DEPUIS UNE DIZAINE D'ANNEES, les précisions doctrinales et les mises en garde du Vatican, sous des formes diverses, tendent à se faire plus nombreuses. C'est dans cette logique qu'il faut d'abord situer la " Note doctrinale concernant certaines questions sur l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique " publiée, avec l'accord de Jean-Paul II, par la Congrégation pour la doctrine de la foi le 16 janvier 2003.
Encycliques Veritatis Splendor (1993), Evangelium vitæ (1995), Fides et Ratio (2000) Ecclesia de eucharistia (2003), motu proprio Ad tuendam fidem (1998), " Instruction sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres " (1997), déclaration Domine Iesus (2000) : tous ces textes, sans être de même nature, sans traiter d'affaires identiques ni concerner les mêmes sujets, n'en expriment pas moins une commune orientation. Ecclesia de eucharistia, Ad tuendam fidem, Domine Iesus, l'Instruction sur la collaboration des laïcs, ces textes ont une orientation intra-ecclésiale. Ils indiquent nettement des bornes théologiques et pastorales à ne pas dépasser (relations œcuméniques pour Domine Iesus et Ecclesia de eucharistia, réflexion théologique pour Ad tuendam fidem et Domine Iesus, différenciation entre ministère sacerdotal et sacerdoce baptismal avec l'Instruction sur la collaboration des laïcs), et renforcent le contrôle romain (spécialement sur les théologiens avec Ad tuendam fidem). Veritatis Splendor, Evangelium vitæ et Fides et Ratio, tout en ayant une orientation ad intra indéniable – le pape s'adresse aux évêques –, ont aussi une signification ad extra. En effet, ces encycliques affirment nettement l'existence d'un ordre moral objectif connaissable par la raison, refusent toute position qui aboutirait à mettre en cause la possibilité d'arriver à connaître la vérité, notamment métaphysique, et posent l'Église comme réalisant une " diaconie " de la vérité pour la société. Elles prennent ainsi position dans le débat public, en s'opposant nettement au libéralisme philosophique et religieux.
C'est dans cette double filiation, intra et extra-ecclésiale, qu'il faut comprendre la Note doctrinale. Celle-ci comporte une philosophie politique sous-jacente. Elle affirme d'abord l'existence d'un bien commun, incluant " la défense et la promotion de réalités telles que l'ordre public et la paix, la liberté et l'égalité, le respect de la vie humaine et de l'environnement, la justice, la solidarité, etc. " (n. 1) que la politique a pour fonction de promouvoir. Ensuite, elle apprécie favorablement la démocratie, " dans lesquelles, à juste titre, tous sont appelés à participer à la gestion des affaires publiques dans un climat de vraie liberté " (n. 1). La participation des citoyens est en effet jugée nécessaire à l'exercice de la démocratie, sous de formes diverses (n. 1). Mais la démocratie ne peut fonctionner que sur la base du respect de la personne (n. 3), fondement de l'ordre démocratique, qui suppose celui de l'ordre moral objectif, la loi morale naturelle (n. 5), car celle-ci concerne " le bien intégral de la personne " (n. 4) : il existe " une norme morale enracinée dans la nature même de l'homme, au jugement de laquelle doit se soumettre toute conception de l'homme, du bien commun et de l'État (n. 2) ; " La politique doit aussi se référer à des principes qui possèdent une valeur absolue précisément parce qu'ils sont au service de la dignité de la personne et du vrai progrès humain " (n. 5). Ainsi du droit à la vie, de la protection et de la promotion de la famille, de la liberté d'éducation, de la protection sociale des mineurs, du refus des formes modernes d'esclavage, de la liberté religieuse, d'une économie au service de la personne et du bien commun, de la paix (n. 4). Cette philosophie politique s'accompagne d'appréciations sur le fonctionnement politique dont on ne sait si elles décrivent un état de fait ou une essence : les législations influencent les comportements (n. 2), l'absence de la recherche de la vérité ouvre " la voie à une attitude libertaire et à un individualisme qui nuisent à la protection du bien de la personne et de la société tout entière " (n. 7).
