La vision politique chrétienne est dominée par le concept central de " bien commun ", issue de la philosophie politique aristotélicienne, repris et amplifié par saint Thomas d'Aquin. Il est l'ancêtre de l'" intérêt général ", son ersatz sensiblement différent, objet de la politique moderne.
Le paradigme libéral est marqué quant à lui par l'image de la " main invisible " selon laquelle, dans la version physiocratique de Mercier de la Rivière, " lorsque l'intérêt personnel gouverne, le monde va alors de lui-même ".
Entrechoc, intersection ou à la limite complémentarité de ces modèles, que d'infidèles disciples des deux côtés auraient réduit à la dimension de slogans et de bannières, c'est toute la question. Et toute l'ambition des réflexions que propose Bernard Cherlonneix dans cet article.
À L'ATTENTION DE CEUX qui suivent les chroniques de Liberté politique comme un feuilleton, signalons que le présent article prolonge une réflexion laissée en suspens, à l'occasion d'un commentaire centré principalement sur le livre de Jean-Yves Calvez concernant Les Silences de la doctrine sociale de l'Église . Nous y faisions allusion à la vraie faiblesse de certains courants du libéralisme contemporain, étrangement épargnée dans les critiques " chrétiennes ", pourtant sévères, du libéralisme comme doctrine politique économique et sociale, soit pour l'essentiel " une vision par trop mécaniste de la "production" du bien commun par l'interaction des libertés individuelles ". En bref, la faiblesse d'un certain libéralisme (à vrai dire philosophiquement athée pour pointer tout de suite l'issue de la difficulté) consisterait en une philosophie sociale trop optimiste, qui ferait l'économie du péché originel et de ses conséquences dans la vie économique et sociale. Il en résulterait, chez certains libertariens américains comme Murray Rothbard et ses disciples français, emblématique de cette tendance libérale contemporaine, une minoration excessive du rôle de la loi, des institutions, de l'État, ainsi qu'une minoration de la perception, par certains libéraux, de la nécessité d'un bon gouvernement des hommes pour faire prévaloir le bien commun aux divers niveaux où les hommes vivent ensemble et où la délégation de pouvoir leur est apparue nécessaire.
Une interprétation rapide de la philosophie politique sous-jacente à l'image de la main invisible employée par Adam Smith en tant que philosophe, puis en tant qu'économiste, ce que l'on pourrait appeler une certaine vulgate libérale, peut bien faire l'objet d'une telle critique, même s'il paraît injuste de vouloir l'appliquer à l'inventeur de la formule comme on le verra.
C'est pourquoi il faut tout d'abord revenir sur l'origine et la signification de cette expression de " main invisible " dont le sens, bien qu'elle serve de repoussoir réflexe et de signe de ralliement à tous les anti-libéraux, est largement ignoré puisqu'elle est absente de l'enseignement de l'économie en France. Il sera alors possible d'envisager les conditions dans lesquelles, sans artefact intellectuel ou volonté de concilier l'inconciliable, il est possible de concevoir au minimum la non contradiction entre la doctrine libérale de " la main invisible " et la doctrine sociale de l'Église, et mieux encore, de percevoir une certaine complémentarité, ou plutôt une tension féconde, entre ces deux pôles droitiers, qui tendent pourtant à ne se considérer que comme antagonistes et inconciliables . Ainsi, dans le meilleur des cas, ce court essai pourrait être une sorte de réponse à l'invitation implicite de Patrick de Laubier qui, à propos de Locke, évoque " l'étroitesse philosophique dominant la genèse du libéralisme moderne ", y voyant le principal obstacle au progrès de la reconnaissance concrète des droits de l'homme et une des sources involontaires de la montée du socialisme.
À supposer cette conclusion relativement " œcuménique " admissible, on s'interrogera peut-être sur l'intérêt de cette entreprise de conciliation, dans la mesure où la doctrine sociale catholique bien comprise se suffit à elle-même, ce que nous sommes volontiers prêts à concéder. Il est sans doute utile de répondre à cette question préjudicielle avant d'entreprendre la démonstration proposée.
Le positionnement chrétien
Qu'on le veuille ou non, les chrétiens ne décident plus de l'agenda politique, dominé, après un siècle d'étatisation sans précédent, par la question de la place de l'État et des modalités de l'action publique . Or il faut bien que les chrétiens se positionnent doctrinalement sur la réforme de l'État, quitte à distinguer le niveau des principes de celui de leurs applications afin d'éviter tout systématisme, ou toute tentation idéologique. Sur cette question, qui est la même que celle de la place de la société civile (celle aussi de la liberté d'influence de l'Église dans la société par parenthèse) et du degré de participation citoyenne, force est de constater que l'on est plus ou moins libéral, c'est-à-dire confiant dans la personne humaine et sa capacité d'auto-organisation, ou plus ou moins étatiste (socialiste ou collectiviste), plus ou moins dirigiste dans la conception de l'action publique, c'est-à-dire assez méfiant à l'égard de l'individu, supposé incapable de surmonter par lui-même l'étroitesse de ses intérêts.
Ce positionnement chrétien sur la question de l'État est d'autant plus nécessaire que la critique libérale de l'intervention de l'État est le plus souvent menée au nom du fait qu'elle le mettrait paradoxalement au service d'un intérêt particulier (d'un bien propre) au détriment de l'intérêt général (du bien commun), lequel serait mieux servi par une abstention d'État, c'est-à-dire par le respect (républicain) de l'égalité devant la loi. En effet, tous les libéraux ont en tête que, le plus souvent, selon le mot de Frédéric Bastiat, " l'État est la grande fiction au nom de laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde ", le lieu de la tentation permanente de la faveur injustifiée mais toujours " dialectiquement " justifiable. Autrement dit, les motivations de l'analyse politique libérale sont de prime abord en harmonie profonde avec le souci premier de la philosophie politique chrétienne.
Par ailleurs, il est sans doute intéressant de savoir si la vieille querelle du catholicisme social et du libéralisme n'est pas une simple querelle d'Allemands, reposant sur des malentendus trouvant leur légitime racine dans l'histoire, ou si elle reflète plutôt une opposition véritablement insurmontable . Les enjeux politiques présents et l'issue intellectuelle d'une querelle à ce jour non vidée nous paraissent donc suffisants pour légitimer la démarche ici proposée, encore inédite à notre connaissance sous l'angle retenu.
