LE MATERIALISME HISTORIQUE est le cœur de l'analyse marxiste de l'évolution politique et sociale. Selon cette théorie, en schématisant schématisant, l'évolution des modes de production finit par rendre obsolètes les rapports sociaux et les institutions politiques, et provoque des mutations qui sont de véritables changements de société.

Il serait sans doute simpliste de voir en Karl Marx un déterministe absolu, mais il est indéniable que le matérialisme dialectique développé par lui-même et ses disciples ne fait pas bon ménage avec la notion de libre arbitre. En particulier, le caractère déterminant des structures économiques et des rapports de production vis-à-vis des " superstructures " idéologiques et politiques laisse peu de place à l'initiative individuelle, à la créativité.

Dans le Manifeste du Parti communiste, où Marx exprime sa pensée de façon plus compréhensible que dans beaucoup d'autres textes, il écrit sans ambages : " Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience change avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale ? Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. " Et, avec une cohérence digne d'éloges, il s'applique à lui-même cette façon de voir les choses : " Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte des classes existante, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. "

Cet abandon aux forces de l'évolution contraste avec la révolte de Paul de Tarse contre la loi du péché, quand il pousse ce qui est le cri même de l'homme en quête de liberté : " Moi je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. [...] Je découvre cette loi : quand je veux faire le bien, c'est le mal qui se présente à moi. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur ; mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres " (Rm, 7 14-23). Le combat essentiel ne se situe plus dans la société, entre ceux qui sont dans le sens de l'histoire et ceux qui essayent de lui résister, mais au cœur de l'homme, entre des tendances opposées qui sont objectivement (selon la loi divine) les unes bonnes, les autres mauvaises, entre une pesanteur qui assujettit et une volonté qui vise à s'en libérer.

Karol Wojtyla fut très particulièrement confronté à cette opposition entre le matérialisme dialectique et la conception chrétienne de l'homme à la fois porté au mal par toutes sortes de forces, et fondamentalement libre. Il le fut intellectuellement par ses travaux de philosophie, et plus particulièrement par sa thèse, Évaluation de la possibilité d'édifier une éthique chrétienne sur la base du système de Max Scheler : il y développe, à partir du concret, selon la méthode phénoménologique, une conception de la vérité et de l'accès à la vérité qui ne dilue l'objectivité ni dans la subjectivité (comme le fait parfois la phénoménologie), ni dans l'historicisme, à la manière du marxisme.

Il le fut de façon existentielle, parce que l'occupation nazie et le joug communiste qui lui succéda en Pologne posaient la question que George Weigel résume ainsi : face à ces occupations et à leurs brutalités, " pourquoi des hommes et des femmes s'étaient-ils comportés comme des bêtes alors que d'autres avaient fait preuve d'un remarquable héroïsme ? Comment expliquer que, si certains individus étaient égocentriques au point de trahir leurs amis, d'autres se sacrifiaient noblement, offrant leur vie pour des êtres qu'ils connaissaient à peine ? " La question du libre arbitre se posait ainsi à Karol Wojtyla simultanément dans les faits – des faits tragiques – et dans son élaboration d'une éthique philosophique largement basée basée sur l'observation du vécu.

Si l'on en croit George Weigel, le professeur de philosophie de l'Université catholique de Lublin se caractérisait par son aptitude à tenir les deux bouts de la chaîne. Ainsi, " son aptitude à associer des données théoriques aux questions de la vie quotidienne donnait à ses cours un aspect concret qui plaisait à ses élèves " : le père Wojtyla n'a jamais séparé la théorie de la pratique. Une dizaine d'années plus tard, au IIe concile du Vatican, le jeune archevêque de Cracovie se distingua en montrant le caractère complémentaire, et non contradictoire, de la liberté de religion et de l'affirmation claire d'une révélation divine. La déclaration Dignitatis humanæ lui doit beaucoup, elle qui affirme : " L'une des vérités fondamentales de l'enseignement catholique, une vérité contenue dans la parole de Dieu et constamment prêchée par les Pères, est que la réponse de l'homme à Dieu par la foi devrait être libre, partant, que personne ne doit être contraint à embrasser la foi contre son gré. L'acte de foi est par sa nature même un acte libre. " La première encyclique de Jean Paul II se réfère d'ailleurs fortement à cette déclaration du concile sur la liberté religieuse.

