LE PREMIER CONTACT avec la doctrine sociale de l'Église n'est pas nécessairement grisant : beaucoup des textes officiels qui la composent sont compassés et utilisent un langage éloigné à la fois de celui du quotidien et de celui des sciences humaines.

Pourtant, l'économiste qui, tout en gardant son esprit critique, persévère dans la lecture de ces pages parfois poussiéreuses même quand elles sont récentes, est récompensé : il y trouve une réflexion dont non seulement la portée morale, mais également le bien fondé au regard de sa discipline, sont de bon aloi. La découverte de la notion de structure de péché, notamment, ne peut pas ne pas lui procurer une vive satisfaction intellectuelle. Cette notion, dont la dénomination est due à Jean Paul II, a fort heureusement été intégrée en bonne place dans le récent Compendium qui synthétise la doctrine sociale de l'Église. Elle éclaire ce qui est à la fois une expérience quotidienne de tous les acteurs, et un paradigme fondamental de l'analyse économique : l'homme effectue des choix sous contraintes.

Les philosophes réfléchissent à la liberté et à son antithèse, le déterminisme. C'est la question du libre arbitre et du conditionnement. Certains voient l'homme comme un atome du corps social, emporté par ce corps qui suivrait ses propres lois. Ainsi Hegel écrivait-il dans La Raison dans l'histoire : " Les individus disparaissent devant la substantialité de l'ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n'empêchent pas qu'arrive ce qui doit arriver. " Dans Le Crépuscule des petits dieux (Grasset, 2006), Alain Minc cite ce passage et prend le contre-pied de Hegel : " La balle est revenue dans le camp des individus. Ceux-ci ne sont naturellement pas des atomes isolés, perdus dans un éther social : les pesanteurs économiques, l'atmosphère collective, les traditions historiques bornent leur liberté. Mais jamais les individus n'ont été aussi libres et seuls. Libres d'agir, d'entreprendre, de créer. "

Pesanteur, conditionnement, d'un côté ; liberté, responsabilité, de l'autre : tels sont les deux bouts de la chaîne que nous devons tenir quand nous réfléchissons à l'action humaine. Aucun homme ne peut prétendre agir sans être en partie déterminé par ses habitudes, ses structures mentales, son environnement, mais pour autant la plupart des êtres humains sont convaincus de disposer d'une certaine latitude, de quelques degrés de liberté. Ceux qui travaillent à comprendre, à développer et à faire connaître la doctrine sociale de l'Église mènent sur ce sujet, ou essayent de mener, une réflexion à la lumière de l'Évangile. La notion de structure de péché est l'un des plus importants parmi les instruments que propose le Compendium, à la suite de Jean Paul II, pour mener cette réflexion.

 

Première approche de la notion

 

Les concepts vont souvent par paires. Les structures de péché sont antithétiques à ce qui est un très grand concept de la doctrine sociale : la " civilisation de l'amour ", ou plus exactement cet aspect de la civilisation de l'amour que j'appellerai volontiers les structures de sainteté. Ces deux notions expriment les deux faces, la face lumineuse et la face sombre, d'une même dialectique entre le libre arbitre et les contraintes ou influences auxquelles sont soumises les actions humaines. Jean Paul II parle aussi à ce sujet, dans Reconciliatio et Pænitentia, de " loi de la chute " et " loi de l'élévation " : une âme qui s'élève élève le monde, une âme qui s'abaisse abaisse le monde, parce que les actes d'amour et les péchés font les uns et les autres boules de neige. Le problème est de savoir comment s'opère le phénomène boule de neige, le phénomène d'entraînement : c'est, pour la face sombre, l'objet de l'analyse des structures de péché. Elle peut se transposer, mutatis mutandis, à la face lumineuse, aux structures de sainteté.

