LA LIBERTE est la propriété principale de la personne humaine en tant que faculté de disposer de soi-même pour agir. Si cette définition dans sa généralité est acceptée de tous, il n'en est pas de même quand on parle de libertés particulières comme la liberté de conscience.
Peut-être la liberté de conscience est-elle l'une des formules les plus controversées qui soient. Comment la liberté de conscience, que Grégoire XVI qualifiait de délire (encyclique Mirari vos, 1832), il y a cent soixante-dix ans, est-elle devenue un droit inviolable de la personne humaine aujourd'hui, c'est ce qu'il s'agit d'expliquer.
Il faut remarquer d'abord qu'il s'agit d'un problème philosophique, et plus précisément anthropologique, appelant une solution proprement philosophique. Si le magistère de l'Église est intervenu, alors que la philosophie ne tombe pas directement sous sa compétence, c'est que ce problème anthropologique est nécessairement connexe à la recherche par l'homme de sa fin dernière, dont l'Église est médiatrice.
La liberté est aveugle : elle est guidée par l'intelligence qui lui propose un objet à chercher. L'intelligence elle-même est un écran vide sur lequel s'imprime l'image d'une chose. Par l'image qu'elle imprime en vertu de sa réalité, la chose attire la volonté dans la mesure même de sa réalité, c'est-à-dire la mesure où elle est bonne. La première chose connue par l'intelligence lui a procuré les notions d'Être et de Bien. Désormais tout ce qui sera connu et voulu le sera à l'intérieur de ces notions d'Être et de Bien. Ces notions constituent la Vérité. La Vérité est objective, c'est-à-dire qu'elle vient du dehors comme une perfection qui s'impose par elle-même au sujet connaissant imparfait. Il en résulte que la liberté comme faculté de se déterminer soi-même à un acte dont l'objet est un bien quelconque, est intrinsèquement dépendante de la Vérité du Bien. Réciproquement la Vérité et le Bien sont indépendants du sujet et s'imposent à tous comme tels.
Cette dépendance de la liberté subjective vis-à-vis de la Vérité du bien objective, a été universellement reconnue depuis l'Antiquité jusqu'à la fin du Moyen Âge. Même le platonisme, en quoi on reconnaît à bon droit la source de l'idéalisme moderne, était une philosophie réaliste parce qu'il considérait les idées comme le monde réel où l'intelligence pénétrait de plain-pied par une connaissance objective.
Naissance du subjectivisme
C'est ce qui le distingue du subjectivisme qui apparaît à partir du XVIe siècle. Préparé par le déclin philosophique inauguré par le nominalisme au XIVe siècle, qui mettait l'accent sur la singularité des choses, et niait les idées universelles comme n'étant que des mots (nomina), le subjectivisme explose d'abord dans le domaine religieux avec Luther, puis trouve avec Descartes son expression philosophique. Le premier centre la religion sur la foi du sujet, le second centre la philosophie sur la pensée du sujet. En s'enfermant dans son poêle à Amsterdam, Descartes se préserve de la réalité objective. Kant à la fin du XVIIIe siècle radicalise le subjectivisme par l'agnosticisme. On ne connaît que les apparences ou phénomènes. On ne connaît pas ce que sont les choses. On projette sur le monde sensible des catégories rationnelles a priori. Chaque sujet a sa vérité qu'il applique à lui-même, aux autres et aux choses. Ce qui modifie complètement le régime de la liberté coupée du réel.
La conscience subjective s'est substituée à la connaissance objective, aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine philosophique. Une véritable révolution culturelle s'est opérée en trois siècles, inversant le sens des valeurs, et nous sommes toujours immergés dans un monde subjectiviste, dominé par une philosophie de la conscience, et d'où la philosophie de l'être a été éliminée, tandis que règne la liberté de conscience.