Il appartenait donc tout naturellement à Jean Paul II de tenir pareillement les deux bouts de la chaîne qui va du conditionnement de l'homme par son environnement politique, économique et social, à la " liberté en tant qu'essence de la nature spirituelle de l'homme ", thème de prédilection des cours qu'il avait dispensés à Lublin. La notion de structure de péché fut l'instrument de cette articulation de notre liberté intrinsèque, ontologique, et de la dépendance où nous sommes de ce qui est et de ce qui a été. L'homme est un être dans le monde, soumis à de multiples influences, incapable de faire tout ce qu'il décide, mais les limites de sa liberté n'en sont pas la négation. Dans son extension, le libre arbitre peut être réduit, mais si petit soit son domaine, il y est le maître ; son intensité n'est pas annihilée par l'exiguïté de son territoire. Le vécu de Karol Wojtyla sous la botte hitlérienne puis sous un régime stalinien explique la profondeur qu'eut cette conviction pour l'homme comme pour le philosophe et pour le successeur de Pierre.

La deuxième expérience fondatrice de la notion lancée par Jean Paul II est probablement son sens aigu du lien, de l'interdépendance des êtres humains. Son sens du lien a fait de ce pape un grand voyageur s'il en est, un homme de contact. Nous dépendons les uns des autres. Et cela pas seulement dans l'instant, mais dans la durée : " Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des fils sont agacées. " La notion de structure de péché correspond à la face sombre de cette interdépendance : les péchés, comme les actes d'amour, façonnent le monde, ses institutions, ses lois, ses coutumes, ses modes de production et d'échange, la psychologie de ses habitants, sa physionomie géopolitique. Nous sommes conditionnés par les couches sédimentaires constituées de millions ou de milliards d'actes mauvais : elles forment notre environnement, nous ne pouvons pas faire qu'elles n'existent pas. Cependant, ce conditionnement ne réduit pas notre liberté à néant : il est la terre que nous devons labourer.

 

Les prémices de la notion

 

La première encyclique de Jean Paul II, Redemptor hominis, fut publiée quatre mois seulement après son élection. Ce texte traite de l'action rédemptrice de Jésus dans diverses dimensions ; la liberté y tient une place éminente, avec une insistance particulière sur le lien entre liberté et vérité, conformément à Jn 8, 22 : " Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres. " Mais il est aussi très marqué par certaines modes intellectuelles de cette époque encore imprégnée de marxisme. Ainsi plusieurs passages manifestent-ils un dirigisme planificateur : il déclare que " l'exploitation de la planète sur laquelle nous vivons exige une planification rationnelle et honnête ", et regrette que " le développement de la technique " ne soit pas " contrôlé ni organisé au plan universel ". On y trouve aussi des connotations tiers-mondistes qui peuvent paraître datées et désuètes au regard de travaux récents sur le développement, comme ceux de Hernando de Soto : le contraste entre la pauvreté de certains pays et la richesse de l'Occident y est présenté comme " un gigantesque développement de la parabole biblique du riche qui festoie et du pauvre Lazare ", avec l'idée que si certains disposent de beaucoup de biens, c'est obligatoirement au détriment d'autres, qui à cause d'eux souffrent de la faim. Le riche serait nécessairement un accapareur volant ce qui revient aux pauvres : on voit bien que le nouveau pape a quelque peine à sortir d'une conception selon laquelle la richesse viendrait de la rapine et de l'exploitation plutôt que du travail, de l'intelligence, de la moralité et de l'existence de certaines institutions.