En abrégé, voici. L'homme a toujours le choix entre le bien et le mal. Mais il est plongé dans un environnement qui lui rend plus ou moins difficile le choix du bien, qui l'incite et le conditionne plus ou moins à faire le choix du mal. Cet environnement se compose de structures : des lois et règlements, des coutumes, des institutions, des circuits économiques, des mentalités collectives, etc. Ces structures sont comme des massifs coralliens : elles sont constituées par une sorte de dépôt produit au fil du temps par des millions d'organismes vivants. Chaque fois que nous agissons dans le sens du bien, nous effectuons un dépôt qui agrandit, souvent de façon infinitésimale, les massifs coralliens dits structures de sainteté ; et réciproquement, chaque fois que nous agissons dans le sens du mal, nous ajoutons un petit quelque chose aux massifs coralliens dits structures de péché. Ce qui signifie que plus les hommes pèchent, plus les structures de péché sont florissantes, et plus nous sommes entraînés à mal agir. Tandis qu'inversement, plus les hommes se comportent par amour de Dieu et de leurs frères, plus les structures de sainteté sont présentes dans notre environnement, et nous avons plus de facilité à agir dans le sens du bien.

Toutes les actions n'ont pas une égale importance pour la construction de nos massifs coralliens. Alain Minc illustre son propos sur la liberté par des exemples d'hommes politiques ayant fait bouger leur pays, ou le monde : Helmut Kohl, pour la réunification de l'Allemagne ; Juan Carlos, pour l'instauration de la démocratie en Espagne ; Frederik de Klerk, pour la fin de l'apartheid en Afrique du Sud ; Margaret Thatcher, pour la conversion de la Grande-Bretagne à l'économie de marché ; et Clemenceau, dont il dit : " Clemenceau croyait au primat des individus car il était lui-même une force qui va. " Bien entendu, ces personnages historiques ont contribué plus que " l'homme de la rue " à construire les structures qui ont conditionné et conditionnent encore l'action humaine. Pour autant, ce primat des individus n'est pas réservé aux grands hommes : la doctrine sociale de l'Église le proclame haut et fort.

Au n. 126 du Compendium on peut lire : " Dieu [...] interpelle, à tous les niveaux du créé, l'homme comme liberté responsable. " Certes, il existe de grands acteurs de l'histoire, des hommes dont l'influence sur le cours des évènements dépasse celle du commun des mortels. Mais tout être humain fait des choix, et ses choix ont des conséquences, bonnes ou mauvaises : il n'existe pas d'homme dépourvu de toute influence. Penser que l'on n'a pas à agir parce qu'on a peu de moyens est une erreur ; Jésus l'explique clairement dans la parabole des talents (Mt 25, 14-30) : le serviteur à qui avait été confié un seul talent, parce qu'il n'avait pas de grandes capacités, n'était nullement dispensé de le faire valoir ; s'en étant abstenu, il est traité de " serviteur mauvais et paresseux ". Les structures de sainteté ne sont pas seulement l'œuvre de quelques géants du bien, les structures de péché ne sont pas l'œuvre seulement de quelques géants du mal : chaque homme ajoute un peu de matière à ces massifs coralliens.

À ce propos, nous devons distinguer l'importance spirituelle des actes, qui est personnelle, qui concerne la relation de chacun à Dieu, et leur importance sociale, leurs conséquences pour la société, l'économie, l'humanité. Comme Jésus le dit en Lc 16, 10 : " Qui est fidèle pour peu de choses [peu de chose aux yeux des hommes] l'est aussi pour beaucoup [beaucoup aux yeux de Dieu], et qui est malhonnête pour très peu l'est aussi pour beaucoup. " Celui qui décide pour un talent, sa décision a autant d'importance aux yeux de Dieu que celle de celui qui décide pour cinq talents ; l'importance intrinsèque, spirituelle, est la même, car en décidant pour de petites choses il a décidé en fait pour la plus grande qui soit, sa relation à Dieu. Songeons à la scène dans laquelle Jésus glorifie le don d'une piécette fait par une pauvre femme : l'amour manifesté par cette femme était plus grand que celui d'un homme riche faisant don d'une grosse somme. Les actes des puissants comptent davantage que ceux des petits pour la croissance des structures qui conditionnent la vie des hommes, mais ils n'ont pas pour autant plus d'importance intrinsèque, plus de prix aux yeux de Dieu.