La main invisible sans malentendu ni malveillance
Nulle expression n'a été plus caricaturée et n'a servi, sous le voile de l'ambiguïté, à fédérer autant d'oppositions radicales et disparates que celle de la main invisible, qui pourtant symbolise légitimement, aux yeux de ses " adversaires " comme de ses " partisans ", la doctrine libérale dans son ensemble. Et cependant nulle n'a été aussi peu étudiée et comprise dans sa simple et authentique signification. Aussi est-il sans doute utile, une fois au moins dans sa vie aurait dit Descartes, d'en comprendre la signification non déformée, que l'on y adhère ou non.
L'expression est employée à deux reprises par le philosophe Adam Smith devenu plus tard un des premiers économistes modernes : d'abord dans sa Théorie des sentiments moraux (TSM), publiée pour la première fois en 1759 alors qu'il occupait la chaire de philosophie morale à l'université de Glasgow, puis dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (RN), publiées en 1776. Bien que la signification soit approximativement la même dans les deux cas, elle se fait plus précise dans le deuxième texte.
Dans le premier texte, Adam Smith parle des riches propriétaires et des effets de l'inégalité des droits de propriété :
Les riches ne choisissent de la récolte que la partie la plus précieuse et qui leur convient le plus. Ils ne consomment qu'un peu plus que les pauvres, et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturels, bien qu'ils ne visent que leur intérêt propre, bien que la seule finalité du labeur des milliers d'hommes qu'ils emploient soit la satisfaction de leurs désirs les plus insatiables et les plus vains, ils partagent avec les pauvres le produit de tous les gains de productivité (the produce of all their improvements). Ils sont amenés comme par une main invisible à faire presque la même distribution des biens nécessaires à la vie, que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en parts égales entre tous ses habitants, et ainsi sans le vouloir, ni même le savoir, ils font avancer l'intérêt de la société, et donne les moyens à l'espèce humaine de se multiplier (TSM, IV.1.10 ).
On connaît aujourd'hui toute la postérité scientifique en sociologie de cette " invention " d'un domaine des résultats non-intentionnels de l'action humaine, exploité en particulier par Friedrich Hayek au XXe siècle pour fonder son concept central d'" ordre spontané ".
Dans le second texte, plus connu et plus achevé, Adam Smith montre que " ce n'est qu'en vue du profit qu'un homme emploie son capital à faire valoir l'industrie " et que, si chacun fait de même, chacun concourt " à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société " et, ajoute-t-il,
à la vérité, son intention en général n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société... En cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler " (RN, livre IV, chap. 2).
Dans ces textes Adam Smith énonce un grandiose paradoxe dans lequel on finira par reconnaître une sorte de truisme : l'intérêt particulier (le bien propre de l'individu) et l'intérêt général (le bien commun de la société) ne sont pas contradictoires, même si naturellement ils ne sont pas identiques. Cela veut dire que le bien (être) d'une société est un sous-produit du " self interest " et de l'amour de soi ou " self love " de cet être à qui Dieu a confié le gouvernement de lui-même (Sir 15,15) .
Le boulanger ne fait pas du bon pain seulement par bienveillance à l'égard d'autrui, mais dans son intérêt bien compris. S'il comprend bien son intérêt, et s'il ne dispose pas d'un privilège quelconque, le boulanger est en quelque sorte contraint de servir autrui (de concourir au bien être général en tant que bien commun temporel) pour atteindre son objectif personnel d'enrichissement, tout comme chacun d'entre nous. Chacun, en effet, doit gagner sa vie en servant autrui à sa manière. L'argent gagné par l'un (le boulanger aussi bien que le médecin, l'écrivain, le musicien, l'homme politique ou même le prêtre) est toujours le prix d'un service rendu à autrui. C'est d'ailleurs pour cela qu'il n'est pas injuste de gagner beaucoup d'argent, tant que celui-ci n'est pas volé. Dans le cadre d'une société juste, chacun est forcé, dans son propre intérêt, de passer sous les fourches caudines d'autrui. L'engagement de l'intérêt personnel de chacun dans l'affaire est au demeurant le meilleur gage de la bonne fin sociale de ses actes individuels. L'intérêt personnel est en quelque sorte une ruse de la raison, comme dirait Hegel, pour piéger l'individu et le faire servir à son insu la totalité, l'universel, ce dont, à défaut, il se garderait bien sans doute. L'intérêt personnel est une " médiation " du bien commun.
Nous ne prétendons pas ici attribuer à Adam Smith la paternité d'une idée reconnue par la scolastique tardive (comme Schumpeter le montre dans son Histoire de l'analyse économique) et qui fait tout le fond de la doctrine physiocratique (ou libérale française) au XVIIIe siècle. Cependant, même si le fond de l'idée est emprunté par Adam Smith à Turgot — comme l'Américain Murray Rothbard, dans son histoire de la pensée économique, en donne acte à l'école libérale classique française — il n'en reste pas moins que l'image de la main invisible lui est propre et que c'est elle qui a marqué l'histoire de la pensée économique.
On admettra donc que, pour paradoxale que soit cette idée classique de la science économique naissante, qui vient d'être présentée au plus près des textes mêmes, elle ne mérite pas l'indignité dont elle est entourée par l'allusion généralement négative ou méprisante qui y est faite. En revanche on ne peut contester qu'il s'agit d'une explication " positive " de la réalité économique, et que comme telle, elle est sujette à la contestation ou à l'approbation. C'est la (non) conformité de la réalité observable au modèle proposé, qui doit décider de ce que l'observateur de bonne foi peut penser d'une telle proposition.
Or il paraît honnête de reconnaître que s'il restait encore un doute, à la fin du XVIIIe siècle, sur la question de savoir si la médiation de l'intérêt général par l'intérêt particulier était une loi sociale indépassable (sans la qualifier d'exclusive ou d'absolue), ce doute est définitivement levé à la fin du XXe siècle, au cours duquel toutes les tentatives possibles et imaginables de dépassement par la collectivité de la médiation " bourgeoise " de l'intérêt privé, pour produire " immédiatement " le bien être collectif, ont été expérimentées avec les résultats que l'on sait à l'Est, au Sud, mais aussi à l'Ouest paradoxalement.