Cependant, au sein même d'une rhétorique à la Fidel Castro pointe une analyse du plus grand intérêt. Soit par exemple le passage suivant du chapitre 16 :

 

L'ampleur du phénomène met en cause les structures et les mécanismes financiers, monétaires, productifs et commerciaux qui, appuyés sur des pressions politiques diverses, régissent l'économie mondiale : ils s'avèrent incapables de résorber les injustices héritées du passé et de faire face aux défis urgents et aux exigences éthiques du présent. Tout en soumettant l'homme aux tensions qu'il crée lui-même, tout en dilapidant à un rythme accéléré les ressources matérielles et énergétiques, tout en compromettant l'environnement géophysique, ces structures font s'étendre sans cesse les zones de misère et, avec elles, la détresse, la frustration et l'amertume.

 

Ces quelques phrases pointent des " injustices héritées du passé " et leur influence sur les structures actuelles : ainsi est introduite la dimension historique, et plus précisément l'idée que des injustices anciennes tendent à se perpétuer parce qu'elles ont imprimé leur marque à ces " structures et mécanismes [...] qui régissent l'économie mondiale ". Nous sommes des héritiers, et pas seulement d'hommes ayant fait progresser les sciences et les techniques, la division du travail et l'organisation des échanges, mais aussi de maladroits, d'ignorants, et d'hommes qui ont cherché à s'exploiter les uns les autres, à dominer sans souci du malheur d'autrui, à corrompre, à s'enrichir par la malhonnêteté et la violence. Autrement dit, nous héritons des conséquences à long terme de toutes sortes d'actes, qui diffèrent par leur pertinence technique ou économique, mais aussi par leur caractère moralement bon ou mauvais. Mieux vaut hériter de gens qui ont inventé l'écriture et la pénicilline que de ceux qui en sont restés au paléolithique ; mieux vaut aussi avoir eu des ancêtres ayant inventé la démocratie et la liberté que la tyrannie et l'esclavage, et l'amour du prochain que la guerre de conquête.

 

Un éclairage spirituel scientifiquement fondé

 

L'étape suivante dans la marche de Jean Paul II vers la création du concept de structure de péché est une exhortation apostolique à vocation typiquement spirituelle, dogmatique et pastorale : Reconciliatio et Pænitentia. Ce texte de 1984 pose le péché en tant qu'acte personnel et coupe court à la tendance alors très forte à socialiser la responsabilité. Cette tendance s'était notamment manifestée au Synode de septembre 1983 sur La réconciliation et la pénitence dans la mission de l'Église, dont l'exhortation constitua la conclusion. Les évêques avaient abondamment parlé de " péché social " et l'absolution collective était à la mode. Le Pape fit une mise au point très ferme :

 

Il est une conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux : cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui manifeste assez clairement sa dépendance à l'égard d'idéologies et de systèmes non chrétiens, pratiquement tout péché serait social, au sens où il serait imputable moins à la conscience morale d'une personne qu'à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l'institution, etc.

Or, quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux, plus ou moins étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, l'Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s'agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l'iniquité, voire l'exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s'épargner l'effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d'ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes.

Une situation – et de même une institution, une structure, une société – n'est pas, par elle-même, sujet d'actes moraux ; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise.

À l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs.

 

La préoccupation spirituelle du pape est en rapport direct avec ses convictions philosophiques et religieuses concernant la liberté. Nier la responsabilité personnelle au profit d'une responsabilité collective est incompatible avec l'existence de la liberté, elle-même essentielle au rapport de l'homme avec son créateur : il ne saurait y avoir de réponse à l'amour divin qu'en provenance d'hommes libres. De cette conviction en quelque sorte expérimentale, provenant de sa vie-même, Jean Paul II est passé, comme doit le faire une intelligence bien structurée, à la recherche d'un lien entre la liberté de chaque homme et ce que bon nombre des évêques appelaient péché social ou situations de péché. Il exprime ce lien avec solennité : " L'Église sait et proclame ! " Il s'agit donc pour lui d'une vérité particulièrement importante. Et cette vérité, c'est que " ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels ", que " à l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs ".

