COMME TOUS LES GEANTS de l'Histoire, Jean Paul II laisse à ses contemporains un héritage trop grand pour leurs besoins. Leurs descendants des décennies à venir s'en serviront à leur tour sans l'épuiser.
C'est plus tard, bien après nous, quand le trésor aura enfin été vidé, qu'un inventaire complet pourra être dressé. Les lignes qui suivent ne sont rien de plus qu'une visite rapide et limitée dans un champ immense : la pensée politique de Jean Paul II. Nous y entrerons par une porte étroite mais facile d'accès : la question des relations entre l'Église catholique et les États à notre époque.
Séparation de l'Église et de l'État
Sur le plan des principes, Jean Paul II n'a pas innové. Sa conception des rapports du catholicisme avec les affaires temporelles est celle de tous ses prédécesseurs depuis la chute de l'empire romain au Ve siècle. Il a repris ce qu'affirmait le pape Gélase dès 495 : " Il importe que le pouvoir spirituel se tienne éloigné des embûches du monde et que, combattant pour Dieu, il ne s'immisce pas dans les affaires séculières cependant qu'à son tour, le pouvoir séculier doit bien se garder de prendre la direction des affaires divines ; ainsi, chacun des deux restant modestement à sa place, au lieu de s'enorgueillir en accaparant pour soi toute l'autorité, l'un et l'autre s'occupera avec compétence des choses de son ressort. " Dans les temps modernes, Léon XIII s'est exprimé dans des termes presque semblables (1885). Il a insisté sur le caractère divin de la distinction entre " les deux glaives " : " Dieu, a-t-il dit, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances ; chacune d'elles est souveraine en son domaine. " Cette conception a été, si je puis dire, certifiée par le concile Vatican II (constitution Gaudium et Spes) en 1965. Jean Paul II s'est chargé de l'appliquer, dans les circonstances et les difficultés qui ont été celles de la fin du XXe siècle.
Son premier soin a été de ramener les clercs à leur mission spirituelle. Il leur a interdit toute ingérence dans le domaine temporel. On a oublié aujourd'hui son intransigeance avec les évêques et les prêtres qui siégeaient sur les bancs du centre et de la droite dans divers parlements. Il a réduit à l'état laïc les religieux qui croyaient accomplir une mission spirituelle en participant à des " gouvernements populaires " issus de l'extrême gauche. Il a été plus sévère encore avec les idées qu'avec les hommes. La théologie de la libération, mélange trouble de catholicisme et de marxisme, a été fermement condamnée, tout comme les thèses intégristes qui voulaient lier l'Église à une forme fixe de la société. Jean Paul II a tenu à ce que la religion qu'il représentait soit dégagée de tout reproche justifié de cléricalisme. Il est allé jusqu'à prendre ses distances avec l'absolu politique de notre époque, c'est-à-dire la démocratie. " Elle n'est qu'un système " a-t-il dit et répété. " Il n'est pas question de la canoniser. " Partout, il a soumis l'Église aux lois de l'État, quelle que fut la nature de ce dernier. Il a prêché le loyalisme à l'égard des pouvoirs persécuteurs de Chine ou du Vietnam. Il a montré, dans ses voyages, la même déférence, le même respect à tous les chefs d'État, y compris ceux qui s'appelaient Jaruzelski ou Duvalier. Tant de modération, tant d'accommodement ont déconcerté certains catholiques. On en sait qui rêvaient d'une excommunication des juntes militaires et des dictateurs corrompus d'Amérique du Sud. Ah ! si le pape se décidait à user de son immense crédit populaire pour tirer le tapis sous leurs pieds, quelle libération humaine s'ensuivrait ! Mais Jean Paul II a refusé d'aller sur ce terrain. Sa mission était spirituelle, rien que spirituelle. S'il s'est distingué de ses prédécesseurs, c'est seulement par la rigueur qu'il a mise à séparer les affaires de Dieu de celles de César.