Il n'y a ici rien de nouveau – le but n'est d'ailleurs pas d'innover. L'existence d'un ordre moral objectif, d'une vérité métaphysique connaissable par la raison, l'impossibilité pour la politique d'ignorer la loi morale naturelle, l'appréciation positive de la démocratie, la décadence sociale si l'on ne reconnaît pas la validité du discours catholique, tous ces éléments traduisent les différentes strates de la réflexion politique papale depuis Léon XIII. La note 11 résume à elle seule cette dimension en citant les principaux textes du magistère sur " les principales question concernant l'ordre social et politique ", de Diuturnum illud (1881) à Octogesimo adveniens (1971) en passant par Rerum novarum (1891), Mit brennender Sorge (1937) et Pacem in terris (1963) – parmi d'autres. On notera seulement, parmi les différentes " exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer " (n. 4), l'importance des problèmes contemporains traités par Jean-Paul II lui-même (droit à la vie, protection de la famille, économie au service de la personne, paix).
Intransigeance
Cette Note traduit donc bien la permanence de l'intransigeance catholique face au libéralisme fusionné avec la démocratie depuis la fin du XIXe siècle. La ligne de fond est toujours la même. Le catholicisme de Jean-Paul II est toujours intransigeant. Il refuse le libéralisme philosophique (primauté et autonomie de l'individu et du sujet défini essentiellement par sa raison, refus de l'autorité et de la tradition, impossibilité de parvenir à un accord social sur la vérité et sur les questions métaphysiques), accepte une partie du libéralisme politique (séparation des pouvoirs) et en rejette l'autre (gestion du temporel sans faire appel à la métaphysique), et demeure critique envers le libéralisme économique (primauté de l'activité économique permettant la réalisation du sujet et la domination du monde, liberté d'entreprendre, maximisation du profit).
L'intransigeance se focalise cependant particulièrement sur le libéralisme philosophique et sa transcription politique, dénoncé sous le nom de " relativisme culturel " qui défend le " pluralisme éthique " (n. 2). Acceptant la pluralité des solutions pratiques aux problèmes de la société, la Note refuse que l'on remonte du plan pratique au plan métaphysique. Ici aussi, elle s'inscrit dans la continuité de la pensée papale sur la démocratie, depuis Pie XII, qui se propose comme alternative à la démocratie libérale : une participation de tous, sous des manières diverses, à la vie publique au nom de la dignité de la personne, l'égalité et la liberté, l'ordre et la paix, au nom d'une vérité métaphysique, et non une solution pratique à l'absence d'unanimité sociale sur les valeurs ultimes devant organiser la société.
Cette focalisation sur les questions proprement politiques s'accompagne d'une autre concentration sur les questions liées à la " nature ", c'est-à-dire la vie et la reproduction, la naissance et la mort de l'homme. C'est en effet sur ce sujet précis que le conflit avec les sociétés démocratiques libérales sont aujourd'hui les plus fortes, depuis la généralisation des législations autorisant l'avortement, l'apparition de lois autorisant l'euthanasie, la recherche sur les embryons humains ou le mariage homosexuel. La dynamique des droits de l'homme et de la démocratie libérale, c'est-à-dire le rejet de toute discrimination quelle qu'elle soit et l'affirmation d'une égalité juridique complète, qui aboutit à la désexualisation des mariages (la différence sexuelle des époux n'est plus fondamentale), rejoint la maîtrise technique qui permet le contournement des modes physiques et sexuellement différentiés de reproduction et l'exploitation thérapeutique des potentialités de l'embryon, et aboutit à remettre en cause ce qui restait de la laïcisation de la morale chrétienne considérée comme évidence normative, notamment en raison de son lien avec ce qui était perçu comme ordre naturel.