L'affirmation pontificale constitue une application pertinente de ce que, dans les sciences de l'homme et de la société, on appelle l'individualisme méthodologique. L'Église a été tentée par le holisme, c'est-à-dire la prédominance du tout sur les éléments qui le composent, et une sorte de personnification de ce tout, comme s'il s'agissait d'un acteur. Cette tendance à globaliser et à pratiquer l'anthropomorphisme en prêtant à des institutions ou à des groupes des intentions et sentiments qui ne se manifestent que chez des individus est naturelle au début de la constitution d'un champ scientifique : Durkheim a beaucoup fait progresser la sociologie, qu'il abordait de façon assez holiste, et la microéconomie néoclassique a commencé par traiter l'entreprise comme une entité, de même que le ménage. Ensuite vint l'ouverture de ces " boîtes noires ", l'individualisme méthodologique d'un Boudon, la théorie de l'agence et autres outils destinés à voir comment les choses se passent au sein des entreprises. Jean Paul II a fait franchir à l'Église catholique un pas analogue à celui que les scientifiques ont eux-mêmes accompli dans les différentes disciplines " sociales " : il a clairement établi l'homme (individu) comme acteur responsable, sans rien occulter de l'importance des institutions, structures, mentalités collectives et autres cadres de l'action humaine.

En passant du holisme à l'individualisme méthodologique, le problème est de montrer comment les actes individuels créent des réalités collectives. Quand on cesse de dire que l'entreprise travaille, parce que ce sont les hommes qui le font, il reste à expliquer comment les actions de plusieurs personnes (éventuellement des centaines de milliers) se coordonnent pour aboutir à la production et à la mise à disposition de biens et de services. Une partie importante des travaux de recherche en sciences humaines et sociales est axée sur des problèmes de ce type, à savoir la production des institutions, des conventions, des organisations et des structures par des actions individuelles. En affirmant que les " cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels ", le Pape ouvre un champ de recherches : savoir comment, concrètement, s'effectue cette accumulation, cette concentration, qui produit des effets structurels.

 

Le débouché sur les structures de péché

 

L'expression " structures de péché " apparaît pour la première et dernière fois, si je ne me trompe, dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis, signée par Jean Paul II le 30 décembre 1987. Elle y est ainsi définie :

 

Péché et structures de péché sont des catégories que l'on n'applique pas souvent à la situation du monde contemporain . Cependant, on n'arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent. [...] Par l'inobservance des dix commandements on offense Dieu et on porte tort au prochain en introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au delà des actions d'un individu et de la brève période de sa vie. On interfère ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage. [...] J'ai voulu introduire ici ce type d'analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s'agit d'un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des structures de péché.

 

Par la suite, Jean Paul II précisa ou appliqua à de nombreuses reprises la notion de structures de péché sans la nommer. Ainsi dans Centesimus annus, encyclique célébrant en 1991 le centième anniversaire de Rerum novarum, explique-t-il le rapport entre le conditionnement engendré par les structures de péché, et le libre arbitre : " On ne peut ignorer les innombrables conditionnements au milieu desquels la liberté de l'individu est amenée à agir ; ils affectent certes la liberté, mais ils ne la déterminent pas ; ils rendent son exercice plus ou moins facile, mais ils ne peuvent la détruire. " Et dans cette même encyclique il fournit deux exemples de ces conditionnements : les habitudes de consommation, qui peuvent être mauvaises si les vendeurs ont beaucoup joué sur les instincts les moins nobles, et si les acheteurs les ont suivis sur ce terrain (le Pape cite notamment la drogue et la pornographie) ; les relations internationales, qui peuvent dégénérer en conflits atroces comme ceux de la première moitié du XXe siècle à la suite d'une accumulation de rancœurs et de haines, elles-mêmes souvent motivées par des violences et des injustices.