De même que le modèle de convergence proposé entre l'intérêt général (notion que nous proposons d'identifier en première analyse à celle de bien commun afin de ne pas multiplier les difficultés finalement improductives) et l'intérêt particulier ne paraît pas contestable, il paraît aussi incontestable que ce modèle n'est défendable que sous un certain nombre de conditions. Ces conditions, explicites, quoique secondaires, dans l'analyse du moraliste et économiste A. Smith, et implicites dans les œuvres de ses contemporains physiocrates et de leurs disciples au XIXe siècle, doivent sans doute être réexplicitées dans l'ambiance philosophique et morale (si l'on ose dire) contemporaine, où les vérités éthiques les plus euclidiennes de jadis, et même de naguère, semblent être soudainement passées à la trappe comme par magie. C'est cela qu'il s'agit d'entreprendre maintenant avec l'ambition de voir cette explicitation combler, au moins en partie, le fossé entre la vision libérale de la société véhiculée par l'image de la " main invisible " et la doctrine sociale de l'Église.
Les conditions de la non-contradiction entre intérêt particulier et intérêt général
Reconnaissons d'abord que l'intelligence n'est pas en repos après une telle démonstration " smithienne ", pourtant convaincante et d'une certain manière imparable. L'objection fourmille. On sent bien que le modèle a besoin d'être précisé pour devenir intellectuellement plus satisfaisant. En effet il va de soi, pour couper court au suspens, que toute fin personnelle n'est pas ipso facto légitime, et tout moyen de la poursuivre n'est pas sanctifié a priori par le fait de l'existence de cette aspiration personnelle. Si cela n'était pas le cas, l'idée même de corruption, de fraude, de dol, ou même de vol deviendrait in fine inconcevable, et le modèle de la main invisible deviendrait illusoire, ou une théorie idéale pour les bandits ou tous les sans scrupules de la terre. Il existe heureusement, au contraire, des règles morales et des règles de droit public, ou de juste conduite selon l'expression de Friedrich Hayek (dont le Décalogue est la matrice commune), qui viennent légitimement limiter a priori le champ des désirs possibles pour l'être humain vivant par définition en société et désireux la plupart du temps d'y vivre humainement. Ces limites infranchissables vont d'ailleurs tellement de soi en principe qu'elles forment ce que les juristes nomment justement l'ordre public. Et pour le reste, tous les cas litigieux qui ne sont pas réglés à l'avance, il existe des procédures de règlement arbitrales ou judiciaires (ou des instances de conseil spirituel et moral), par lesquelles les droits de chacun dans le contexte précis et concret de leur mise en jeu, contractuelle ou involontaire, sont clarifiés et définis seulement a posteriori, quitte à ce que chacun soit amené ultimement à en rabattre de ses prétentions initiales. L'intérêt individuel, la volonté individuelle, ne sont pas les seules instances.
Autrement dit il y a place, dans toute société, pour la loi et la justice humaines, aussi nécessaires qu'imparfaites, et donc pour des institutions publiques et les procédures correspondantes, sans aucun doute toujours perfectibles dans leurs modalités, mais incontestables dans leur principe, sauf à sombrer dans la revendication utopique d'une société de droit abstraite, à laquelle on contesterait en pratique la faculté d'avoir ses lois et ses institutions. Dès lors, l'art politique, également indispensable à toute société, a essentiellement pour objet de faire et d'appliquer les lois humaines nécessaires ainsi que de faire fonctionner les institutions de droit existantes sans s'interdire de songer à les réformer, et donc à les améliorer, selon les procédures établies à cette fin. Ceci veut dire que la main invisible, la logique de l'action individuelle, ne peut suffire à " faire société ".
Il convient maintenant d'illustrer ces divers points. Qui niera que tout ce que peut être amené à désirer ou à vouloir un être humain n'est pas nécessairement (socialement) acceptable. Même dans les sociétés qui s'éloignent à grand pas du respect immémorial du décalogue qui les fonde dans certains de ses articles-clés, il n'en reste pas moins que la différence principielle entre le permis et le défendu demeure, même si les frontières du licite et de l'illicite, du tolérable et de l'intolérable, ont évolué.
Même si les règles du respect de ce qui est de l'ordre de l'intimité, par exemple, ont beaucoup évolué, même si les gay prides offrent des spectacles largement inédits jusqu'alors, on ne fornique pas encore ouvertement dans les rues et même le mime de la fornication est clairement posé comme un acte de provocation transgressif d'un reste d'ordre établi. Et alors même qu'un ordre totalement immoral règnerait de par la loi parlementaire, il serait lui-même générateur, comme on le pressent, de nouveaux droits mais aussi de nouveaux interdits (l'interdiction par exemple de contester ces nouveaux droits pourtant eux-mêmes établis par la contestation de l'ordre préexistant du droit). Il n'est pas de libération qui ne rêve d'instaurer " son " ordre et qui, par conséquent, ne reproduise ce qu'elle condamne. Le vol n'est pas encore légal non plus, même dans une société où la spoliation légale, selon certains, fait florès, et la lutte contre la corruption fait l'objet d'un large et croissant consensus, au moins de façade. Personne, même dans le système politique le plus libertaire, ne peut concevoir l'action humaine comme absolument libre ou admettre que les actes qui nuisent à autrui ou le lèsent ne soient interdits par les règles d'ordre public ou sujets à limitations par le droit de la responsabilité civile. Aucun libéral sérieux ne contestera ce point, qu'il affirmera au contraire hautement.
Ce serait en tout cas chercher une mauvaise querelle aux libéraux classiques, a fortiori aux néo-libéraux d'après-guerre, que de leur imputer une conception absolutiste de la liberté individuelle. Leur propre acception de la liberté n'a pas été mieux exprimée que par Lord Acton lorsqu'il dit que " la liberté n'est pas la liberté de faire n'importe quoi, mais de faire ce que l'on doit faire " ou par l'article 4 de la " libérale " Déclaration des droits de l'homme de 1789, malheureusement restée lettre morte et même bafouée dès l'origine, selon lequel " la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société l'exercice de ces mêmes droits ".
Aussi la poursuite de l'intérêt particulier n'est-elle légitime et ne concourt-elle au bien être général que si et seulement si elle n'enfreint pas les droits d'autrui, de tous les autres.