La contrepartie de son respect pour l'ordre politique établi, ce fut le respect réciproque qu'il exigea pour les droits de l'Église. La liberté religieuse fut la première revendication qu'il a présentée à tous les gouvernements, le préalable qu'il a posé à tout accord. Sur le plan des principes, il n'a pas non plus innové : la liberté religieuse n'a jamais signifié pour lui la licence donnée par l'État à une prolifération des croyances les plus diverses. Elle veut simplement dire, comme l'avait rappelé Pie IX dans son célèbre Syllabus (1864), que les lois ne peuvent forcer personne à agir contre sa conscience et qu'elles ne doivent mettre aucune entrave à la recherche de la vérité par chaque citoyen. Pour être sûr que ce droit serait respecté, il est allé lui-même l'exercer. À côté d'évêques effrayés de sa témérité, face à des foules immenses suspendues à ses paroles, il n'a pas hésité à rompre le silence oppressif qu'imposaient Jaruzelski ou Fidel Castro avec leur idéologie d'État. Il n'a pas toléré davantage les menaces mouvantes et subtiles que le gouvernement socialiste de François Mitterrand faisait peser sur la liberté de l'Église de France. L'avenir dira si le successeur de Jean Paul II sera capable de la tranquille audace qui a été la sienne. Elle a été trop exceptionnelle pour qu'on puisse en être certain. Au demeurant, elle n'a pas réussi à ouvrir toutes les portes. Les dirigeants de la Chine postcommuniste, ceux du Vietnam, les princes saoudiens s'obstinent encore à refuser à leurs peuples une vraie liberté religieuse.
Relations entre Église et État
Mais l'Église et l'État, même strictement séparés, ne peuvent s'ignorer. Chacun a beau mettre la meilleure volonté à respecter le domaine de l'autre, les causes de conflit et les raisons d'empiètements ne manquent jamais. Tantôt l'Église et l'État sont en concurrence pour la collecte de leurs ressources financières ; tantôt tous deux gèrent des réseaux rivaux d'écoles ou des systèmes antagonistes d'hôpitaux. Qu'on le veuille ou non, certains choix politiques ont une composante éthique ; les évêques ne peuvent pas s'en désintéresser. À l'opposé, les gouvernements savent bien que le peuple des croyants, si soumis qu'il leur soit, est comme citoyen d'un État étranger qui s'appelle le Vatican. La parole du Christ " rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu " a toujours été, depuis le Ve siècle, d'une application délicate et le terme de " séparation " est, aujourd'hui comme hier, sujet à de multiples difficultés pratiques d'interprétation.
Lorsque Jean Paul II a été élu pape, une partie influente des catholiques poussait à la séparation entre Église et État dans son sens le plus restrictif. Ils se réclamaient du concile Vatican II pour critiquer ce qu'ils appelaient " les vestiges du christianisme constantinien ". Au motif de libérer l'Évangile, de rompre avec des compromissions passées, de repousser des solidarités injustifiées, ils exigeaient que la séparation devînt rupture. Ils pensaient servir la puissance de la foi en enfouissant l'Église dans les profondeurs cachées de la société. Ils l'imaginaient plus agissante si Elle devenait invisible, à la manière d'un levain caché dans la pâte. De telles théories étaient compréhensibles dans les restrictions tragiques que l'État communiste infligeait aux chrétiens. La vogue qu'elles avaient chez les catholiques d'Occident ne venait pas de contraintes temporelles, mais d'une soif de renouvellement spirituel.
Une illustration de cet état d'esprit peut être trouvée chez le philosophe Maurice Clavel. Lorsqu'en 1974, le Parlement français autorisa l'avortement, il affirma " respirer enfin ". Les " pressions législatives " du cardinal archevêque de Paris lui étaient si " intolérables " qu'il n'hésita pas à le traiter de " canaille cléricale ". Il voulait le silence de l'Église " au nom même de saint Thomas d'Aquin selon qui les chrétiens ne sauraient imposer à personne leur morale ". Certains évêques se demandaient s'il ne convenait pas de désaffecter leurs cathédrales afin d'affranchir le catholicisme d'un culte trop public. Et des voix s'élevaient pour dénoncer la pompe choquante du Vatican et l'inutilité de son État. On citait en modèle l'humble maison du Phanar, à Constantinople, où le patriarche œcuménique de l'orthodoxie vivait et priait dans une quasi-solitude.
Les doctrines " d'enfouissement " ont des racines propres à l'esprit du XXe siècle. Mais elles sont, en définitive, la résurgence d'un courant très ancien qui, d'une époque à l'autre, s'est incarné dans des " spirituels ". Des hommes et des femmes, animés le plus souvent d'un haut idéal, contestent à l'Église les conditions de sa présence dans le monde. Ils s'en prennent à des abus réels : fastes mondains, fiscalité excessive, ingérence dans la politique. Ils ont parfois eu un rôle prophétique. Mais l'Église les a toujours désavoués. En exigeant, à la manière de Luther, que le pontife romain " se cantonne dans sa mission spirituelle ", laquelle " ne consiste qu'à prêcher et à absoudre " et qu'il " laisse l'empereur être franchement empereur ", ils restreignent dangereusement sa souveraineté religieuse. Pas plus que ses prédécesseurs, Jean Paul II n'a cédé à leurs appels.