Faut-il faire un lien entre loi naturelle, qui est au cœur de l'argumentation magistérielle sur l'organisation politique et de la réflexion catholique sur la morale, et une position refusant l'artificialisation de la vie, de la filiation, de la naissance et de la mort, défendant de manière très forte la corporéité ? Peut-être. Il y a là en tout cas l'affirmation d'une nécessité pour l'homme de ne pas s'affranchir, pour son bien, d'un ordre naturel posé comme cohérent et dans lequel il s'inscrit. Ce qui pourrait paraître pour une absolutisation antiprométhéenne de la nature renvoie en fait, dans la logique catholique, à la Création, jamais nommée, mais toujours implicite, et donc sur l'existence d'une transcendance organisatrice ayant le dernier mot sur l'humanité. L'intransigeance catholique se manifeste de nouveau, contestant par le radicalement différent, pourtant connaissable et saisissable, une société autocentrée et autonormée.
Rupture...
L'extrême actualité de ces questions sur la vie et la mort explique sans doute la publication de cette Note qui semble déboucher dans une rupture avec la démocratie, poursuivant de fait Veritatis splendor et Evangelium vitæ. Aussi comprend-on que les paragraphes 5 et 6 s'attachent à défendre la Note de toute accusation de théocratie ou de contestation de la laïcité. L'affirmation de la dépendance de " la sphère civile et politique [...] par rapport à la sphère morale " et la définition de la laïcité comme " attitude de qui respecte les vérités procédant de la connaissance naturelle sur l'homme qui vit en société, même si ces vérités sont enseignées aussi par une religion, car la vérité est une " (n. 6), c'est-à-dire de l'intransigeance catholique, aboutit à justifier ce qui paraît comme une position de rupture :
Les personnes qui, au nom du respect de la conscience individuelle, voudraient voir dans le devoir moral qu'ont les chrétiens d'être en harmonie avec leur conscience un élément pour les disqualifier politiquement, leur refusant le droit d'agir en politique conformément à leurs convictions sur le bien commun, tomberaient dans une forme de laïcisme intolérant. Dans une telle perspective en effet, on entend refuser à la foi chrétienne non seulement toute importance politique et culturelle, mais jusqu'à la possibilité même d'une éthique naturelle. S'il en était ainsi, la voie serait ouverte à une anarchie morale qui ne pourrait jamais être identifiée à une forme quelconque de pluralisme légitime. (n. 6).
Rupture. C'est en effet à une action prophétique, pour parler en termes catholiques, que la Note appelle les catholiques en politique :
[...] les catholiques ont le droit et le devoir d'intervenir pour rappeler le sens le plus profond de la vie et des responsabilités qui incombent à tous en cette matière. Dans la droite lige de l'enseignement constant de l'Église, Jean-Paul II a maintes fois répété que ceux qui sont engagés directement dans les instances législatives on " une obligation précise de s'opposer " à toute loi qui s'avère un attentant contre la vie humaine.
L'aboutissement est l'exclusive électorale prononcée contre des groupes ou partis qui entendraient promouvoir des propositions contraires au " contenu fondamental de la foi et de la morale " (n. 4).
Y a-t-il pour autant remise en cause de la démocratie en tant que telle ? Répondre positivement ou négativement n'est pas possible. Mieux vaut rappeler l'ambiguïté structurelle de l'accord entre catholicisme et démocratie libérale. Si le premier affirme l'existence d'une transcendance devant organiser les choix sociaux, la seconde hésite entre la solution technique à l'absence d'unanimité sur les valeurs et une réalité politique fondée en absolu, universellement et objectivement valable. Tous deux se retrouvent cependant sur l'autonomie de la sphère temporelle, l'affirmation de la dignité humaine et la transcription dans l'ordre juridique (liberté, égalité) de cette dignité : il ne saurait exister de discriminations entre les hommes pour des motifs religieux (n. 6). Cependant, le désaccord perdure sur la liberté religieuse : le catholicisme la pose comme une nécessité fondée par la dignité ontologique de la personne et associée à une hiérarchisation des religions en fonction de leur rapport à la vérité ; le libéralisme peut la comprendre comme la liberté d'expression de religions sur la valeur desquelles on ne se prononce pas tant qu'elles ne conduisent pas à troubler l'ordre public ou qu'elles acceptent les modes de fonctionnement liées au débat.