On voit donc bien que la " main invisible " ne peut jouer que sous des conditions institutionnelles précises. C'est à ce type de conditions bien évidemment qu'Adam Smith songeait lorsque, critiquant la politique économique suivie par Colbert consistant à doter de privilèges certaines industries en entravant le développement de certaines autres, il suggérait plutôt " de laisser chacun se diriger à sa manière dans la poursuite de ses intérêts privés, sur un vaste et noble plan d'égalité [devant la loi] de liberté [d'établissement ou de concurrence] et de [recours possible à la] justice " (RN, livre IV, chap 9). Ces conditions sont encore plus explicites dans sa Théorie des sentiments moraux où il indique que la prudence, entendue comme capacité de choisir les meilleurs moyens pour atteindre une fin que l'on poursuit, n'est " une vertu que lorsqu'elle ne lèse pas les intérêts d'autrui (so long as it does not injure others) " (part VII, chap 2 & 3).
Les fondements juridiques et moraux de la liberté
La liberté défendue par les libéraux classiques est donc socialement acceptable et positive, parce qu'elle se présente sous une condition d'innocuité sociale et politique, dans une sphère de légitimité relative, et non dans l'absolu. C'est en ce sens exact qu'il faut aujourd'hui comprendre la liberté religieuse défendue par le concile Vatican II à l'égard des États totalitaires. La position libérale rejoint en fait le bon sens : l'action humaine doit être préservée le plus possible de toute pression coercitive tant qu'elle est licite et qu'elle se meut dans l'espace du permis et de préférence du recommandable. C'est l'idéal raisonnable d'une société pleinement humaine. Mais dès lors qu'elle porte atteinte aux droits d'autrui dans toute la diversité de ses droits, elle doit être sanctionnée selon la logique autorégulatrice de la responsabilité civile et pénale, qui ne fonctionne concrètement qu'avec l'aide de la contrainte publique légitime. Une société libérale est tout le contraire de la société française contemporaine, où l'État renonce à appliquer les lois protectrices de la liberté et de la tranquillité des citoyens, pour se consacrer à son passe-temps favori dans une perspective intéressée : attribuer des passe-droits, notamment à ceux qui sont d'abord chargés d'appliquer les lois, conformément au modèle nomenklaturiste, qu'elle n'a pas copié, mais inventé, cette métastase du principe de la monarchie absolue selon lequel celui qui fait la loi ne peut être tenu de l'appliquer.
De la même façon que personne n'est libre de poursuivre une activité qui porte atteinte aux droits d'autrui, tout moyen de poursuivre une fin licite n'est pas éthiquement, parfois légalement, ou judiciairement, acceptable. Il est normal de pouvoir faire concurrence à son voisin, car la concurrence est en quelque sorte le juge de paix de la main invisible et le régulateur indispensable de la coopération humaine, il ne l'est pas d'utiliser n'importe quel moyen à cette fin. Tous les coups ne sont pas permis en vue d'une fin qui n'est d'ailleurs elle-même qu'un moyen de la coopération humaine, comme certains libéraux contemporains peuvent avoir tendance à l'oublier. Comme l'a formulé Patrick Chalmel de manière excellente dans une chronique du magazine Famille chrétienne intitulée justement " Concurrence, oui ... mais jusqu'où ? ", " tous les moyens ne sont pas légitimes pour offrir le meilleur prix et conquérir des parts de marché. En clair, pour être le mieux-disant sur le marché, je n'ai pas le droit de traiter injustement mes clients — en trichant sur la qualité par exemple — mes salariés, mes actionnaires, mes fournisseurs, mes sous-traitants, ma famille, etc. ".
Mais contrairement à ce que Patrick Chalmel soutient, le libéral réaliste (le juriste le sera il est vrai plus vraisemblablement que l'économiste, volontiers amené à parler de concurrence dans l'abstrait), ne sera pas nécessairement en opposition avec l'énoncé de ces limites, même si l'économiste libéral exprimera les plus vives réserves sur la traduction légale systématique de ses justes limites éthiques ; il marquera sans doute une préférence pour un processus expérimental d'essais et d'erreurs, via le jeu contractuel et éventuellement le recours au contentieux, pour délimiter a posteriori ou de manière jurisprudentielle la juste limite juridique au droit de faire concurrence.
Quoiqu'il en soit, libéraux et partisans de la doctrine sociale seront d'accord pour soutenir qu'une société de libertés et de concurrence n'est susceptible de rester vivable pour tous (ce qui est le but de tous ceux qui récusent le pacte léonin comme modèle de société et donc pour les libéraux au premier chef), qu'à la condition de respecter des lois ou des limites jurisprudentielles. En ce sens, par parenthèse, certaines critiques libérales a priori de la récente jurisprudence Microsoft, condamné pour " abus de pouvoir de marché ", nous paraissent très hasardées et inopportunes au moment même où les États-Unis, paradis supposé du capitalisme le plus débridé, font la preuve de la capacité d'indépendance de l'État américain vis-à-vis du big business, au nom du droit de la concurrence. Il nous semble qu'il y a plutôt ici une occasion d'éloge libéral de la décision de justice américaine sur l'affaire Microsoft, qui démontre que l'ordre libéral ne correspond justement pas à la défense d'un capitalisme sans frein et d'un pouvoir économique établi sans " checks and balances " (sans contrôles ni contrepouvoirs), ces contrepoids qui sont l'expression même de la vision libérale dans l'ordre politique et que l'on verrait mal déserter la sphère économique sans incohérence majeure.
Tout comme le droit de la concurrence et des affaires existent légitimement, le droit de la consommation, le droit du travail, la protection sociale publique, ont une place légitime de principe, à l'instar du droit civil et du droit pénal, dans l'édifice juridique d'une société libérale, même si leur étendue et leur contenu restent discutables et évolutifs, comme il va de soi, dans une société politique. En effet, comme les juristes libéraux l'ont depuis longtemps admis, une forte asymétrie d'information et de situation existe incontestablement entre le vendeur et l'acheteur, professionnel ou particulier, qui justifie une protection particulière de la plus faible des parties. Ce qui ne veut pas dire que toute mesure consumériste soit bonne en soi et que les impératifs de la concurrence internationale n'aient pas à être pris en compte par le législateur dans sa fonction protectrice. La réglementation n'est qu'un art, perfectible par définition. Il en va de même, a fortiori, pour le droit du travail, qui tend à rétablir l'inégalité de droit et de fait entre employés et employeurs, reliés entre eux par un lien de subordination hiérarchique explicite dans le contrat de travail (et que nul juriste ne nie). Le principe de Lacordaire, selon lequel " entre le fort et le faible, c'est la loi qui libère, et la liberté (sans limites légales) qui opprime ", reste d'actualité, n'en déplaise à certains, non pas tellement d'ailleurs comme apophtegme de la doctrine sociale de l'Église, que comme constat de philosophie sociale réaliste.