Toujours, ce mouvement venu de l'intérieur de l'Église suscite et sert, sans le vouloir, la domination du pouvoir temporel. Il y a en ce dernier comme une sourde volonté de puissance, un instinct d'expansion qui le pousse à déborder le domaine qu'il a en partage. À notre époque, cette pulsion élémentaire est stimulée par des philosophies qui veulent, au nom de la liberté de l'homme, faire inscrire dans la loi, leur vision de la société et ramener le christianisme au rang de choix privé. Le marxisme prétendait chasser l'Église de la vie publique pour empêcher que les " hommes soient aliénés par ce regard en marge de l'État, qui pèse sur eux ". La démocratie libérale d'aujourd'hui en fait autant. Jean Paul II considérait que sa façon est plus oblique et insidieuse, mais elle vise le même but d'expulsion, toujours au nom de la séparation de l'Église et de l'État. Ses points principaux d'application s'appellent, disait-il, l'extermination légale des êtres humains pas encore nés, les unions homosexuelles comme forme alternative de famille, et l'euthanasie. L'abandon du champ public par les catholiques " spirituels " aboutit toujours au contraire de ce qu'ils imaginent. L'État envahit jusqu'au sanctuaire privé. Clavel rêvait de combattre le fléau de l'avortement en " militant avec les seules armes de l'évangélique persuasion ". La loi Neiertz a brutalement fermé cette porte. Elle a créé un " délit d'entrave " à l'IVG, passible de deux ans de prison. La loi Aubry a précisé que ce délit s'appliquait aux " pressions morales ". L'équilibre rompu entre les deux puissances conduit, par une logique implacable, à la domination totale de l'État et, derrière lui, à des idéologies hostiles à l'Église.
Jean Paul II s'est trouvé contraint de résister à un courant qui, alimenté par ces deux sources, semblait presque irrésistible. Sa réponse a été celle de la papauté depuis le Ve siècle. Il a rappelé sans jamais se lasser le droit de l'Église à une présence publique. " Elle n'est pas, (a-t-il dit après ses prédécesseurs) seulement un "corps mystique", mais aussi une réalité visible. Pour elle autant que pour l'État, la société est une tâche et un défi. Le salut universel s'accomplit dans le temps concret et par l'histoire des peuples. " Il s'est inquiété de la passivité des croyants, clercs et laïcs, face à l'effritement de leurs droits de citoyens. Il a averti les États qu'ils outrepassaient leur pouvoir légitime. Il a souligné que la laïcité ne signifiait pas exclusion de la religion, mais collaboration publique de la puissance temporelle et de la puissance spirituelle en vue de bien commun et de l'harmonie sociale.
On ne peut pas dire que les déclarations papales exprimées par les voies habituelles à ses prédécesseurs, aient eu beaucoup de succès. Ni les discours au corps diplomatique réuni au Vatican, ni les notes aux chancelleries, ni les concordats, ni les rencontres à huis clos avec les responsables politiques, n'ont arrêté la volonté de puissance des États. Le silence déférent avec lequel ils ont accueilli les admonestations pontificales, cachait mal leur indifférence. Les modes traditionnels de communication avec les épiscopats nationaux – visite des évêques ad limina, c'est-à-dire leurs voyages obligatoires à Rome, encycliques papales, lettres aux cardinaux – n'ont pas eu non plus un grand effet sur les clercs et les laïcs catholiques de tous pays. Une sorte de résignation, de crainte devant les opinions dominantes dans les démocraties, semblait opposer une inertie invincible aux messages de Jean Paul II.
Continuons d'illustrer ces considérations générales par l'exemple de l'avortement.
Les protestations du pape n'ont empêché aucun parlement d'autoriser " l'interruption volontaire de grossesse ". Les élus catholiques ont rarement résisté au courant. Interprétant à leur manière les doctrines " d'enfouissement ", ils ont introduit une distinction subtile entre leur conscience privée, qui obéissait à la morale de l'Église, et leur devoir politique, qui les obligeait à suivre le désir de leurs électeurs. Valéry Giscard d'Estaing a été le porte-parole le plus connu de cette nouvelle casuistique. Les épiscopats nationaux ont montré peu d'enthousiasme pour relayer les condamnations incessantes du pape, et recommander aux croyants de ne pas voter pour les hommes politiques partisans de la liberté d'avortement. C'est en 2004 seulement que quelques évêques – ceux des États-Unis – ont osé appliquer les monitions pontificales à l'occasion d'une élection présidentielle.