Dans la Lettre aux familles de 1994, il oppose une " civilisation de l'amour " qui favorise l'épanouissement de l'homme et de la famille à une " contre-civilisation destructrice " qui le rend plus difficile et problématique. Cette contre-civilisation est édifiée par la conjonction de quantité de décisions, telles que celles de réaliser des " programmes culturels qui jouent sur les faiblesses de l'homme ", ou de laisser sa propre famille se disloquer, ce qui renforce " une forme particulière d'anti-civilisation ". Contre-civilisation ou anti-civilisation constituent à l'évidence des structures de péché, bien que Jean Paul II ne reprenne pas ce terme. La valorisation de l'amour libre, qui " cherche à apaiser la conscience en créant un alibi moral ", contribue à l'édification de cette contre-civilisation. Le Pape est également très sensible au rôle des médias et de la publicité : " Les moyens modernes de communication sont soumis à la tentation de manipuler le message, en falsifiant la vérité sur l'homme. L'être humain n'est pas ce dont la publicité fait la réclame ni ce qui est présenté dans les médias modernes. " Ce disant, il désigne à la fois une vaste collection de péchés, commis par ceux qui produisent des émissions " falsificatrices " et par ceux qui en assurent le succès commercial, et le résultat de cette accumulation de péchés individuels, à savoir la constitution et le renforcement d'un pan de la contre-civilisation, l'une des grandes structures de péché de notre temps.

Dans son ouvrage N'ayons pas peur de la vérité , Jean Paul II reprend, à nouveau sans le nommer, le mécanisme de la formation des structures de péché. Ainsi écrit-il :

 

" Sur le plan des relations interpersonnelles, le péché coïncide toujours avec des attitudes d'égoïsme, d'orgueil, d'ambition, d'envie et de haine ; tout cela engendre à son tour la corruption, l'hédonisme et la superficialité des relations réciproques ; en découlent les injustices, les dominations et les violences à tous les niveaux, ainsi que les situations conflictuelles entre les personnes, les groupes sociaux et les peuples. "

 

De même s'inquiète-t-il d'une " vaste et complexe situation d'esclavage dans le domaine moral ", qu'il explique ainsi :

 

Le péché dispose aujourd'hui de moyens d'asservissement des consciences qui sont bien plus puissants que par le passé. La force contagieuse des propositions et des mauvais exemples peut profiter des canaux de persuasion qu'offre la gamme multiforme des moyens de communication de masse. Et c'est ainsi que des modèles de comportement aberrants sont progressivement imposés à l'opinion publique, non seulement comme légitimes, mais comme le signe d'une conscience ouverte et éclairée. Ainsi s'instaure un subtil réseau de conditionnement psychologique que l'on peut bien assimiler à des liens qui empêchent une véritable liberté de choix..

 

Et le Pape de présenter l'Évangile comme capable de nous libérer de " ces chaînes modernes qui entravent la liberté naturelle de l'homme ". Dans ce passage, l'accumulation des péchés individuels qui aboutit à la constitution de structures de péché est expliqué par une " force contagieuse " ; on y retrouve, sans qu'il soit cité, le thème du mimétisme largement développé par René Girard : le péché de l'un est, pour l'autre, une invitation à faire de même.

Les guerres sont également présentées comme favorisées par une culture oublieuse de la vérité, culture qui est elle-même la conséquence de millions de choix effectués en faveur des positions les plus faciles, telles que le relativisme moral. Parce que les hommes ne se tournent pas assez vers Dieu, ce qui est le péché par excellence, ils ont en eux un " vide profond et aliénant ", qu'ils essayent de combler par diverses formes d'idolâtrie (" l'homme se prosterne devant mille idoles ") et cela les incline à faire la guerre par idéologie ou volonté de puissance (deux de ces idoles), à user de violence, de drogue, à se laisser prendre par des sectes. Là encore, la logique des structures de péché est à l'œuvre, dans un enchaînement qui conduit, ou du moins qui pousse (ce n'est pas un déterminisme, mais une forte influence) à se conduire de plus en plus mal.