Les philosophes du siècle des Lumières, c'est-à-dire du rationalisme triomphant, se sont faits les prophètes de la liberté de conscience, c'est-à-dire de l'affranchissement de la raison morale à l'égard de toute norme extérieure objective. Quand Voltaire disait : " Écrasons l'infâme ", il accusait de tyrannie l'Église catholique qui prétend imposer une loi morale à la liberté. Mise en pratique par la Révolution française sous peine de mort, cette idéologie de la liberté de conscience absolue lui survivra au siècle suivant, et se montrera si virulente que le magistère de l'Église dut la condamner explicitement, car elle avait pénétré le catholicisme sous la forme du libéralisme de Lamennais.
L'Église devant la norme morale
En effet, la mission de l'Église est de prêcher l'Évangile, c'est-à-dire la Bonne nouvelle du Royaume des cieux : celui-ci consiste dans la vision de Dieu, à laquelle on se dispose par la foi à la vérité révélée par le Christ. La foi est une obéissance libre à la Vérité divine transcendante qui surélève l'intelligence du sujet jusqu'à elle-même comme objet immédiat. On comprend pourquoi l'Église à toujours revendiqué l'objectivité de la connaissance intellectuelle : la fin dernière de l'homme consiste dans cette objectivité de la connaissance immédiate de Dieu. Par suite elle revendique l'objectivité de la norme morale qui conduit l'homme à cette fin, et la propose comme voie nécessaire pour l'obtenir. Elle la propose, et ne l'impose pas à la liberté. La nécessité de cette norme est uniquement celle du moyen nécessaire pour obtenir la fin ; elle respecte totalement la liberté. C'est une nécessité objective, non subjective.
En ce même début du XIXe siècle, Hegel prolonge le subjectivisme de Kant par la dialectique de l'esprit. Le sujet est la thèse ; il s'oppose comme objet de la négation de lui-même qui est l'antithèse ; enfin il surmonte l'opposition de l'objet et du sujet par la synthèse de la thèse et de l'antithèse. Par cette dialectique, Hegel pense reconstruire logiquement le monde, que Descartes et Kant avaient séparé de l'intelligence. Appliquée à la norme morale subjective, la dialectique fait de l'opposition à la norme une source de progrès indéfini vers le bien de l'homme. Marx, appliquant cette dialectique à la matière, en tant que disciple du matérialisme absolu de Feuerbach, en fait la loi du progrès de la société humaine et de son histoire. Telle est l'origine du marxisme, dialectique matérialiste historique qui triomphera au XXe siècle. De même, la dialectique hégélienne, appliquée au peuple allemand, donne naissance au pangermanisme d'une part, au mythe nietzschéen du surhomme d'autre part, qui seront les sources de l'idéologie nationale-socialiste et de sa tentative de dominer le monde en ce même XXe siècle.
Ainsi le subjectivisme absolu, s'exprimant dans la formule de la liberté de conscience au XIXe siècle, a abouti à la genèse de deux idéologies qui ont imposé aux consciences personnelles la plus inhumaine et la plus meurtrière des tyrannies au XXe siècle.
Au XXe siècle, changement de problématique
Il en résulte un changement complet de problématique pour la liberté de conscience d'un siècle à l'autre. Pendant tout le XIXe siècle, le magistère de l'Église a affirmé la nécessité objective de la vérité du Bien, proposée à la liberté comme norme de la conscience. C'était la problématique de la subordination du sujet à l'objet, parce que l'objet est vrai et bon. D'où la condamnation de la liberté de conscience qui la rejette. Au XXe siècle la tyrannie de l'idéologie marxiste et de l'idéologie nationale-socialiste étant imposée par la force à des dizaines de millions d'hommes, le magistère de l'Église a dû affirmer la suprématie de la personne humaine, excluant toute contrainte de la part des pouvoirs publics en matière de conscience et de religion (Vatican II, Dignitatis humanae, 1965). C'est la problématique de la supériorité du sujet par rapport à tout pouvoir extérieur (et en particulier à toute idéologie imposée) en ce qui concerne la liberté de conscience et de religion. L'Église condamne ceux qui s'opposent à la liberté subjective de conscience, mais elle maintient la condamnation de la liberté objective de conscience. Elle n'a donc pas changé de position : elle a complété sa position antérieure en faveur de la norme objective de la conscience, en défendant la liberté subjective contre toute oppression extérieure au sujet. Il y a succession historique de deux problématiques de la liberté de conscience face à l'évolution de la situation du monde, mais il n'y a aucune contradiction : le libéralisme reste condamné, comme le marxisme et le national-socialisme.
