus les dimanches), jeûnes fréquents (accompagnés d'abstinence sexuelle), pour préparer les fêtes (c'est ce qu'on appelait les vigiles), pendant les Quatre Temps , pendant l'Avent et bien sûr le carême.
À cela s'ajoutait la suppression des spectacles en certaines saisons, et bien d'autres choses encore. Nos frères d'Orient sont restés fidèles à un programme pénitentiel très impressionnant, qu'ils ne manquent pas de nous rappeler, comme le signe qu'eux sont restés dans l'esprit de l'Église primitive.
Même si beaucoup de ces observances avaient commencé à se relâcher en Occident depuis longtemps déjà, elles étaient encore assez sérieuses jusqu'à la guerre de 39-45. Nous avons hérité de tout un discours ecclésiastique qui visait à décomplexer les chrétiens d'alors parfois tentés de rigorisme et à leur éviter le scrupule devant la difficulté de tenir sans faute toutes les règles en vigueur. C'est de là que viennent toutes ces formules accommodantes, du genre le dimanche, ce n'est pas le carême , la loi positive n'oblige pas quand l'inconvénient est trop grand , la charité l'emporte sur le jeûne , etc.
Tout cela était parfaitement vrai. Mais en répétant aujourd'hui ces phrases et d'autres du même genre, nous ne voyons pas que la situation a complètement changé : le jeûne n'existe pratiquement plus ou est interprété de façon fantaisiste, l'abstinence de viande n'est obligatoire dans notre pays que sept vendredis dans l'année, plus personne n'ose parler de la continence pour les époux et tout le monde est convaincu que quand c'est trop difficile ou trop risqué devant notre entourage, on est bien sûr dispensé.
J'ai connu jadis un prêtre, assez âgé, il est vrai, qui consacrait toujours son sermon du premier dimanche de carême, à expliquer que, certes, c'était le carême, mais que, malgré tout, il ne fallait pas prendre une tête de carême , on devait savoir prendre les choses du bon côté. Je regardais les fidèles qui assistaient à ce prêche, et je ne voyais vraiment pas beaucoup de gens qui soient tentés de revêtir des habits de deuil et à se couvrir de cendre ; le risque de morosité était maigre, celui de passer complètement à côté de ce temps d'effort et de progrès me semblait bien plus réel.
Nous nous trompons tout simplement de cible. Là où il faudrait refonder la nécessité d'une pratique sérieuse de la pénitence, nous indiquons les voies pour y échapper. Devant la ruine d'un système qui n'était pas parfait, mais avait sa valeur éducative, nous continuons d'élargir encore plus les mailles du filet et d'expliquer que l'essentiel n'est pas là. Bien sûr qu'il n'est pas là. La seule chose qui plaît à Dieu, c'est la miséricorde et non le sacrifice, nous le savons tous. Mais nous ne sommes pas de purs esprits. On ne trouverait, je crois, aucun saint, de ceux dont on peut connaître le cheminement, chez qui la pénitence corporelle n'a pas été un moyen d'avancer. L'exemple du Christ et des apôtres devrait déjà nous suffire sur ce point.
Si nous voulons redonner à nos frères chrétiens l'estime de la pénitence, commençons par la pratiquer généreusement, nous-mêmes. Ne profitons pas de la première occasion pour nous en estimer dispensés. Fixons-nous un programme, en accord avec notre conseiller spirituel, et essayons de nous y tenir, et pas seulement pendant le carême, j'allais dire surtout, en dehors du carême. Si nous avons du mal et si nous ne réalisons pas tout à fait nos objectifs, n'en faisons pas un drame et repartons sur des bases plus réalistes, mais sans jamais renoncer.
Oser la pénitence, c'est aussi indécent aujourd'hui que jadis se promener tout nu. Mais, en renversant les nouveaux tabous de notre monde gavé et endormi, nous avons des chances de trouver la liberté.
*Le père Michel Gitton est recteur de la basilique Saint-Quiriace de Provins.
© Photo : Jusepe de Ribera (1591-1652), Saint Jérôme, 1643, Musée des Beaux-Arts, Lille.
■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage
■
- Éloge du formalisme
- Rome et les lefebvristes : s'éclairer mutuellement
- Carême : tristes lumières sur l'abandon de la p...
- Benoît XVI et la sainte communion : une invitat...
- Proposer la foi à nos frères musulmans
- L'heure de Vatican II
- La revue "Résurrection" fête ses cinquante ans
- Miséricorde ou tolérance
- Catholiques, faut-il s'adapter ?
- Deus caritas est : une bombe à retardement ?