La division de l'Europe slave entre occidentale-centrale et orientale ne remonte pas à la nuit des temps mais s'est imposée petit à petit au cours de l'histoire. D'un côté les Tchèques, les Croates, les Polonais, de l'autre, les Serbes, les Russes et les Bulgares.

Cette distinction est fonction de l'appartenance des uns au monde latin et des autres au monde byzantin, comme en témoigne notamment leur alphabet — latin chez les premiers, cyrillique chez les seconds — , selon qu'ils ont été évangélisés par Rome ou par Constantinople.

Un des traits propres à l'évangélisation des Slaves, c'est qu'elle s'est faite initialement dans leur propre langue. Le mérite en revient à deux frères, Constantin-Cyrille (v.827-869) et Méthode (825-884), lettrés grecs de Thessalonique. Élevés dans la capitale de la Macédoine, et donc au contact des Bulgares et autres Slaves du sud dont ils connaissaient la langue, les deux frères entreprirent, à la demande du patriarche de Constantinople Photius, de traduire en macédonien le Nouveau Testament, le Psautier et la liturgie grecque. Ils inventèrent à cette fin un alphabet spécial, dit " glagolitique ", ultérieurement simplifié en alphabet dit " cyrillique ".

Bien plus à l'ouest, le roi Rastislav de Moravie, soucieux de se rapprocher de Byzance et d'épargner à ses sujets les méthodes brutales des missionnaires francs, avait demandé au pape que ses territoires puissent être évangélisés dans leur propre langue et avait pour cela fait appel aux deux frères . Ceux-ci traduisirent donc en vieux-slave, ou slavon — à l'époque les langues slaves étaient loin d'être aussi différenciées qu'aujourd'hui — la messe et l'office romain. On notera que la liturgie slave occidentale resta longtemps en usage après la relatinisation de ces pays, notamment en Croatie, sous le nom d'office glagolitique (au début du xxe siècle le compositeur morave Leos Janacek allait en raviver le souvenir avec sa " Messe glagolitique ").

C'est à ce double titre d'évangélisateurs des Slaves du Sud comme des Slaves de l'Ouest que saints Cyrille et Méthode ont pu être appelés, conjointement avec saint Benoît, patrons de l'Europe.

 

De la main des Grecs

 

Quand, un siècle plus tard, le prince de Kiev Vladimir se fit baptiser, ce ne sont donc pas des raisons linguistiques qui l'amenèrent à choisir pour marraine Constantinople plutôt que Rome puisque le rite romain pouvait être célébré en langue slave. Les Russes avaient d'ailleurs déjà établi des liens avec l'Église slave tchéco-morave comme en témoigne par exemple la popularité chez eux de saints tchèques comme Ludmila et Venceslas (Viatcheslav). Si Vladimir choisit en 988 de recevoir le baptême des Grecs plutôt que des Latins, c'est surtout pour des raisons que nous qualifierions aujourd'hui de culturelles et de géo-politiques, car les liens avec Byzance étaient plus forts qu'avec le monde latin. Les circonstances du baptême de Vladimir sont les suivantes.

Prince varègue, c'est-à-dire viking, Vladimir avait aidé ses voisins les empereurs byzantins Basile ii et Constantin vii à mater l'insurrection de Bardas Phocas. En échange, il voulait la main de leur sœur Anne. C'était beaucoup demander car, outre qu'elle était la sœur de deux basileus, Anne avait aussi pour cadette Théophanie, veuve de l'empereur d'Allemagne Othon ii († 983). En épousant Anne, Vladimir entrerait donc dans une famille qui réunissait les deux moitiés de l'empire romain. Aussi les empereurs tergiversèrent-ils. Pour leur forcer la main, Vladimir attaqua la ville de Chersonèse, capitale de la Chersonèse taurique, et s'en empara. Les deux empereurs s'exécutèrent alors, exigeant néanmoins qu'avant d'épouser leur sœur il reçût le baptême. Ce qu'il fit, à Chersonèse même. Avec sa nouvelle épouse, il ramena à Kiev des prêtres grecs qui baptisèrent le peuple dans le Dniepr. C'est donc de la main des Grecs que la Russie reçut le baptême.