Renverser la tyrannie subjectiviste à partir de ses propres fondements
Dans les deux cas de figure, l'ennemi est le subjectivisme, soit quand il rejette la norme objective de la conscience personnelle, soit quand il s'impose lui-même par la violence à la conscience personnelle d'autrui. N'ayant plus aucune limite, sa revendication de liberté devient totalitaire et dictatoriale. Paradoxalement, elle devient négation totale de liberté pour les autres. Elle est devenue monstrueuse. S'il en est ainsi, est-il possible d'élaborer une doctrine de la liberté de conscience à partir du sujet, c'est-à-dire à partir des fondements qui ont donné naissance au subjectivisme ? C'est cette gageure apparente qu'a tenue et réussie Karol Wojtyla. Il est impossible de situer la doctrine de la liberté de conscience de Karol Wojtyla sans ces préliminaires historiques et philosophiques, tant elle est liée à tout cet ensemble. Le jeune polonais est devenu adulte quand sa patrie subissait successivement l'oppression des deux idéologies totalitaires, le national-socialisme de 1939 à 1945, le marxisme léninisme à partir de 1945. D'où la nécessité, pour l'élite catholique, d'une résistance culturelle, et d'une anthropologie adaptée pour la structurer intellectuellement. Après ses études sacerdotales menées jusqu'au doctorat en théologie, qui lui firent connaître la doctrine de saint Thomas d'Aquin fondée sur la connaissance objective, il se consacra à la recherche philosophique en vue d'une thèse de doctorat.
Peut-être parce qu'il s'agissait d'établir des structures subjectives de la personnalité face au marxisme, plus probablement encore en raison d'affinités de tempérament intellectuel, Karol Wojtyla s'orienta vers la philosophie allemande, sanctuaire du subjectivisme. Il était attiré par la phénoménologie de Husserl, disciple de Kant, qui, du moins dans la première période de son enseignement, avait prôné un retour au réel. Son élève, Max Scheler, continua dans cette voie, même quand son maître retourna au subjectivisme idéaliste pur. Se basant sur la méthode phénoménologique de l'Einfühlung, ou expérience interne des émotions, il établit la Materialewertethik qui sera le sujet de la thèse de Karol Wojtyla. Celui-ci conclut qu'il n'était pas possible de bâtir une éthique chrétienne fondée sur les seules valeurs matérielles expérimentées par Scheler dans les émotions. Cependant il y trouva le principe de sa propre méthode phénoménologique, par l'extension de l'expérience subjective de Scheler aux valeurs spirituelles de l'action humaine responsable, donc de la personne.
Dès lors Karol Wojtyla se consacra à l'analyse de l'expérience subjective que la personne a d'elle-même dans son action volontaire. Ce qui le conduisit à l'établissement de deux disciplines scientifiques. La première est une anthropologie de caractère spéculatif, décrivant la personne agissante. La seconde est une éthique, étudiant les valeurs qui déterminent l'action de la personne : c'est une axiologie, de caractère pratique. L'anthropologie explore les données de la conscience de soi dans l'acte, tandis que l'axiologie, s'appuyant sur les résultats de l'anthropologie, indique à la conscience morale les valeurs à rechercher par la liberté. Cette distinction est d'ordre intellectuel seulement, car dans la réalité tout acte de la personne est moral en soi.