Subsidiarité
Il nous semble cependant que l'énoncé du principe de subsidiarité (rappelé plus haut) est ici de nature à rassurer les libéraux sur la prudence dont le magistère de l'Église entendait classiquement faire usage en matière de politique sociale et de défense des légitimes intérêts des salariés. Ils seront heureux, le cas échéant, de découvrir que c'est Léon XIII qui prévenait dès 1891, dans son encyclique Rerum novarum, ses collègues dans l'épiscopat et ses contemporains (" Et qu'on n'en appelle pas à la providence de l'État... ") contre les risques de l'État providence. L'intérêt privé doit donc pouvoir être limité, même si la liberté n'est pas toujours et en soi oppressive.
Et puisqu'une des principales critiques adressée par la doctrine sociale de l'Église au libéralisme économique, aussi bien dans Rerum novarum " (1891,RN) que dans Quadregesimo anno (1931, QA) consiste à considérer qu'il s'agit d'une doctrine, selon l'expression de Jean Daujat , faisant au nom de l'individualisme, l'apologie d'une " liberté sans limite... qui entraîne la suppression de toute organisation et de toute règle ", tout ce qui vient d'être dit tend à montrer qu'il s'agit à la fois d'une critique idéologique du libéralisme classique et d'une critique pertinente d'un libéralisme idéologique (que son excès même disqualifie alors : n'a-t-on pas été jusqu'à entendre une critique libertarienne de l'existence du code de la route ?).
Dès lors que l'on considère que la démonstration selon laquelle la liberté des libéraux n'est pas la liberté " de faire n'importe quoi " (et par exemple de rouler à gauche pour aller plus vite lorsqu'on est pressé) et n'a aucun rapport avec le laisser-aller moral et institutionnel qu'on impute à tort au libéralisme non dogmatique , et dès lors que cette démonstration paraît solidement et impartialement établie — ce que l'auteur de ces lignes ne peut à lui seul préjuger — une part essentielle du fossé qui sépare la doctrine de la main invisible de celle de la doctrine sociale de l'Église, les catholiques des libéraux, paraît bien être comblée. Du moins la non-contradiction semble acquise.
Si l'on se rappelle par ailleurs l'importance accordée, par la doctrine sociale de l'Église à la propriété privée (Léon XIII ne rappelait-il pas que " la propriété privée et personnelle est pour l'homme de droit naturel ", RN), à la responsabilité individuelle et à l'initiative personnelle ou collective, mais alors volontaire au niveau des corps intermédiaires, et l'insistance de cette même doctrine sur le principe de subsidiarité, formulée magistralement par Pie XI dans QA (voir la note 7), il faut convenir qu'elle converge en principe largement vers un modèle substantiellement libéral, pour peu qu'il soit réaliste et d'inspiration classique.
Il est même un point d'accord philosophique plus fondamental encore entre libéralisme classique et doctrine sociale chrétienne, qui se cache sous le vocable sociologique contemporain recherché " d'individualisme méthodologique ", selon lequel seuls les individus, les personnes, existent à part entière comme des substances douées de la faculté de penser et d'agir, et elles seules agissent. Les " phénomènes sociaux ", contrairement à la conception durkheimienne d'une réalité sociale sui generis hypostasiée , ontologiquement équivalente à celle des individus, ne sont qu'une résultante des actions individuelles et de leur interaction et interdépendance (il ne s'agit nullement en effet de nier les faits sociaux, mais simplement de résister à l'animisme social qui attribue l'être, la pensée et l'agir à ce qui en est dépourvu : la famille, le peuple ou la société par exemple, qui restent bien entendu des termes utilisables métonymiquement si l'on ne veut pas créer une novlangue libérale). Cet individualisme méthodologique dont se réclament les libéraux avec la sociologie contemporaine post-durkheimienne , est l'héritier inconscient, dans son langage propre, de la philosophie classique (aristotélico-thomiste) qui distinguait soigneusement la réalité première de la substance individuelle (le " proton on " seul " étant " réellement existant selon Aristote) de celle, dérivée ou seconde, de " l'accident " qu'est, en l'espèce, la relation sociale ou la société, ce réseau de relations sociales n'ayant pas d'existence séparée des sujets qui le composent. En revanche cette philosophie classique ne nie pas l'existence seconde ou la réalité propre à l'accident, comme tendent à le faire certains individualistes radicaux, qui franchissent la ligne rouge de l'individualisme méthodologique pour basculer dans l'individualisme ontologique et, par conséquent, dans le psychologisme social (la seule réalité des phénomènes sociaux étant alors d'ordre simplement psychologique) .
Ce point de rencontre philosophique a des conséquences politiques et sociales majeures : il signifie pour l'essentiel qu'il n'y a pas d'autre chemin pour la réforme sociale que celui de la personne humaine, pas d'autre voie de transformation de la société que celle de l'amélioration de l'individu. Cela veut dire a contrario que la révolution politico-sociale, la réforme radicale des institutions, la méthode du " grand soir " (marxiste, maurrassien ou anarcho-capitaliste) est par définition condamnée à l'échec, et par voie de conséquence, qu'il y a une contradiction originaire entre la conception chrétienne de la réforme sociale et la conception institutionnaliste, généralement socialisante mais pas nécessairement, de cette réforme politique et sociale, qui ne peut être qu'étatiste, violente et donc vaine par construction. Selon cette approche en effet, il s'agit de " changer l'autre ", le " méchant, le coupable, le jamais d'accord " y compris et surtout, à la fin, par la force (c'est malheureusement le seul langage que comprend cet être humain obstiné qui ne veut pas écouter son " ré-formateur " ) alors que le seul horizon fondamental possible de la réforme sociale ne peut être par définition, pour les libéraux et les chrétiens, que le " moi ", comme objet bien sûr et surtout comme sujet (d'un point de vue strictement temporel). Or chacun sait par expérience, quel que soit le degré de conversion auquel il a pu parvenir à la force du poignet et plus vraisemblablement par la grâce de Dieu, que cette ambition d'amélioration personnelle, pour " incontournable " qu'elle soit, ne peut avoir qu'une portée limitée tout en restant hautement réversible et précaire. L'idéal nécessaire de la réforme sociale par l'amélioration des personnes, des dirigeants politiques par exemple, doit donc toujours incorporer une certaine dose de modestie du côté de ceux qui s'en font avec raison les défenseurs résolus.