Puissance de l'État contemporain
Rien ne porte à croire que Jean Paul II ait été surpris de son échec. Aucune déclaration publique, aucune confidence dévoilée n'apporte un témoignage de sa désillusion ou de son découragement. On peut en deviner la raison. Vingt ans d'épiscopat en Pologne communiste lui avaient appris la puissance écrasante que peut déployer un État moderne décidé à imposer sa volonté. S'il met ses multiples moyens de conformisme social au service d'une idéologie conquérante — par les médias, l'éducation, les subventions, les tribunaux ou même le silence — il est presque impossible de lui résister. L'Église orthodoxe a failli périr sous les coups de Staline en 1937. Elle a été paradoxalement sauvée par l'invasion nazie. Le régime de Bierut et de Jaruzelski, quoique moins violent, a écrasé les catholiques polonais par un mélange de peur, de découragement et de trouble attirance. De telles épreuves avaient été épargnées aux chrétiens des temps passés, même sous l'empire romain. Jamais le peuple des croyants n'avait été soumis à une pression aussi forte ni les évêques à des choix aussi difficiles. Jamais les limites d'une laïcité équilibrée n'avaient été franchies avec tant de facilité apparente. L'expérience du totalitarisme communiste faite par le cardinal Wojtyla a préparé le pape Jean Paul II à ne pas être surpris de la fascination exercée par l'autre grande idéologie à prétentions universelles de notre temps, le libéralisme éthique qui, depuis 1989, s'est emparé de la direction des États, les uns après les autres.
On nous affirme inlassablement que le système démocratique dans lequel nous vivons est l'accomplissement politique, social et moral de l'histoire universelle; nous sommes si bien persuadés que nous en faisons une vérité absolue. C'est pourquoi nous sommes scandalisés qu'il soit rapproché de la tyrannie communiste. Jean Paul II a osé le faire, non pas, bien sûr, sur le plan politique, mais dans un sens spirituel. Tous deux sont des formes différentes d'une volonté de domination de l'État qui n'a cessé de grandir pendant tout le XXe siècle. À l'écrasement de toute liberté par le communisme a succédé le " dérèglement de la liberté " des sociétés démocratiques d'aujourd'hui. Le second est plus subtil mais aussi dangereux que le premier. Il compromet autant les droits du spirituel.
La défense des droits du spirituel selon Jean Paul II
Le défi lancé à l'Église par l'État contemporain est si nouveau, si grand, qu'il ne peut être relevé avec les armes qui étaient celles du passé. Jean Paul II l'a compris avant même de devenir pape. C'est, me semble-t-il, une des principales originalités d'un pontificat étonnant, que le terrain choisi par lui pour refouler les prétentions des États.
L'idée fondamentale sur laquelle s'est appuyé le pape polonais, est tirée des Pères de l'Église. Elle consiste à dire que l'homme est un être social, façonné par une culture qui est propre à la collectivité dans laquelle il est né. Cette culture a toujours une composante spirituelle et cette composante contient toujours des germes de vérité. Il appartient à l'Église de les discerner, de les préserver et de les faire grandir. Alors, peu à peu, ils repousseront les autres germes, qui donnent des branches stériles et vouées à pourrir. Les hommes ont une aspiration incoercible, semée en eux par leur Créateur, à la vérité. Si leur liberté de conscience n'est pas égarée ni contrainte, ils parviendront, avec l'aide du christianisme, à construire des cultures nationales converties à la vérité entière.
L'optimisme inébranlable des Pères de l'Église a été celui de Jean Paul II. Son apport original a consisté à mettre en œuvre le principe que je viens d'exposer, en l'appuyant sur les immenses moyens de communication qu'offre notre temps. Il a fait le pari calculé que le mensonge d'État ne pourrait pas résister à la " splendeur de la vérité ". Il les a mis tous deux face à face en pleine lumière devant les peuples.
Pourquoi lui et non pas telle ou telle conférence épiscopale ? Parce qu'une expérience multiséculaire a appris à l'Église qu'elle ne pouvait pas parler avec l'autorité qui lui appartient dans son domaine si sa tête n'était pas dégagée de la pression des États. Seul le successeur de Pierre a cette capacité. Seul il a le droit d'interpeller d'égal à égal n'importe quel pouvoir temporel puisqu'il est l'un d'entre eux. Nul ne peut le priver, sans contrecoups redoutables, d'une souveraineté internationale universellement reconnue. Même Hitler ne l'a pas osé. Seul le pape peut parler librement et " raffermir la foi de ses frères " soumis à toutes sortes de contraintes par les États, y compris ceux qui se disent libéraux.