Parmi les structures de péché, il en est deux, fortement liées, que Jean Paul II a sans cesse présente à l'esprit, c'est le relativisme, ou plus précisément " relativisme d'agrément personnel ", et le sécularisme. Le premier met presque tout sur le même plan, justifie un large éventail d'opinions et de comportements par la spontanéité ou la sincérité ; il évite d'avoir à réfréner ses penchants et autorise, du moins dans un premier temps, des relations plus faciles, puisqu'il sous-estime l'importance des divergences. Le second est selon Jean Paul II " une division entre la proposition de la foi et le style de vie, laquelle est devenue coutume, fait politique et culturel ". Une société sécularisée " exalte les réalités terrestres au point d'affirmer leur absolue autonomie par rapport aux valeurs religieuses et aux instances de la transcendance ". Au bout du compte, " on voit naître parfois une sorte de censure manifestée par des pressions de nature diverse, qui interdit de considérer la dimension religieuse comme importante pour la vie ". L'encyclique Véritatis splendor fut largement consacrée à lutter contre ces deux structures de péché. Elle analyse pour cela les causes du succès du relativisme : il constitue " l'attitude de celui qui fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans même avoir besoin de recourir à Dieu et à sa miséricorde ". Et les conséquences de ces péchés personnels sont lourdes au niveau collectif : " Cette attitude corrompt la moralité de toute la société, parce qu'elle enseigne le doute sur l'objectivité de la loi morale en général et le refus du caractère absolu des interdits moraux portant sur des actes humains déterminés, et elle finit par confondre tous les jugements de valeur. "

 

Un message d'espoir

 

Dans son dernier ouvrage, Mémoire et Identité , Jean Paul II revient avec force sur ce qui avait été le sujet de sa première encyclique, la rédemption. S'interrogeant sur les pires maux, il distingue cependant comme une " limite divine imposée au mal ". Lisons-le :

 

Il pourrait sembler que le mal des camps de concentration, des chambres à gaz, de la cruauté de certaines interventions policières, finalement de la guerre totale et des systèmes basés sur le désir de puissance — un mal qui, entre autres, effaçait de manière programmée la présence de la croix — il pourrait sembler, dis-je, que ce mal fut plus puissant que tout bien. Si toutefois nous regardons d'un œil plus pénétrant l'histoire des peuples et des nations qui ont traversé l'épreuve des systèmes totalitaires et des persécutions à cause de la foi, nous découvrirons que c'est principalement là que s'est révélée avec clarté la présence victorieuse de la croix du Christ. [...] Le sacrifice de Maximilien Kolbe dans le camp d'extermination d'Auschwitz n'est-il pas un signe de la victoire sur le mal ?

 

Et, pourrait-on ajouter, l'implosion du communisme soviétique ne démontre-t-elle pas que les structures de péché sont elles aussi fragiles, et peuvent être détruites autrement que par la force des armes ?