Ce choix de Vladimir allait être déterminant pour toute la suite de l'histoire de la Russie. En effet, si l'Église d'Orient et l'Église d'Occident n'étaient pas encore séparées en 988, si le schisme de Photius (867) avait été surmonté, celui, définitif, de Michel Cérulaire (1054) n'était pas loin, et le fossé allait se creuser de plus en plus entre les deux moitiés de l'Église, entre le monde germano-latin et gréco-romain, d'une part et, d'autre part, l'univers hellénistique, à la fois grec et oriental. La Russie entrait dans l'Église au moment où celle-ci était en proie à la discorde, et elle allait hériter des Grecs tous les griefs que ceux-ci nourrissaient contre les Latins.

Le fait capital qui va lui aussi conditionner toute la suite, c'est que si les Russes furent baptisés par les Grecs, ces derniers ne leur enseignèrent pas le grec. On peut distinguer plusieurs raisons à cela. Les Grecs voyaient sans doute dans ces Slaves des " barbares " peu dignes d'apprendre leur langue (comme on peut le constater, le grec n'a pas fait souche, à la différence du latin, qui donna l'italien, l'espagnol, le français, le roumain, etc.). Mais surtout, il faut noter qu'à partir de l'empereur Justinien, qui dispersa l'École d'Athènes au vie siècle, " l'hellénisme ", c'est-à-dire la philosophie et les lettres profanes, était devenu synonyme de paganisme, et les moines et les évêque grecs chargés d'évangéliser les Slaves jugèrent qu'il importait seulement de leur faire connaître l'Ecriture et ses commentaires, dont la traduction en slavon fut poursuivie. Faute de savoir le grec, les Russes n'accédèrent donc pas à la culture classique en même temps qu'ils accédèrent à la religion chrétienne. Les sources intellectuelles de leur foi leur restèrent donc fermées et, dans l'impossibilité

de philosopher, ils ne purent de fait accéder à la théologie dogmatique.

En cela ils se distinguent radicalement non seulement des Byzantins mais des chrétiens occidentaux, obligés de connaître le latin pour lire les Écritures et leurs commentaires, suivre la messe et chanter l'office. Ceux-ci eurent ainsi accès non seulement à l'ensemble de la patrologie latine ou à des Pères grecs comme Origène et Denis l'Aréopagite, très connus dans les versions latines de leurs œuvres, mais à Ovide et à Virgile en même temps qu'à l'ensemble de la pensée antique.

À la différence du monastère occidental, le monastère russe ne fut jamais un lieu d'études, et ses scriptoria ne produisirent que très peu d'ouvrages autres que liturgiques, scripturaires ou ascétiques. Tant et si bien qu'au début du xve siècle les Russes ne connaissaient de Platon que le nom et d'Aristote qu'un apocryphe, le Secretum secretorum. En matière de littérature profane, le Moyen Âge russe n'eut à sa disposition, parce qu'elles avaient été traduites en slavon, que la Cosmographie de Cosmas Indicopleustes, la Chronique du monde de Georges Hamartolos et la Guerre juive de Flavius Josèphe. Il ignorait tout non seulement des Pères latins, mais de Pères orientaux aussi importants que Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur, Isaac le Syrien et Denis l'Aréopagite.

 

L'héritage de Byzance

 

Ce que la Russie reçut de Byzance, c'est le monastère, avec son ascétisme et ses offices. Encore aujourd'hui, les Russes ont conservé un vif attachement à des pratiques ascétiques depuis longtemps oubliées ou négligées en Occident, notamment en matière de jeûne, qu'il s'agisse du jeûne eucharistique ou des prescriptions du Carême. La chronique veut que le prince Vladimir, avant de se convertir, ait chargé des envoyés de se renseigner sur les grandes religions du monde et qu'il ait choisi l'orthodoxie grecque parce qu'à Sainte-Sophie la beauté des offices était si grande que les ambassadeurs russes ne savaient plus s'ils étaient au ciel ou sur terre. Bien que probablement légendaire, cette enquête de Vladimir n'en traduit pas moins une vérité : l'attachement des Russes à la beauté des offices et leur souci constant de transmettre ce somptueux patrimoine inchangé, avec ses immenses richesses et un splendide décorum, inspiré des cérémonies de la cour du Basileus. Quiconque a un jour assisté à une liturgie russe n'a pu qu'en être saisi. On notera aussi qu'en Russie (et de manière générale en Orient) la liturgie n'est pas nettement séparée de l'office monastique, même en paroisse, d'où sa longueur. D'où aussi l'obligation où se trouvent les curés d'abréger ici ou là, mais non sans beaucoup de scrupules, ni sans la crainte de s'attirer le courroux de paroissiens vigilants.