 

La notion de structure de péché telle que l'exposent Jean Paul II et le Compendium

 

Le Compendium parle d'abord du péché originel, en reprenant une phrase du Catéchisme de l'Église catholique : " En cédant au tentateur, Adam et Eve commettent un péché personnel, mais ce péché affecte la nature humaine, qu'ils vont transmettre dans un état déchu. " Le premier péché ne déroge donc pas à ce que le rédacteur du Compendium exprime ainsi peu après (n. 117) : " Tout péché est personnel sous un aspect ; sous un autre aspect il est social, du fait et parce qu'il entraîne aussi des conséquences sociales. " Parmi ces conséquences sociales, il en est qui sont directes : " péché commis contre la justice dans les rapports de personne à personne ou de la personne avec la communauté ... ". Mais il existe aussi des conséquences indirectes, que le Compendium expose ainsi :

 

Les conséquences du péché alimentent les structures du péché. Celles-ci s'enracinent dans le péché personnel et, partant, sont toujours liées à des actes concrets des personnes qui les engendrent, les consolident et les rendent difficiles à éliminer. C'est ainsi qu'elles se renforcent, qu'elles se répandent, qu'elles deviennent sources d'autres péchés et conditionnent la conduite des hommes. Il s'agit de conditionnements et d'obstacles qui durent beaucoup plus longtemps que les actions accomplies dans le bref laps de temps de la vie d'un individu, et qui interfèrent aussi dans le processus du développement des peuples.

 

Au fond, on pourrait dire que " structure de péché " est une façon intellectuelle de transcrire le dicton biblique : " les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils ont été agacées. "

Le premier texte dans lequel, à ma connaissance, Jean Paul II a vraiment préparé l'introduction du concept de structure de péché est une exhortation apostolique à vocation typiquement spirituelle, dogmatique et pastorale : Reconciliatio et Pænitentia. Ce texte de 1984 pose le péché en tant qu'acte personnel et coupe court à la tendance alors très forte à socialiser la responsabilité. Cette tendance s'était notamment manifestée au Synode de septembre 1983 sur La Réconciliation et la Pénitence dans la mission de l'Église, dont l'exhortation constitua la conclusion. Les évêques avaient abondamment parlé de " péché social " et l'absolution collective était à la mode. Le Pape fit une mise au point très ferme :

 

Il est une conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux : cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui manifeste assez clairement sa dépendance à l'égard d'idéologies et de systèmes non chrétiens, pratiquement tout péché serait social, au sens où il serait imputable moins à la conscience morale d'une personne qu'à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l'institution, etc.

Or, quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux, plus ou moins étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de nations, l'Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s'agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l'iniquité, voire l'exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s'épargner l'effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d'ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes.

Une situation – et de même une institution, une structure, une société – n'est pas, par elle-même, sujet d'actes moraux ; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise.

 

 

 

" À l'origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. "

 

L'expression " structure de péché " n'est pas encore employée, mais tout est dit, le concept est parfaitement bien défini.

De " situation de péché " en 1984, Jean Paul II va passer à " structures de péché " en 1987, dans l'encyclique Sollicitudo rei socialis.

 

Péché et structures de péché sont des catégories que l'on n'applique pas souvent à la situation du monde contemporain. Cependant, on n'arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent. [...] Par l'inobservance des dix commandements on offense Dieu et on porte tort au prochain en introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au delà des actions d'un individu et de la brève période de sa vie. On interfère ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage. [...] J'ai voulu introduire ici ce type d'analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s'agit d'un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des structures de péché.

 

Dans la lignée de cette encyclique, le Compendium (n. 332) exhorte à " combattre, dans l'esprit de la justice et de la charité, où qu'elles se présentent, les "structures de péché" qui engendrent et maintiennent la pauvreté, le sous-développement et la dégradation. Ces structures sont édifiées et consolidées par de nombreux actes concrets d'égoïsme humain. " Il applique particulièrement la notion au sous-développement (n. 446) : " Le sous-développement semble une situation impossible à éliminer, presque une condamnation fatale, si l'on considère le fait qu'il n'est pas seulement le fruit de choix humains erronés, mais aussi le résultat de "mécanismes économiques, financiers et sociaux" et de "structures de péché" qui empêchent le plein développement des hommes et des peuples. " Enfin, le Compendium cite encore Sollicitudo rei socialis : " Une attention inadéquate à la dimension morale conduit à la déshumanisation de la vie en société et des institutions sociales et politiques, en consolidant les "structures de péché" " (n. 566).