... ou désenchantement ?
Plus intéressant est le relatif désenchantement dont témoigne cette Note envers l'action politique. Après bientôt soixante ans de forte implication dans les démocraties libérales, les catholiques ne peuvent s'opposer au vote de lois remettant en cause ce qui était jusque là perçu comme une morale normale, mais doivent même se justifier : ils ne sont pas théocrates. Ainsi peut-on comprendre l'affirmation qu'il n'existe pas d'utopie catholique, pas de projet de société précis déduit de la doctrine sociale de l'Église, mais aussi le rappel de la dimension relative de l'action politique ici-bas et de la primauté de l'espérance eschatologique (n. 7). Ainsi peut-on également expliquer l'insistance sur la création d'une culture comme objectif primordial de l'action politique des catholiques, et le rejet de la " simple transformation des structures ".
C'est dans la logique des positions de Jean-Paul II, et cela paraît comme la plus récente ligne de repli du catholicisme dans sa confrontation avec la modernité politique. Après le temps de l'affirmation intransigeante (Grégoire XVI, Pie IX) qui n'empêche pas la disparition de l'État papal, après la dynamique de la conquête socio-politique (à partir de Léon XIII) puis essentiellement sociale (avec Pie XI) qui n'empêche pas la laïcisation officielle des sociétés et un reflux global même s'il est irrégulier, de l'influence sociale du catholicisme contesté par les religions séculières, après l'expertise tous azimuts, la collaboration, le service (à partir de Pie XII) qui voient les catholiques accéder massivement aux responsabilités sociales et politiques et la pratique religieuse s'effondrer, il semble ne plus rester désormais comme possibilité de se faire entendre que le témoignage martyriel, l'action de résistance concentrée sur un ordre naturel que les sociétés congédient progressivement en ne le considérant plus comme intangible et plus ou moins divin, et la réorientation vers la culture. Mais celle-ci ayant déjà largement échappé à l'emprise religieuse, avec l'affirmation nette d'une sphère culturelle, autonome et autocentrée, revendiquant plus ou moins un magistère propre en rupture avec les institutions religieuses, et entrée dans une logique industrielle ou étatique, reste-t-il encore quelque chose à espérer ?
Retour à l'engagement personnel
La Note conclut positivement : l'unification nécessaire de la vie et de la foi. L'intégralisme (toute la foi dans toute la vie) vient ici au secours de l'intransigeance, mais s'appuie in fine sur la conscience de chaque catholique et un travail sur soi croissant permettant une structuration religieuse de son existence. Ici aussi, l'autonomie et la logique de la modernité s'imposent au catholicisme sans qu'il soit maître des évolutions, ne pouvant que les accompagner en essayant de les orienter, montrant leur partielle compatibilité avec le donné révélé.
Reste à savoir si cela permettra autre chose qu'une action de résistance empêchant l'adoption immédiate de législations remettant en cause ce que le catholicisme estime intangible. La politique diplomatique du Vatican pourrait ici servir de test : alliance avec les États musulmans lors des conférences internationales sur les femmes ou la démographie pour empêcher la propagande en faveur de l'avortement, appui en 2002 sur l'administration républicaine de G. W. Bush pour empêcher toute accord à l'ONU sur un projet franco-allemand de convention internationale condamnant tout clonage reproductif mais n'interdisant pas le clonage thérapeutique. Mais la politique et la diplomatie internationales, où le Saint-Siège peut s'appuyer sur des États valorisant le religieux, sont-elles comparables à la politique dans les démocraties libérales occidentales ? Les faibles succès de l'Alliance pour les droits de la Vie ou les difficultés de Christine Boutin à se faire comprendre tendent à prouver, pour la France au moins, le contraire.
" Les temps sont durs pour les rêveurs " pourrait-on dire, à la manière d'un personnage du Fabuleux destin d'Amélie Poulain. Mais la fin est heureuse, malgré tout...
P. A.