Dans Veritatis splendor, c'est à Augustin d'Hippone que Jean Paul II emprunte une analyse de la façon dont la liberté est présente et active en dépit de tous les conditionnements par la masse sédimentaire des péchés accumulés. L'évêque d'Hippone concevait la condition humaine comme " une liberté partielle et un esclavage partiel ". Jean Paul II fit de même. Tous deux estiment que, si les péchés personnels ont été remis par le baptême, il en reste néanmoins une faiblesse : " La faiblesse pèse en effet sur nous en partie et nous avons reçu une part de liberté. " Ainsi Jean Paul II tient-il les deux bouts de la chaîne, le conditionnement (notamment par les structures de péché) et la liberté. Il se situe ce faisant à proximité du paradigme des économistes, celui des choix sous contraintes : chacun de nous peut choisir par exemple ce qu'il achète, mais sous contrainte budgétaire, c'est-à-dire dans des limites imposées par ses ressources monétaires, et sous d'autres contraintes comme le temps dont il dispose, les informations qu'il possède ou peut acquérir. Les structures de péché sont des contraintes qui pèsent sur nous, allant jusqu'à provoquer ce que le Pape appelle dans Veritatis splendor " une ignorance invincible ", ou encore " des erreurs de jugement non coupables " : l'ambiance intellectuelle et morale dans laquelle nous sommes plongés, une éducation pernicieuse, peuvent rendre impossible une bonne perception de ce qui est bien et de ce qui est mal. Il n'en reste pas moins que, même dans les pires conditions, la conscience existe, et que sa voix offre un choix.

C'est l'importance de la conscience qui fait écrire à Jean Paul II : " L'Église se met toujours et uniquement au service de la conscience, en l'aidant à ne pas être ballottée à tout vent de doctrine au gré de l'imposture des hommes, à ne pas dévier de la vérité sur le bien de l'homme, mais, surtout dans les questions les plus difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer en elle. " La pire structure de péché est probablement celle qui se situe au plus intime de chaque être humain : la " déformation de la conscience ", à propos de laquelle le Pape cite Gaudium et Spes, texte essentiel du concile Vatican II : " Lorsque l'habitude du péché rend peu à peu la conscience presque aveugle. " Et là encore Jean Paul II tient les deux bouts de la chaîne : d'une part " il n'est jamais acceptable de confondre une erreur subjective sur le bien moral avec la vérité objective, rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni de considérer que la valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie et droite équivaut à celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une conscience erronée " ; d'autre part, " puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation de l'homme est réellement une, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit-Saint offre à tous, d'une façon connue de Dieu, la possibilité d'être associés au mystère pascal ".

 

Réflexions conclusives : structures de péché et politique

 

Le champ politique est clairement encombré, parasité, par de nombreuses et imposantes structures que les chrétiens sont fondés à nommer structures de péché. Karol Wojtyla était bien placé pour le savoir, lui qui a vécu successivement sous l'occupation nazie et sous le joug communiste. Et Jean Paul II, qui a consacré une grande partie de son énergie à parcourir le globe à la rencontre aussi bien des chefs d'État que des responsables religieux et des humbles, ne l'était pas moins. Sa préoccupation a été constamment de dissoudre, d'amoindrir les structures de péché politiques et géopolitiques, à la fois par sa parole et par des gestes dont il avait le génie, comme d'embrasser le sol sur lequel son avion venait de se poser, car il savait que l'amour est le meilleur solvant de ces concrétions de péchés accumulés au fil des siècles, et que l'amour se manifeste autant par des gestes que par des mots.

On peut être réservé pour des raisons factuelles et techniques sur certaines des propositions concrètes du Pape, par exemple la remise de leurs dettes aux pays pauvres , mais le sens de ses propositions est clair : il s'agit d'aplanir des obstacles, d'enlever des poids, bref, de dissoudre des structures de péché. À cet égard, la remise de la dette est symbolique : l'endettement excessif est souvent – et pas seulement dans le cas des pays pauvres – le résultat d'une accumulation de lâchetés, de choix des solutions de facilité, de détournements de fonds, d'incompétences coupables, à la fois de la part des responsables locaux et de leurs partenaires occidentaux, et c'est de cela qu'il faut faire table rase pour repartir du bon pied. Dans la liturgie, les catholiques qui implorent le pardon divin demandent à Dieu, littéralement, de leur remettre leurs dettes. Or n'est-ce pas le pardon, manifestation de l'amour en présence d'une faute, qui est l'instrument principal du nivellement des montagnes de ressentiment, voire de haine, qui dressent des groupes humains, comme des individus, les uns contre les autres ?