 

Structures de péché et sciences humaines

 

Le concept de structure de péché est ainsi bien présent dans le Compendium, mais il me semble qu'il y a encore beaucoup à faire pour en comprendre toute la pertinence, la richesse, et pour s'en servir. Donnons une idée de ce qui pourrait être fait dans ce sens, en renvoyant pour de plus amples développements au livre que j'ai écrit sur ce sujet avec Denis Lensel, Les Autoroutes du mal , et à mes articles " Les structures de péché : une avancée conceptuelle autant que spirituelle due à Jean Paul II " (Liberté politique) et " Salaires des fonctionnaires et structures de péché " (Décryptage).

Au niveau scientifique, la notion se rattache à l'individualisme méthodologique, paradigme classique pour les économistes, adopté également par une partie des sociologues . L'individualisme méthodologique s'oppose au holisme : pour le premier, les groupes, sociétés, institutions, ne sont pas des acteurs, si ce n'est par commodité de langage, mais des regroupements d'acteurs individuels ; c'est au niveau de la personne qu'il existe une volonté, une liberté, un être engagé dans l'action ; traiter un ensemble de personnes comme un acteur ayant ses objectifs, ses valeurs, ses sentiments, ses satisfactions ou insatisfactions, sa volonté, est une erreur nommée anthropomorphisme : on plaque sur une entreprise, un pays, un Etat, une association, etc., des schémas et des concepts qui sont faits pour des êtres humains. Le holisme, au contraire, considère volontiers un peuple, un État, une classe sociale, comme un être sui generis, doté d'une personnalité, d'une volonté, et autres attributs de la personne humaine. La citation de Hegel correspond à cette primauté de la société, du tout, sur les individus qui la composent : ces derniers n'ont guère d'importance, d'autonomie, de liberté : ils ne sont guère plus que des rouages. Alain Minc, au contraire, en indiquant la primauté de la liberté individuelle, et le fait que les évolutions sociales sont l'œuvre de personnes, se rattache à l'individualisme méthodologique.

Des membres de l'Église catholique ont été tentés par le holisme, que ce soit sous sa forme marxiste ou sous d'autres formes. Il en est résulté la conception collectiviste du péché contre laquelle Jean Paul II a pris position : le péché n'était plus considéré comme une affaire entre un homme et Dieu, mais comme l'acte d'un groupe, d'un pays, d'une société . En conséquence, plus personne n'était vraiment responsable de ses actes : le mal venait toujours de la société, ou d'entités telles que " l'internationale du capital ". La notion de structure de péché a permis de conserver ce qu'il y avait de fondé dans cette vision globalisante, à savoir que notre liberté n'est pas absolue, que nous sommes conditionnés et encadrés par bien des structures, tout en affirmant le caractère irréductible et primordial de la liberté individuelle et de la responsabilité qui va avec.

L'idée de structure de péché est géniale en ce qu'elle met en évidence un double lien de cause à effet entre les décisions individuelles et les structures : non seulement nos actes sont " sous contrainte ", comme on dit en économie, conditionnés par tout ce qui existe, mais réciproquement ce qui existe et qui conditionne les actes individuels est leur produit, le résultat d'un grand nombre d'actes personnels. Autrement dit, la notion de structure de péché correspond à l'une des vérités les plus profondes : celle qu'exprime trivialement l'histoire de l'œuf et de la poule. Cette image n'est une plaisanterie qu'en apparence. L'œuf vient de la poule, et la poule vient de l'œuf : ainsi va le monde, parce qu'il n'est pas immobile, parce que le temps existe, et qu'il y a des générations successives de poules. L'œuf fait passer d'une génération à l'autre. Les économistes ont amélioré leur outillage depuis quelques décennies en mettent au point des modèles dynamiques à générations imbriquées ; ils ne peuvent qu'être heureux de voir un philosophe devenu Pape faire faire à la pensée ecclésiale, à sa manière, le même progrès. Les actes de l'instant T exercent une influence sur les actes des instants T+1, etc., T + n, et cette influence passe par les structures, qui sont modelées par les actes et qui les conditionnent. Là, un économiste se retrouve vraiment dans son élément, et comme il n'est pas tellement fréquent que la hiérarchie catholique lui fasse ce plaisir, pourquoi ne le savourerait-il pas, ce plaisir ? Par parenthèse : les Évangiles, eux, sont dans leur intégralité un vrai régal pour l'économiste.