Retour sur la rupture : aux origines du modernisme
À André Frossard, Karol Wojtyla, devenu pape, a dit qu'il ne pourrait pas vivre dans un monde qui ne serait pas post-kantien. À première vue cette réflexion surprenante pourrait amener à se demander : " Serait-il subjectiviste ? " La réponse à cette question fondamentale exige d'abord des explications historiques. Le plus grand génie philosophique du Moyen Âge, saint Thomas d'Aquin, héritier d'Aristote, a exposé sa propre philosophie à l'intérieur de sa Somme théologique. Elle est fondée sur l'expérience externe des choses, et donc de l'homme. Elle reçoit de Boèce sa définition de la personne : " Substance individuelle de nature raisonnable. " Or cette définition dont il fait un usage admirable dans l'étude théologique du mystère de la Sainte Trinité, n'est pas mentionnée une seule fois dans la partie de la Somme consacrée à l'homme dans son étude de la création. Plus étonnant encore, jamais saint Thomas n'y désigne l'homme comme personne. Seule la nature humaine y est analysée, avec la grâce originelle — l'image de Dieu dans l'homme. Ainsi saint Thomas a légué à l'Église jusqu'à notre époque une anthropologie non personnelle, peut-être sous l'influence de saint Augustin et de sa conception platonicienne de l'homme. Il est certain qu'à l'époque de saint Thomas, l'homme n'était pas considéré en lui-même, mais seulement comme créature de Dieu, totalement dépendante de lui dans son être et son agir. Le péché originel n'est-il pas une revendication d'autonomie ?
Il y avait une lacune dans cette vision de l'homme seulement comme partie de l'univers. Aussi ne doit-on pas s'étonner que, dès le XIVe siècle, une réaction nominaliste mette le sujet singulier au premier plan.
Guillaume d'Ockham, père du nominalisme, rejette les philosophies de l'universel, platonisme et aristotélisme, pour s'attacher exclusivement aux choses et aux mots qui les signifient. Seul le sujet importe. Les idées générales ne signifient rien, mais on reste encore dans l'objectivité de la connaissance. C'est l'époque où Philippe le Bel réintroduit le droit romain, où la personne est sui juris. Malheureusement cette apparition du sujet dans le monde de la pensée se réalise, non seulement dans l'opposition aux philosophies dominantes, mais dans la rébellion contre l'autorité de l'Église romaine. Alors naissent le nationalisme et le gallicanisme, et bientôt le conciliarisme. De la sorte, tandis que l'Église romaine reste fidèle à sa tradition philosophique et théologique, la notion de sujet se développe dans un contexte anti-romain, laïc et anti-intellectualiste. Ce qui pouvait être un élément de progrès, se révèle en fait destructeur, et aboutira au subjectivisme, religieux avec Luther, philosophique avec Descartes.
L'Église de la Contre Réforme et du XIXe siècle reste sur la défensive, et le fossé se creuse entre la culture profane subjectiviste, et la doctrine catholique résolument objective. Les tentatives de conciliation se révèlent désastreuses, comme la crise moderniste, et montrent l'impossibilité d'un compromis.
Un pont reliant les deux cultures
Alors intervient l'intuition géniale de Karol Wojtyla. Il a su déceler chez Kant ce qu'il y avait de vrai : la primauté du sujet ; et le séparer de l'agnosticisme destructeur, qui le défigurait et le rendait aveugle, en lui restituant sa pleine dignité de sujet connaissant et conscient. Par-dessus tout, il trouvait chez Kant que le sujet humain, la personne, est la seule réalité que Dieu ait créée pour elle-même, qui ait en elle-même sa propre fin, et qui ne puisse être utilisée comme moyen. Cette notion de la personne allait devenir le principe fondamental de l'anthropologie de Karol Wojtyla, qui se situe donc dans la ligne de Kant.
Anthropologie subjective certes, mais non subjectiviste, car la méthode phénoménologique de Karol Wojtyla, issue de celle de Scheler, est réaliste, ce qui l'oppose au subjectivisme. Elle se fonde sur l'expérience de sa propre subjectivité que la personne a intuitivement quand elle agit. Ce qui fait son originalité par rapport à tous les systèmes subjectivistes, est en même temps ce qui lui est commun avec la philosophie de saint Thomas d'Aquin ; car cette phénoménologie réaliste de la conscience a son origine dans une connaissance objective de la personne. Comme l'expérience interne complète l'expérience externe, l'anthropologie subjective de Karol Wojtyla complète l'anthropologie objective de saint Thomas. Elle est un pont reliant les deux cultures, l'ancienne et la nouvelle.