Jean Paul II a fort bien vu qu'il ne s'agissait pas seulement de pardonner, mais aussi de se faire pardonner, et pour cela de reconnaître ses fautes. Son livre N'ayons pas peur de la vérité est sous-titré Les fautes des hommes et celles de l'Église ; il y traite notamment d'un " crime énorme : la traite des esclaves ", présentée comme " un drame de la civilisation qui se disait chrétienne ", qu'il s'agisse de la déportation des Noirs en Amérique ou des " énormes souffrances infligées aux populations du continent sud-américain à l'époque de la conquête et de la colonisation ". Il y aborde aussi le cas de Galilée, qui " eut beaucoup à souffrir de la part d'hommes et d'organismes de l'Église ", conscient de l'obstacle que ce comportement a dressé à l'encontre de ce qu'il appelle " une concorde fructueuse entre science et foi ".

La volonté de Jean Paul II de " purifier la mémoire des haines du passé " est typique de sa lutte contre les structures de péché qui empoisonnent les rapports politiques entre les États et entre les peuples ou les ethnies. Il appliqua la même méthode s'agissant de la division des Églises chrétiennes, comme le montre notamment l'encyclique Ut unum sint consacrée à l'œcuménisme. Même s'il n'emploie pas le terme " structure de péché " à ce propos – l'usage du concept est permanent chez Jean Paul II, mais celui du terme reste rare – il est clair que la division des chrétiens est pour le Pape l'un de ces héritages du passé pécheur qui sont les structures de péché. Il écrit ainsi : " La division des chrétiens est en contradiction avec la vérité qu'ils ont la mission de répandre, et elle altère gravement leur témoignage. [...] Je pense au grave obstacle que constitue la division pour l'annonce de l'Évangile. " C'est pourquoi le Pape propose aux chrétiens de " revenir en esprit de repentir [sur] le consentement donné, surtout en certains siècles, à des méthodes d'intolérance et même de violence dans le service de la vérité. "

Au total, il apparaît que la notion de structure de péché élaborée par Jean Paul II, et utilisée par lui à d'innombrables reprises, bien que sans la nommer, ancre son discours dans un registre philosophiquement et scientifiquement solide. En effet, l'étude de l'action humaine, à laquelle se consacrent aussi bien les économistes que les psychologues, les sociologues que les anthropologues, les historiens que les psychosociologues, met en évidence l'importance des institutions, coutumes, opinions collectives, conventions et autres structures, comme facteurs explicatifs des comportements. Sans être déterminées par les structures, les actions humaines sont conditionnées par elles. Or ces structures sont des condensés d'histoire. Les décisions prises il y a longtemps sont toujours à l'œuvre, de quelque manière, car elles ont été incorporées dans les structures. L'homme n'a-t-il pas gardé de ses lointaines origines un " cerveau reptilien " et bien d'autres caractéristiques qui forment une partie de sa condition ? Les anthropologues ne nous expliquent-ils pas que nous réagissons en partie en fonction de ce que nos lointains ancêtres ont vécu durant le paléolithique puis le néolithique ?

Sans remonter si loin, nos systèmes de sécurité sociale, et les réformes qui sont entreprises à leur sujet, sont fortement influencés par les initiatives que le chancelier Bismarck prit dans les années 1880. L'interaction entre les structures politiques, économiques et sociétales, d'une part, et les actions humaines, d'autre part, est incessante : les structures conditionnent les actions, et celles-ci créent, transforment ou amoindrissent les structures. Tel est un des mécanismes de base de l'interdépendance entre les hommes. Le génie de Jean Paul II a été d'en prendre clairement conscience, et de mettre cette problématique au service de la réflexion philosophique et religieuse qu'il a élaborée et proposée à ses contemporains pendant près de soixante ans. Il a su montrer que la liberté de l'homme est créatrice jusque dans les conditionnements qui la limitent, puisque ces contraintes sont elles-mêmes pour une large part l'œuvre d'une multitude d'actions libres.

 

J. B.