Voyons maintenant quelques exemples de l'usage que l'on peut faire concrètement de la notion de structure de péché, et de son symétrique les structures de sainteté.

 

Exemples d'usage pratique de la notion

 

Prenons d'abord les habitudes. On parle moins qu'à une époque des " bonnes habitudes " et des " mauvaises habitudes ", mais la réalité n'a rien perdu de son importance. Chacun sait que si l'on prend l'habitude de se brosser régulièrement les dents, cela devient une sorte d'automatisme, fort utile pour éviter les caries. Une habitude est une structure psychologique, qui correspond à des connections neuronales et à d'autres phénomènes physiologiques. L'enfant obéissant, s'il a des parents qui savent l'éduquer, acquiert de bonnes habitudes, qui par la suite lui faciliteront la vie et rendront plus agréable celle des autres ; l'enfant désobéissant, en revanche, va prendre d'autres habitudes : se rebeller à mauvais escient, monter les personnes les unes contre les autres (son père contre sa mère, par exemple, pour éviter d'obéir), etc. Le coût économique des mauvaises habitudes est considérable : par exemple, l'automatisme de pinaillage face à l'autorité et de dissipation qui s'est renforcé chez les enfants depuis les années 1960 se traduit en France par une diminution d'au moins 20 % du rendement de l'institution scolaire, c'est-à-dire par un gaspillage d'environ 35 milliards d'euros chaque année. Nos enfants auraient-ils acquis de bonnes habitudes en la matière, le problème du déficit public serait résolu aux deux tiers !

Quel rapport avec les structures de péché ? Nous sommes en plein dedans. Il y a les actes de désobéissance de l'enfant qui, en se multipliant, produisent en lui une propension à se comporter de manière nocive (manque de discipline et de politesse). Il y a les actes de démission des parents, qui choisissent trop souvent la solution de facilité : ne pas faire preuve d'autorité au moment où il le faudrait. Mais ce n'est pas tout. L'exercice de l'autorité est plus difficile pour les parents, et l'obéissance moins facile pour les enfants, parce que des millions d'actes, ou des milliards, ont sapé l'autorité parentale et construit peu à peu une culture du bavardage, de la contestation sans fondement et de l'irrespect. Cela va d'écrits pédagogiques ou philosophiques en apparence fort savants à des exemples en cours de récréation ou dans le quartier, en passant par des films, des émissions de télévision et de radio. Le mimétisme, particulièrement développé dans l'espèce humaine, fait que chaque comportement d'indiscipline ou d'impolitesse non sanctionné crée une incitation à faire de même : la structure de péché se met en place dans les têtes, même si on la caractérise à juste titre comme un phénomène social, comme une mentalité collective.

Une structure de péché est souvent très complexe. Dans cet exemple de la mauvaise éducation, les parents ne sont pas seuls coupables, loin de là. Dans ma fratrie, nous disions avec une pointe d'humour à ceux qui nous disaient mal-élevés qu'ils se trompaient : nous avions mal profité de l'excellente éducation que nos parents nous avaient donnée. Cette formule sonnerait encore plus vrai aujourd'hui : combien de parents s'arrachent les cheveux parce que leurs efforts éducatifs sont torpillés par la mentalité et les modèles que véhicule toute une " culture jeune ". Prenons certaines radios ciblant les jeunes : des personnes trouvent le moyen de gagner leur vie (les salariés de ces radios) ou de faire des profits (leurs actionnaires) en flattant systématiquement ce qu'il est convenu d'appeler des bas instincts. Leurs actes contribuent à développer cette structure de péché qui rend l'éducation plus difficile. On pourrait parler de même du matraquage télévisuel qui " normalise " la violence, la sexualité sans amour, le divorce, la drogue ; ou encore des jeux vidéo ultra violents, dont l'influence sur la violence adolescente est probablement assez forte : tout cela est le résultat d'actes professionnels et financiers qui sont mauvais en ce sens qu'ils mettent en circulation des produits nocifs pour la santé morale ; et tout cela renforce une structure de péché qui rend plus difficile la fonction des parents et des enseignants, ainsi que l'acquisition par les jeunes de " bonnes habitudes " au sens le plus large du terme.