D'où ce mot d'ordre donné à ses représentants et qu'il a appliqué à sa propre action : " Allez au peuple ! Présentez les problèmes et leurs enjeux en pleine lumière devant les peuples ! "
Citons une fois encore un exemple concernant l'avortement.
En 1994, les Nations-unies ont organisé au Caire une conférence mondiale, à la demande de certains qui affirmaient que la population humaine allait vers une explosion démographique catastrophique. Le but caché, poursuivi par des groupes féministes et des experts acquis à leur cause, était de faire entériner un droit universel à l'avortement. Le gouvernement le plus puissant de la planète, celui des États-Unis, les appuyait en coulisses. Le succès semblait acquis d'avance. Le Vatican se mit en travers du projet. Jean Paul II porta l'affaire devant l'opinion mondiale. Une série de discours et de mises au point mit en lumière l'enjeu dissimulé. Elle réveilla si bien les consciences égarées ou résignées qu'elle entraîna une majorité des délégués. L'administration Clinton, surprise et embarrassée, battit précipitamment en retraite, suivie par les États de l'Union européenne.
Que le Vatican ait pris l'initiative de heurter de front, devant les médias du monde entier, les plus grandes puissances de notre époque, est une nouveauté inouïe pour une diplomatie vouée traditionnellement à la prudence et à la discrétion. Mais Jean Paul II est allé encore plus loin. Il a tenu à visiter tous les États, et d'abord ceux qui tenaient les citoyens catholiques sous leur juridiction. Il a, paisiblement et publiquement, placé " sous la lumière éclatante de la vérité ", les erreurs cachées, les tentations troubles, les transgressions inacceptables du pouvoir temporel.
Il convient de répéter que jamais Jean Paul II ne s'en est pris à un chef de gouvernement. Jamais il n'en a accusé ni condamné aucun. Il a montré au contraire beaucoup de respect pour leurs fonctions. Il passait par-dessus les responsables des pouvoirs publics pour interpeller directement les peuples. Il leur disait qu'ils étaient eux-mêmes responsables de leur histoire et que celle-ci a deux faces indissociables : l'une temporelle et l'autre spirituelle. Il soulignait que leur liberté était un bien fragile qui ne pouvait subsister si les droits du spirituel n'étaient pas respectés.
Aux peuples les plus anciennement catholiques, il rappelait les fondements de leur identité, c'est-à-dire leur baptême, acte temporel et spirituel à la fois. Son premier discours en Pologne a consisté à proclamer, sur la place de la Victoire à Varsovie, devant une foule immense, qu'il était impossible, depuis 996, date du baptême du roi Mieszko, de " séparer le Christ de l'histoire nationale " polonaise. Sa première visite en France, en 1980, a été marquée par l'homélie qu'il prononça au Bourget et dans laquelle il demanda à notre peuple s'il était toujours fidèle aux promesses du baptême de Clovis (496). Il ne faut pas imaginer que le pape ait tenté de réveiller chez ses interlocuteurs je ne sais quelle nostalgie d'alliance du Trône et de l'Autel. Ses appels étaient destinés au présent et à l'avenir. La France est née dans une époque de guerres et d'anarchie, par un pacte de souffrance et de sang entre un pouvoir temporel et un pouvoir spirituel. Ce pacte lui a fait traverser les pires épreuves pendant quinze siècles. Elle ne peut le déchirer aujourd'hui sans se renier. Certes, sa forme a changé et la laïcité des temps barbares était une ébauche grossière de celle de notre époque. Mais négliger son existence, écarter ses principes, disait-il, ne conduirait pas à une France plus heureuse parce qu'émancipée du christianisme, mais à un recul de notre liberté, à des troubles d'identité, voire à des déchirements politiques et sociaux. Voilà ce que voulait dire le pape en nous rappelant notre origine. Il l'a répété seize ans plus tard, en célébrant à Reims le mille cinq centième anniversaire du baptême de Clovis.