L'objet de cet article n'étant pas de viser un consensus " mou " ou une harmonie de façade entre des courants qui ne peuvent pas s'être considérés séculairement comme ennemis sans au moins certaines apparences de raison, il nous faut bien vérifier s'il est possible de dépasser la non contradiction, la convergence notée précédemment, et essayer alors de cerner les explicitations préalables indispensables, du côté libéral, à toute entente doctrinale possible. Pour cela, il nous faut aller au delà de la main invisible, envisager les réquisits supplémentaires à la culture et à la pratique du bien commun dans la vie sociale, sur lesquels certains libéraux contemporains, trop accaparés par le combat contre les socialismes et l'étatisme qui a envahi le champ social au XXe siècle, n'ont pas coutume de braquer les projecteurs, sans pour autant, à notre sens, y être opposés dès lors qu'ils sont formulés.
Nous partons désormais de l'acquis selon lequel dans une société libre et démocratique, aucun libéral conséquent n'admet que chacun peut faire tout ce que il veut, que tous les coups sont permis et ne soutient que la fin justifie n'importe quel moyen. Il y a des conditions et des limites à la loi de l'intérêt personnel. Nous allons nous efforcer de démontrer maintenant que non content que l'intérêt personnel soit soumis à des conditions et limites, il y a un au-delà de l'intérêt personnel, de la volonté propre et du droit individuel de chacun et qu'il faut, par conséquent aller au-delà de la main invisible. Il ne suffit pas que l'intérêt personnel gouverne pour que le monde aille à tout jamais de lui-même. L'intériorisation de l'intérêt d'autrui dans la fonction d'utilité de chacun et la prise en compte directe du bien commun sont nécessaires à l' élévation de " l'optimum social " et au dépassement définitif d'une philosophie politique selon laquelle " l'État " seul est capable de prendre en compte et produire l'intérêt général. Car, au fond, c'est l'État ou moi.
Au delà de la main invisible...
Les libéraux confesseront sans doute que la civilisation et la vie bonne en société requièrent plus que le suivi attentif par chacun de son propre intérêt dans le respect effectif des règles publiques (encore faut-il en revanche que les règles soient appliquées également par tous pour que leur bénéfice social s'en fasse sentir — d'ailleurs les " anti-libéraux " de tout acabit feraient bien de se rappeler dans diverses circonstances de ce principe fondateur de l'État de droit, au respect duquel les libéraux sont un peu trop seuls aujourd'hui à appeler ). Mais il leur faut sans doute réapprendre à parler positivement, et à mieux intégrer dans leur discours, sans réticence, cet au-delà de la main invisible, cet au-delà des droits de l'ego, qui fait aussi la société et cette qualité de la vie en commun qu'est la sociabilité. Intégrer le social sans arrière-pensée ni calcul n'est pas, peu ou prou, basculer dans le socialisme. Il convient de reconnaître qu'au delà de l'intérêt personnel, la vision d'un bien plus large que le sien propre, la volonté bonne et désintéressée, civilement et politiquement, sont non seulement pensables, mais également nécessaires à la réalisation des multiples biens communs à poursuivre, et que la préférence, par exemple, de son bien propre à celui de la société que l'on dirige ou à laquelle on participe, quelle que soit cette société (entreprise, association ou société politique), reste une faute morale, quand elle n'est pas une faute légalement et justement sanctionnée. On n'est pas dispensé de remplir le verre d'autrui, lorsque soi-même l'on n'a plus soif.
Il est vrai que la logique de l'intérêt est plus civilisatrice qu'on ne le retient habituellement, comme le philosophe Alain le faisait remarquer. En effet, le commerce et la guerre, la haine et la volonté d'échanger sont incompatibles. La volonté de s'enrichir en entrant dans des liens contractuels avec l'autre suppose que bien des passions aient été surmontées, que le temps et l'esprit de la vendetta soient dépassés. Échanger avec autrui, travailler pour autrui (pour le " marché ") suppose à la base un respect minimum d'autrui, une acceptation de l'autre comme pourvu d'une certaine, voire égale, dignité humaine. Il n'est pas possible de travailler, bien du moins, pour quelqu'un que l'on mépriserait trop. " Dans l'échange des choses, disait Levi Strauss, au sujet des sociétés "primitives", il y a bien plus que l'échange des choses. " L'intérêt, la société moderne fondée sur l'intérêt (et non plus sur l'honneur), l'échange (plutôt que le pillage), le souci de la prospérité pour tous est en fait plus civilisateur pour l'ensemble de la communauté humaine que ne l'est " l'esprit de conquête " fondée sur la loi du plus fort et de la jungle réelle, comme Benjamin Constant l'a définitivement établi. On peut d'ailleurs bien mesurer cela aujourd'hui par a contrario dans le domaine culturel, en constatant à quel point la passion idéologique s'exerce au mépris des intérêts réels du public et donc au détriment même des producteurs de la culture (théâtre, musique, cinéma, télévision...).
Toutefois, la froide logique de l'intérêt, heureusement substituée à la chaleureuse passion de la conquête et de la rapine (dont le cinéma ne cesse pourtant de se faire l'écho favorable dans un cadre de distraction purgative) ne suffit pas pour faire société dans le contexte d'une anthropologie réaliste " stoïco-chrétienne " selon laquelle, d'après Cicéron, et avant saint Paul, " video meliora proboque deteriora sequor " (je vois les choses qui sont meilleures et je les approuve, et pourtant je poursuis les moins bonnes). Il faut reconnaître que l'action individuelle dépassionnée, intéressée et légale n'est pas nécessairement bonne au sens moral du terme ou la meilleure possible du point de vue des interlocuteurs de l'ego agissant. Sans aller jusqu'à l'interprétation pessimiste et extrême de la lucidité de Jérémie (17, 9) , par le protestant Emmanuel Kant, pour lequel " l'homme est fait d'un bois si tordu qu'on ne saurait le redresser ", l'action individuelle intéressée peut être plus ou moins " socialement productive " (utile à autrui, au bien de l'ensemble).