 

Prenons maintenant un problème que la crise des banlieues et l'affaire d'Outreau ont mis en vedette : les insuffisances de notre système de traitement des comportements délictueux et criminels. Quand on lit l'ouvrage de Lucienne Bui Trong, Violences urbaines (Bayard, 2000), ainsi que ses interviews de novembre 2005, on découvre une partie des structures de péché qui exercent une influence importante sur le comportement des jeunes, et particulièrement des jeunes africains, des banlieues dites sensibles. Cette femme fut professeur de philosophie avant de devenir commissaire de police et, comme telle, responsable de la cellule " villes et banlieues " (initialement nommée " violences urbaines ") aux Renseignements généraux. Elle écrit : " [dans mes notes], je démontrais l'existence d'un sentiment d'impunité chez les jeunes, ce qui passait, à juste titre, pour une critique de la politique pénale en cours à cette époque. " Ses supérieurs l'en blâmèrent, lui reprochant d'être trop normative. Elle explique : " J'allais en effet à l'encontre d'un certain courant politique qui refusait la notion de faute individuelle pour les casseurs, et n'envisageait que la culpabilité collective de la société. " Ainsi Lucienne Bui Trong s'est-elle trouvé face au même problème que Jean Paul II : une mentalité qui refuse de regarder la réalité en face et qui excuse tout comportement déviant au prétexte que la société est mauvaise. Cette mentalité est en elle-même une structure de péché, qui rend difficile l'action éducative et répressive, en justifiant le discours contestataire des casseurs et autres délinquants ou pré-délinquants. Lucienne Bui Trong a eu affaire au " politiquement correct ", à la langue de bois des vérités officielles. Lisons-la : " Comme je m'appuyais sur des informations souvent confidentielles, j'étais en décalage avec les descriptions plus édulcorées de la presse et avec le discours contestataire des casseurs. Je donnais une vision plus sombre des jeunes en question et paraissais donc plus critique, "sécuritaire". Bref, j'étais "politiquement incorrecte". " Quand on refuse ainsi de voir la vérité, on ne risque pas de résoudre les problèmes.

La notion de structure de péché permet d'aborder ce problème, comme tant d'autres, de façon réaliste. D'abord en analysant les structures de péché qui orientent des jeunes vers des actes de vandalisme et de violence, sans pour autant nier leur responsabilité personnelle : l'approche de Jean Paul II et de la Doctrine sociale de l'Église tient les deux bouts de la chaîne. Il faut connaître les facteurs qui font de la violence une voie tentante, non pas pour absoudre les auteurs de violence, mais pour s'attaquer plus efficacement aux dits facteurs.

Venons-en aux ratés de l'institution judiciaire. Là encore, la doctrine sociale de l'Église n'incite certainement pas à écarter l'idée de responsabilité personnelle de différents magistrats et officiers de police judiciaire : qu'il soit juge, procureur ou incendiaire de voitures, chacun est responsable de ses actes. Mais elle incite aussi à regarder quelles structures de péché peuvent inciter à mal faire leur travail ceux qui sont en charge d'établir les faits et de prendre des décisions judiciaires. En particulier, l'inflation législative et réglementaire et la complication de la procédure ne peuvent pas être écartées de l'enquête. Les tribunaux font souvent de l'abattage : ils doivent instruire et juger un nombre d'affaires qui serait déjà excessif si les textes étaient stables, simples et clairs et les procédures adaptées à une justice de masse, et qui est rédhibitoire dans le cadre fourni par le législateur et l'autorité réglementaire. Les membres des gouvernements successifs et leurs équipes, qui en France font le gros du travail législatif, ainsi que les parlementaires et ceux qui les assistent, en accumulant des textes mal conçus et mal rédigés, contribuent à créer une structure de péché qui rend difficile pour ceux qui rendent la justice et ceux qui les assistent de travailler de façon rapide et efficace.