Les invasions mongoles (xiiie-xve siècles) coupèrent la Russie de l'Occident (source pour elle d'une certaine culture laïque), mais elles ne la séparèrent pas de Byzance, car les Mongols, tolérants en matière religieuse, soutenaient l'Église russe, et les byzantins étaient leurs alliés contre les Turcs, seldjoukides puis ottomans. Le renouveau hésychaste du xive siècle, ce grand mouvement byzantin de réforme mystique et de réflexion théologique, put donc porter ses fruits en Russie, même si les Moscovites restèrent à l'écart des débats théologiques qui divisèrent Byzance autour des thèses de Grégoire Palamas relatives à la nature de la lumière du Thabor ou aux énergies divines.

Le sens de l'icône est un autre trait de la religion telle que les Russes l'ont comprise. Il produisit au xive siècle les magnifiques réalisations que l'on sait, celles d'André Roublev et de Théophane le Grec (œuvres qui ne sont sans doute pas étrangères à l'esprit nouveau que faisait souffler l'hésychasme). Mais il s'agit d'un art monastique, régi par des canons strictes et marqué par un évident souci d'ascétisme. La peinture religieuse en Russie fut très vite emprisonnée par une méfiance soupçonneuse et prompte à brandir l'anathème vis-à-vis de toute représentation qui n'était pas conforme à des règles sévères et qui n'ouvrait pas sur l'au-delà tel que le comprenaient les traités de mystique orthodoxe. C'est sans doute pourquoi la peinture profane eut tant de mal à émerger en Russie et, après une brève floraison dans la seconde moitié du xixe siècle et au début du xxe, fut une des premières à partir dans l'abstraction (Kandinski était un homme religieux et chez lui les références à l'icône sont fréquentes).

 

Moscou, l'ultime rempart

 

Quand en 1453 Byzance tomba sous les coups des Ottomans, l'idée se développa vite à Moscou que, si l'Empire d'Orient était tombé, c'était parce qu'il n'était pas resté fidèle à la foi orthodoxe, notamment en cédant à la séduction du pape, qui l'avait amenée à signer l'Union de Florence (1439). Le concile de Florence, auquel avait participé l'empereur byzantin et le patriarche de Constantinople, et auquel les trois patriarcats orientaux s'étaient faits représenter, avait proclamé l'union des Églises d'Orient et d'Occident. Le métropolite de Kiev, le Grec Isidore, avait lui-même signé l'acte d'union et, de jure, il semble bien difficile de nier la canonicité des décisions prises à Florence. De facto, comme on le sait, il n'en fut pas ainsi. Rentré de Florence, Isidore mentionna solennellement le nom du pape lors de l'office qu'il célébra dans la cathédrale de l'Assomption du Kremlin, mais le Grand Prince Vassili le Louche, jugeant qu'Isidore avait trahi l'Orthodoxie, le fit jeter en prison (d'où le prélat s'échappa pour aller finir ses jours à Rome). Même si elle ne fut pas officiellement dénoncée à Moscou comme ce fut le cas à Byzance (sous les pressions de Marc d'Ephèse), l'union des Églises d'Orient et d'Occident avait vécu.

L'idée s'imposa petit à petit que, Byzance ayant échoué dans sa mission historique, Moscou était appelée à prendre la relève. Dès 1448 l'évêque Jonas était élevé au rang de métropolite de Moscou et de toutes les Russies sans l'accord du patriarche de Constantinople, consacrant ainsi l'autocéphalie du siège de Moscou. À la fin du xve siècle le grand prince Ivan iii ajouta l'aigle bicéphale à l'image de Saint Georges sur son blason. Enfin, en 1589 Boris Godounov fit élever le métropolite Job de Moscou au rang de patriarche de toutes les Russies. Indépendante de Byzance, Moscou se voulait désormais son unique héritière.