On peut prendre quelques exemples simples pour illustrer cela.
Le rapport qualité-prix d'un restaurant ou d'un vin, pour prendre un produit dont l'appréciation a priori par le consommateur est si difficile, qu'elle ouvre au producteur une lucarne d'exploitation tentante que la concurrence aura du mal à résorber (il restera toujours d'infâmes piquettes en circulation), ne sera pas nécessairement et automatiquement optimal. Le commerce est libre, mais qui ne perçoit que la grande distribution ne cherche, par l'emplacement des produits selon la marque, par le déréférencement ou la menace de déréférencement des fournisseurs auprès de centrales d'achat très limitées en nombre, par le choix d' acheteurs déconnectés de la vente et au comportement bien établi de malfrat, à forcer la main des consommateurs et des fournisseurs pour imposer les produits de marque distributeur à plus forte marge pour elle-même. Dans le cadre d'un même contrat, légalement indiscutable, autrui peut être de facto plus ou moins respecté, plus ou moins gagnant, plus ou moins " exploité " selon l'intentionnalité effective des co-contractants. Le respect du contrat et du droit positif ne suffisent donc pas.
Certes, sur le long terme, tout mépris du consommateur est voué à la sanction, il n'en reste pas moins que l'éthique des acteurs est un puissant catalyseur de la main invisible et du bien être social immédiat (du bien commun temporel) et qu'il ne saurait être question de faire l'impasse de l'éthique, de l'éducation, de la promotion de l'honnêteté dans le discours doctrinal, à rebours d'une neutralité ambiante irréaliste parce qu'aveugle à la faiblesse humaine.
C'est peut-être à l'occasion des conflits d'intérêts quasi-permanents, que la nécessité sociale d'aller au delà de l'intérêt, et même au-delà du respect extérieur de la loi, en faisant appel en soi à une instance d'arbitrage supérieure à celle de l'intérêt ou même de la peur du gendarme, apparaît le mieux dans la vie ordinaire. Dans les conflits d'intérêts, il y a certes ceux qui sont évités par des organisations collectives plus performantes que d'autres (comme celles qui empêchent le cumul des mandats électifs locaux et nationaux par exemple ou empêchent l'État d'être à la fois juge et partie en interdisant les nationalisations), mais il y a aussi ceux du quotidien, du dirigeant à la tête d'une entreprise par exemple jusqu'au salarié le plus modeste, qui sont inévitables et qui requièrent une volonté chevillée au corps d'adopter ce que nos voisins suisses appellent un " comportement citoyen " : le meilleur des comportements personnels intéressés possibles d'emblée compatible avec les autres intérêts particuliers ou généraux en cause. On pourrait tout aussi bien parler d'honnêteté, ce nom ordinaire de la vertu de justice, ou encore de comportement éthique. Il y a donc des manières d'agir individuelles, des arbitrages d'intérêts qui sont plus ou moins spontanément et directement favorables aux divers biens communs avec lesquels ils sont en balance et qui supposent, pour être rendus, une liberté par rapport à ses intérêts, une capacité de décentrage propre à une volonté morale supérieure à la loi de l'intérêt personnel. Cela va du refus de jeter un paquet de cigarette vide par la fenêtre de sa voiture au rejet d'une proposition personnelle alléchante faite par la partie adverse au cours d'une négociation.
Il y a donc toute une gamme de mains invisibles possibles, d'optimums supérieurs à d'autres, et qui dépendent de la qualité de la volonté de ceux-là mêmes qui interagissent. L'intérêt individuel de l'entrepreneur ne s'identifie pas nécessairement à chaque instant avec celui de l'entreprise qu'il a créée et de ses diverses parties prenantes, les intérêts de l'entreprise à long terme avec ceux des actionnaires minoritaires qui souhaitent une rentabilité élevée à court terme. Sa préférence à lui variera selon son propre projet à l'égard de son entreprise. Bref, il n'est rien de mécanique dans les résultats sociaux de l'action humaine, rien qui dispense de la prise en compte directe du bien commun par l'acteur individuel. La prise en compte directe du bien de l'autre dans le mobile de mon action n'est pas un mal, une perversité du moi, mais un bien, et l'individualisme et l'égoïsme dans leur acception courante restent une faute de l'acteur, une limite regrettable.
Si rien en effet ne permet de penser que la parole du psalmiste nourrisse nécessairement et spontanément la pensée de l'acteur économique dans son quotidien :
N'allez pas compter sur la fraude
et n'aspirez pas au profit ;
si vous amassez des richesses
n'y mettez pas votre cœur,
cela ne l'empêche cependant pas le de définir un idéal praticable renvoyant à un optimum social de rang élevé et hautement désirable.
D'une manière plus générale, la logique de l'intérêt, de l'enrichissement et de l'accumulation, n'épuise pas les aspirations du cœur humain. Le besoin de donner, l'action désintéressée, la relation sans calcul, la réalisation de sa vocation intime, l'accomplissement scrupuleux de ses devoirs d'état, expriment aussi l'être humain dans sa réalité profonde et sa plurivocité, qui postulent des horizons plus larges que celui de l'intérêt personnel ou de la volonté propre, toujours susceptible de faire basculer l'individu dans un nombrilisme personnel, familial ou corporatiste, ou comme le souligne Patrick de Laubier, dans une version mesquine de la justice, lorsque celle-ci s'exerce en dehors de toute charité. En réalité, et in fine, la logique du don, celle du devoir et celle de l'intérêt ne sont pas, humainement, contradictoires mais complémentaires, à un niveau universel comme à un niveau individuel, même si ces " logiques " ne se situent indéniablement pas au même niveau d'humanité les unes que les autres. L'amour de soi n'est pas contradictoire avec l'amour d'autrui, puisqu'il en est au contraire l'école, mais être capable de s'abstenir de dîner pour qu'un autre obtienne satisfaction est indéniablement une preuve supérieure à celle qui consiste à se mettre à table soi-même. C'est au fond cette réalité humaine complexe qu'exprime Jean Paul II lui-même lorsqu'il souligne, à Tor Vergata, les difficultés de " ceux qui veulent vivre des rapports de solidarité et d'amour dans un monde où il ne semble y avoir d'autres valeurs que la logique du profit et de l'intérêt personnel ou de groupe ". Ce point mériterait bien des développements que d'autres sont sans doute mieux qualifiés pour faire, et auxquels Pascal Ide par exemple a déjà consacré un passionnant article dans cette revue .