Il existe bien évidemment une foule d'autres facteurs qui concourent à la qualité insuffisante du service public de la justice ; il ne saurait être question de les passer en revue ici : notre but est simplement de montrer que la notion de structure de péché fournit un cadre bien adapté à l'étude d'un tel problème, dans une perspective qui allie la rigueur analytique, la recherche objective des facteurs qui conditionnent les comportements individuels, à une idée claire de la liberté et de la responsabilité personnelle de chaque acteur.

 

Conclusion : la conversion

 

Le Compendium, dans sa conclusion, cite un passage de Veritatis splendor qui exprime " la conviction de la nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence. " Telle est bien la conclusion à laquelle conduit, sur le plan des actions à entreprendre, la théorie des structures de péché. Parce que ce qui conditionne les actions humaines à venir est le résultat des actions humaines antérieures, la clé du progrès est la conversion personnelle. Des hommes plus ouverts à l'amour de Dieu et de leurs frères agiront mieux, ou moins mal, et il en résultera une certaine érosion des structures de péché qui conditionnent nos choix dans un sens mauvais, ainsi qu'une certaine croissance des structures de sainteté, qui nous rendent le bien plus facile d'accès.

Je repense à un ami dont la conviction était que pour changer le monde, il fallait changer le cœur de chaque homme. Tel est bien, me semble-t-il, le message numéro 1 de la doctrine sociale de l'Église : la conversion personnelle détermine l'amélioration des structures. Elle ne nous dit pas quelles lois il faut rédiger, quelles institutions il faut créer, mais comment il faut procéder pour que les lois et les institutions et bien d'autres choses s'améliorent. Le péché, et plus exactement des milliards d'actes personnels contraires à l'amour de Dieu et du prochain, sont à l'origine de ces institutions, mentalités, et mécanismes qui nous entraînent vers le bas comme la pesanteur. Ces structures de péché ne seront déconstruites, et remplacées par des structures de sainteté, que par des milliards d'actes d'amour.

Mais attention ! Pour un économiste, un acte d'amour n'est pas ordinairement un acte fou, irrationnel, étranger au monde de la production et des échanges. C'est bien souvent l'accomplissement consciencieux de son devoir d'état (expression malheureusement absente de l'index analytique du compendium), le travail exigeant, que ce soit celui des mains, de la matière grise, ou des deux à la fois. J'aurais souhaité que cet aspect là fut davantage marqué dans le Compendium, car il me semble que, dans le domaine économique et social, le premier des péchés est la paresse, et notamment la paresse intellectuelle, qui conduit à dire et à faire tellement de sottises. Néanmoins, le Compendium, sans être aussi disert sur le sujet que je l'aurais souhaité, est loin d'être muet, puisqu'on lit dans son dernier chapitre, outre un appel à un " effort soutenu de formation culturelle et professionnelle " (n. 546), deux conseils qui me semblent en harmonie avec celui que donnait à ses enfants le laboureur de Jean de La Fontaine (" travaillez, prenez de la peine ") : 1/ une exhortation à agir avec prudence, vertu dont il est écrit : " Elle clarifie la situation et l'évalue [...] le premier moment est caractérisé par la réflexion et la consultation pour étudier le sujet en se prévalant des avis nécessaires ; le deuxième est le moment de l'analyse et du jugement sur la réalité à la lumière du projet de Dieu " (n. 547) ; 2/ une invitation à développer " la connaissance des situations, analysées avec l'aide des sciences sociales et des instruments adéquats ; la réflexion systématique sur les réalités... " (n. 568).

Cette invitation ne porterait-elle pas tout particulièrement sur les structures de péché ? Travailler à l'étude de celles-ci, et conjointement des structures de sainteté, est certainement l'une des façons dont nous autres spécialistes des sciences humaines et sociales devons entendre le message de Jésus disant aux 72 disciples (Lc 10, 2): " La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux ; [...] Allez ! " Et nous devons aussi nous souvenir de son avertissement, terriblement réaliste : " Il y aura toujours des pauvres parmi vous ", autrement dit : il y aura toujours des structures de péché en ce monde. Oui, travaillons, donnons-nous de la peine, c'est le fonds qui manque le moins.

 

J. B.

 

 

 

 

 

*Économiste, professeur à l'université Jean-Moulin (Lyon III).