Aux yeux des moscovites, si Byzance était tombée sous les coups des Turcs infidèles, c'était parce qu'elle même avait été infidèle à sa foi et que, pour échapper à l'encerclement des Ottomans, elle avait fait alliance avec des papistes peut-être pire encore que les musulmans (on connaît la phrase attribuée aux Byzantins après la chute : " Mieux vaut le turban que la tiare "). On reprochait communément aux Latins une trentaine d'hérésies. La première Rome — celle des sept collines — était tombée dans l'erreur et le péché, la deuxième (Byzance) avait été châtiée pour s'être alliée à la première, et il ne restait à la chrétienté qu'un seul rempart : Moscou, troisième et ultime Rome. " Et il n'y en aurait pas de quatrième ", disait une formule célèbre. Certes cette doctrine de Moscou troisième Rome n'eut jamais de valeur officielle, et elle caractérisa davantage les monastères que les chancelleries, mais elle n'en exprime pas moins un messianisme bien réel. Au moins sur le plan religieux, il n'est pas rare que le Russe, même moderne, ait le sentiment que son pays est l'ultime bastion contre quelque chose, et l'assimilation de la Russie à l'orthodoxie est fort répandue. Il y a là une sorte de provincialisme à vocation œcuménique que l'on retrouvera chez les vieux-croyants (ces millions de chrétiens attachés aux vieux usages qui, à partir du xviie siècle, refusèrent en bloc les réformes imposées par la hiérarchie ecclésiastique), chez certains slavophiles du xixe siècle, et chez un Dostoïevski. Il n'est même pas interdit de voir dans le bolchévisme une sorte d'avatar de ce provincialisme œcuménique, car des esprits étroits convaincus de père en fils qu'ils appartiennent à la troisième et unique Rome se glisseront aisément dans le lit de la troisième Internationale, un messianisme en remplaçant un autre.

Mais si Moscou se voulait, après la chute de Byzance, le rempart de l'Orthodoxie, il fallait qu'elle s'en donnât les moyens intellectuels. Or la disparition de Byzance avait signifié pour la Russie le tarissement d'une source qui, pour être parfois méprisée, n'en était pas moins absolument nécessaire.

Où aller puiser désormais ? Il n'était bien sûr pas question de considérer comme une source théologique ces lettrés byzantins réfugiés à Florence, Venise ou Rome car, soupçonnés d'être infectés d'hellénisme païen en même temps que de s'être latinisés, ils n'avaient aux yeux des Russes plus rien d'orthodoxe. L'histoire de Maxime le Grec (1470-1556) est ici typique des difficultés que Moscou rencontrait avec les théologiens grecs.

Natif de la région de Corfou, Michel Tivolis (le futur moine Maxime) partit étudier à Florence, où il eut pour maîtres Marcile Ficin et Ange Politien. On le vit aussi à Milan à la cour de Ludovic Sforza et à Venise, où il collabora avec Alde Manuce à la publication des œuvres d'Aristote. Cet humaniste accompli n'en fut pas moins saisi par la prédication de Savonarole et, à trente-deux ans, il se fit dominicain au couvent Saint-Marc de Florence. Il devait quitter l'Italie quelques années plus tard et on le retrouve en 1506 sur le mont Athos, moine à la laure de Vatopédie. C'est là qu'une ambassade russe vint le chercher pour la Russie. Le Grand Prince de Moscou Vassili iii cherchait en effet des savants pour inventorier les livres grecs en sa possession et pour participer à la révision du psautier russe. Maxime s'acquitta de cette tâche avec l'aide de traducteurs russes. Il donna satisfaction et fut requis pour procéder à d'autres révisions de livres liturgiques. C'était entrer en terrain dangereux. En effet, selon l'opinion courante dans la Russie de ce temps, critiquer un livre de prière, c'était jeter le discrédit sur tous ceux qui s'étaient sanctifiés en le récitant. Victime de calomnies, Maxime fut condamné à la prison. Il y resta trente ans, sur une quarantaine d'années passées en Russie. Il avait cependant eu le temps de donner à la Russie des principes de philologie dont elle tirerait profit par la suite. Mais à quel prix, et contre quels obstacles !

Il existait cependant une Russie qui avait échappé au joug mongol, où l'on connaissait le latin et la philosophie, une Russie orthodoxe occidentale où les études classiques n'avaient pas été abandonnées et où la théologie était donc possible. Cette Russie de l'Ouest, ou " Petite Russie ", située sur les territoires relevant alors de la Couronne de Pologne et du Grand Duché de Lituanie, c'est, en gros, la Biélorussie et l'Ukraine occidentale actuelles. C'est là que se constitua une théologie russe, notamment dans le cadre des " fraternités " (bratstva) créées pour contrecarrer l'influence des courants protestants (notamment du socinianisme) et des collèges jésuites polonais.