Quant au niveau politique de l'action humaine, même s'il convient de se garder des illusions sur la nécessaire bienveillance publique, il paraît difficile d'attendre une bonne politique de la part d'hommes d'État qui ne seraient pas résolus à agir pour le bien de la collectivité qu'ils servent et par conséquent dotés d'une solide dose de bonne volonté au sens classique. L'absence de la notion de bien commun dans la philosophie islamique et l'insuffisance de tout sens pratique de l'intérêt général en Afrique ne trouvent-elles pas, dans l'incapacité politique et économique avérée de la plupart des pays africains et du Moyen Orient, leur inévitable sanction ? Le transfert des institutions occidentales, la qualité du système juridique, ne suffiront pas à assurer le développement, même s'ils sont indispensables.
La main invisible ne saurait suffire pour que le bien commun prévale. De bonnes lois, de bonnes mœurs, le sens éthique, le souci du bien des gens, une bonne politique y sont aussi nécessaires. Certes la philosophie de la main invisible, de la non contradiction systématique et même de l'harmonie probable entre les intérêts particuliers, entre le bien propre de la personne et le bien de la société est absolument nécessaire pour corriger le pessimisme radical qui inspire le jacobinisme et l'étatisme en général, pour qui l'homme et son agir sont a priori suspectés de porter atteinte à l'intérêt général par leur cupidité, de comploter contre les autres parce qu'ils se préoccupent légitimement d'eux-mêmes. Dans cette vision pessimiste, le bien commun est idéologiquement substantialisé en un intérêt général abstrait, détaché des personnes auxquelles ce bien doit justement être commun, dont l'État et les hommes de l'État seraient les seuls informés, les seuls promoteurs et les seuls garants. Mais il ne s'agit pas, en combattant légitimement ce modèle de l'État omniprésent (et finalement, par là-même, impuissant) de tomber dans le travers inverse de l'angélisme à l'égard de la personne humaine et de la manière qu'elle peut avoir de défendre ses intérêts, ou à l'égard de certains de ses intérêts ou de ses projets. L'image de la main invisible, ou la formule antérieure du physiocrate Mercier de la Rivière pour qui " l'intérêt personnel gouvernant, le monde va alors de lui-même " ne peuvent être prises au pied de la lettre.
L'être humain ne doit être a priori ni suspecté ni rêvé, il doit être à la fois respecté et contenu, mais aussi protégé et parfois aidé, y compris financièrement. Anthropologie réaliste oblige. Par conséquent, il n'existe pas de recette politique miracle que certains pourraient prétendre détenir a priori sur toute question et énoncer doctement, comme le faisaient les marxistes hier. L'intelligence politique, l'observation du réel dans sa complexité, ne sont pas facultatifs, ne seront jamais superflus. Il n'y a pas de pilotage automatique en politique.
Solidarité volontaire
L'accord doctrinal libéral-social minimal ici recherché et esquissé, à nos risques et périls vis-à-vis de l'un et l'autre côté, n'implique aucune politique unique et déterminée à l'avance, il est au contraire compatible avec une pluralité de politiques possibles selon les préférences des électeurs dans le cadre libéral des démocraties parlementaires, et ces politiques peuvent et doivent évoluer en fonction des circonstances, si l'on veut reconnaître une place au gouvernement des hommes. Cela veut donc dire qu'il laisse une grande place aux affrontements entre la sensibilité politique des partisans de l'État minimal et celle des partisans (du moins théoriquement) de l'État optimal selon la logique du principe de subsidiarité. Force est de constater cependant que face aux Leviathan contemporains inefficaces et corrompus, qui ont failli " détruire ou absorber " tout le tissu économique et social, les deux sensibilités politiques sont logiquement amenées à aller d'abord dans la même direction : celle de l'élargissement de la liberté personnelle et de la libre coopération ou de la solidarité " volontaire ", pour employer un terme redondant qui redonne son sens authentique au concept dévoyé de la solidarité .
Mais il est bon et fécond que demeure une tension permanente entre ceux qui, dans la ligne de la tradition biblique de défense de la veuve et de l'orphelin, mettent l'accent sur la protection des petits, des faibles et des handicapés, et ceux qui dans la logique de la création continuée qu'est la vie humaine, mettent l'accent sur la liberté d'action de la créature que Dieu a remis entre les mains de son propre conseil (Eccl. 15,15) et qui, par conséquent, est chargée de veiller sur elle-même et, à ce titre, ne saurait donc se désintéresser de son propre sort que de manière imprudente, coupable et socialement irresponsable.
Car il n'y a pas de contradiction, mais plutôt une synergie potentielle, entre ces deux courants, ces deux sensibilités. En effet, dans le champ temporel, que peut attendre l'autre de moi (et réciproquement moi de lui) si je ne tiens pas debout par moi-même, si je n'ai pas fait la preuve que je sais me prendre en charge ainsi que les miens. Nemo dat quod non habet (personne ne peut donner ce qu'il n'a pas), on en revient en matière politique et sociale à l'indépassable adage de la doctrine sociale traditionnelle de l'Église.
C'est au nom de cette synergie libérale et chrétienne que Raoul Audouin, fondateur du Point de rencontre libéral et croyant proposait récemment la définition suivante de la liberté : " Être libre c'est, en définitive, ne pas être empêché de remplir les devoirs que l'on se reconnaît en conscience. " Ainsi, " celui qui agit au rebours de son devoir abuse de la liberté, car il sait qu'il ne peut s'en réclamer, mais parie sur le "pas vu pas pris" ", que ce soit dans l'omission ou dans la commission.
B. CH.