C'est ainsi, en invitant les peuples à examiner le fond de leur conscience – conscience de soi aussi bien que conscience du bien et du mal – et en le faisant ouvertement, publiquement, que le pape a entrepris de les mettre en garde contre les abus des pouvoirs temporels, et de les défendre contre les tentations, facilités, renoncements susceptibles de les entraîner vers d'insupportables épreuves. Nul pontife n'avait osé aller aussi loin que lui. Même les grands papes du Moyen Âge qui, dans des formes aujourd'hui dépassées, n'avaient pas hésité à houspiller les rois et empereurs de leur époque, n'ont pas interpellé, comme il l'a fait, les consciences nationales. Il faut dire à leur décharge que la puissance des États était moins envahissante et leurs tentations moins grandes.
Ce visiteur infatigable de tous les peuples de la Terre, cette conscience universelle venue frapper à la porte de chaque culture nationale, dans quelle mesure a-t-il réussi ? Il est clair qu'il a été entendu. Chacun de ses voyages a réuni, comme on le sait, des foules gigantesques et ferventes. Aucun chef politique, aucune idéologie d'État n'a pu rivaliser avec lui. Il a porté un coup mortel aux États communistes d'Europe de l'Est, en faisant éclater leur imposture. Mais il n'a pas renversé le courant qui entraîne " la démocratie de liberté déréglée " toujours plus loin. Sans doute les deux adversaires de Jean Paul II ne doivent-ils pas être mis sur le même plan.
Lorsqu'il est devenu pape, le communisme était une idéologie vieillissante, dont la charpente était secrètement vermoulue. Il lui a suffi de donner un fort coup d'épaule pour que tout l'édifice s'écroule. La démocratie du relativisme éthique est au contraire une idée jeune. Sa force conquérante demeure considérable et son ambition de domination, intacte. Ses contradictions sont encore peu visibles. Elle les cache derrière le trône majestueux de la légitimité du suffrage universel. Les catholiques, clercs et laïcs, en sont intimidés. Que peuvent-ils répondre à l'axiome selon lequel la démocratie étant l'horizon indépassable de l'histoire humaine, elle exprime des choix collectifs que les citoyens mis en minorité doivent accepter ? Jean Paul II a dénoncé ce raisonnement qui soumet allègrement le spirituel au temporel. Et puis, la volonté populaire, révélée par les sondages d'opinion ou même exprimée par les élections, peut être manipulée. Il y a loin du sentiment immédiat et superficiel que suscite dans nos collectivités une campagne médiatique habilement menée, à la conscience profonde qui guide chaque peuple. Le conformisme social est, dans nos démocraties libérales, la pire tentation des catholiques et la meilleure arme de l'État. Jean Paul II a refusé d'y plier l'Église. L'opinion dominante en a été choquée. Mais, grâce à lui, bien des croyants démoralisés se sont redressés. Plus surprenant encore : des jeunes, qui n'avaient rien connu d'autre que notre idéologie de permissivité, ont été frappés de ce qu'il disait et se sont aussitôt levés pour le suivre. Le pape y a vu la justification des idées des Pères de l'Église et la victoire de son pari : il y a bien dans chaque homme et dans chaque culture nationale, un germe de vérité que l'État ne peut étouffer et qu'une simple parole fait éclore en fruits nombreux.
Entre l'Église rajeunie et l'État du relativisme éthique, la lutte n'est pas finie et l'issue n'est pas claire. Jean Paul II a remis en ordre de bataille une armée en déroute. Mais son adversaire dispose de forces immenses. Un indice de sa vigueur combative a été donné au moment où la France commémorait le mille cinq centième anniversaire du baptême de Clovis. L'arrivée du pape a été précédée d'un concert de réactions hostiles. Comme si une force invisible avait compris le sens de la visite pontificale et senti son danger, une campagne de " débaptisation " publique a été lancée. Jean Paul II en a été frappé. Il a vu avec quel acharnement une part de l'âme française rejette son très ancien baptême. Elle veut arracher le catholicisme à notre identité nationale. Il serait naïf de minimiser cette force mystérieuse et de sous-estimer son ambition. Sous des formes variées, elle est à l'œuvre dans toutes les cultures. Le prochain pape devra reprendre la tâche que la mort de Karol Wojtyla a interrompue. Nous ignorons encore de quelle façon il le fera et avec quel succès. C'est une bataille longue et dure qui l'attend.
Arrêtons-là notre visite de la pensée politique de Jean Paul II. Elle est incomplète. Une autre promenade instructive serait à faire dans ses idées sur la mission des grandes organisations internationales comme l'Union européenne et les Nations-unies. Sur ces sujets aussi, les intuitions du grand pape sont trop riches pour mourir avec lui.
M. P.