C'était déjà dans l'ouest, à Novgorod (non encore annexée à la Moscovie à cette époque), qu'à la fin du xve siècle l'ensemble du codex biblique avait été traduit en slavon. C'est à Ostrog, en Lituanie, qu'un siècle plus tard (1586) fut imprimée la première Bible russe, et c'est à Kiev que vit le jour en 1645 le premier catéchisme orthodoxe, celui du métropolite Mohila. C'est Mohila aussi qui fonda à Kiev la première académie de théologie russe. Soit dit en passant, c'est de Petite Russie également que partit, à la fin du xviiie siècle, sous l'impulsion du moine Païssi Velitchkovski, le renouveau hésychaste, mouvement mystique fondé sur l'invocation du Nom divin et qui allait pour deux siècles caractériser toute la spiritualité russe, notamment celle de ces " startsy " qu'un Dostoievski ou un Léontiev ont placés au cœur de leurs œuvres.

Nous l'avons vu, les efforts de mise en forme et de réflexion entrepris en Russie de l'Ouest et du Sud étaient rarement bien reçus à Moscou. Au xviie siècle, les réformes tentées par le patriarche Nikon de Moscou pour aligner les usages russes sur ceux de l'Église grecque et corriger les erreurs les plus grossières des livres liturgiques en faisant appel à des lettrés d'Ukraine suscitèrent en Russie le formidable mouvement de protestation qui aboutit au schisme catastrophique de la " vieille-foi ", dissidence populaire traditionaliste opposée à une Église officielle accusée d'avoir bradé la tradition et les sainte coutumes et de s'être laissée " latiniser ". Les conséquences de ce schisme sont encore très sensibles dans la Russie actuelle, où les " vieux-croyants " restent nombreux.

 

Le choix de Vladimir

 

S'il est une constatation que l'on peut faire en Russie aujourd'hui, c'est que le " choix de Vladimir " continue de modeler les esprits. Le théologien Serge Boulgakov (1871-1944) consacra après la Révolution d'Octobre un remarquable ouvrage à la question des conséquences du baptême de Chersonèse . Ce qui est frappant, c'est de constater combien la problématique a peu changé maintenant que le carcan soviétique n'est plus.

Aujourd'hui comme au xvie ou au xviie siècles la théologie russe se fait essentiellement dans l'émigration. Après avoir connu un brillant essor au début du xxe siècle, elle a été étouffée par la Révolution, et c'est à l'Institut Saint Serge de Paris et au séminaire Saint Vladimir près de New York qu'elle a pu continuer de se développer. Or cette théologie, dite de " l'Ecole de Paris ", est souvent taxée de " modernisme " en Russie même, et récemment des ouvrages des p. A. Schmemann et J. Meyendorff, représentants de cette école, ont été publiquement brûlés à Ekaterinbourg.

En Russie, les élites ont de tous temps été européennes. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Par sa culture, la Russie appartient sans conteste à l'Europe. Mais sitôt qu'il s'agit de religion, les choses sont moins nettes. Si la difficulté de penser sa foi est universelle, elle paraît plus grande en Russie qu'ailleurs en Europe. En tout cas, on constate qu'en Russie bien des esprits se détournent de l'Europe (et donc de la seule culture qui leur soit naturelle) pour pouvoir devenir plus " orthodoxes ". C'est la voie que suivirent au xixe siècle les slavophiles et Dostoïevski et, au xxe siècle, les tenants du mouvement " eurasien " (dont le célèbre linguiste N. Troubetskoï) et, partiellement, S. Boulgakov (qui, une fois réfugié en Europe, renonça à publier ses Remparts de Chersonèse). À un Occident " légaliste " et " rationaliste " on est alors tenté d'opposer une Russie " mystique ", et à la théologie " latine " un palamisme dégradé au rang d'idéologie. Mais, ce faisant, ce n'est pas seulement la théologie " latine " que l'on rejette mais la possibilité même de faire de la théologie.

Faute d'avoir pu bénéficier suffisamment tôt des services de sa servante la philosophie, la théologie a du mal à prendre racine en Russie et à manifester une originalité qui soit féconde pour elle comme pour le reste de la chrétienté. Sans doute, comme le pensait le Boulgakov des Remparts de Chersonèse, les causes en sont-elles déjà en germe dans le choix de Vladimir.

 

b. m.
. On notera cependant que les Germains aussi furent dans certains cas évangélisés dans leur propre langue. Au IVe siècle l'évêque goth Ulfila (v.311-v.383) avait traduit pour ses compatriotes des bords de la mer Noire une grande partie de la Bible en langue gothique, inventant à cette fin un alphabet spécial. Mais Ulfila était arien et son œuvre ne s'est pas maintenue.

. Sous les remparts de Chersonèse, Genève, Ad Solem, 1999.