Il en est de même pour l'éthique qui en dérive. L'analyse anthropologique de l'expérience que la personne a d'elle-même dans l'action met en évidence les structures de l'autodétermination, à partir desquelles la personne est à la fois sujet et responsable de son acte. Il y a une transcendance horizontale de la volonté, par laquelle elle domine son acte : Ordonnée au bien universel, elle est libre par rapport à son acte particulier : agir ou ne pas agir, faire ceci ou faire cela. De plus, il y a une transcendance verticale de la volonté par rapport à la personne comme objet qui, elle aussi, n'est qu'un bien particulier et qu'elle domine. Ainsi la personne comme sujet de l'acte est libre par rapport à elle-même comme objet dont elle dispose, et qu'elle détermine dans l'acte. Cette autodétermination de la personne joue un rôle capital dans l'éthique axiologique de Karol Wojtyla.
L'axiologie est la science des valeurs personnelles pratiques. Celles-ci sont des actes mesurés par l'ordonnance de la personne à son propre accomplissement, valeur finale qu'elle expérimente dans sa conscience ; corrélativement, le mal est expérimenté comme opposé à cette valeur, c'est-à-dire comme ne convenant pas à la personne. La conscience est la norme subjective, ou mesure, de la moralité des actes humains. Tout acte humain, étant dirigé librement vers ce qui paraît convenir au sujet, est nécessairement confronté à la norme de la conscience, qui est la convenance à l'accomplissement absolu de la personne : c'est ce qui fait que tout acte humain est de soi moral, bon ou mauvais : il n'y a pas d'actes indifférents. La conscience juge les actes, les commande ou les condamne. Elle consiste dans une conviction intime sur le bien ou le mal moral d'un acte déterminé. Cette conviction oblige à agir en conformité avec son contenu : réaliser le bien, et éviter le mal. Cette obligation se manifeste immédiatement à la conscience qui l'expérimente. Elle manifeste de même que la personne est la cause efficiente des valeurs morales, responsable de l'acte bon ou mauvais.
Dans ces conditions, la liberté de conscience n'a pas le sens positiviste du langage courant, privé de base spirituelle, qui aboutit à un principe d'anarchie, selon Max Scheler. Elle signifie l'autonomie de la personne dans la prise de décision d'une action déterminée, excluant toute pression externe, en vertu d'une norme immanente qui s'impose par elle-même à la personne comme sa propre perfection.
Liberté de conscience contre subjectivisme
En conclusion, l'éthique axiologique de Karol Wojtyla s'oppose au subjectivisme de l'éthique de Kant exprimé dans l'impératif catégorique : " Agis de telle sorte que ton action puisse être érigée en loi pour tous. " Cet axiome a conduit à l'écrasement de la personne au nom de la raison par les idéologies et les régimes totalitaires. L'anthropologie subjective qui fait connaître la réalité de la personne se construisant elle-même par ses actions, et l'éthique qui dirige ces actions vers l'accomplissement personnel, établissent la dignité suprême de la personne et assurent sa liberté de conscience face à tout pouvoir externe, à partir de l'expérience immanente du bien et du mal.
De même, l'éthique de Karol Wojtyla s'oppose au matérialisme qui confond la liberté de conscience avec la licence : pragmatisme, utilitarisme, hédonisme, soumettent la personne aux biens matériels qui sont les seules valeurs. Cela aboutit à la destruction de la personne par les abus sexuels, l'alcool, la drogue ; comme aussi par la violence sous toutes ses formes : individuelle, sociale, nationaliste. Cette liberté sans norme banalise l'avortement et l'euthanasie. Dans le domaine économique qui domine la politique, le capitalisme sauvage, la libre concurrence, le jeu des marchés, la spéculation sans frein écrasent aussi la personne qui n'est plus qu'un matériau économique. La hiérarchie des valeurs, c'est-à-dire la transcendance de la personne par rapport à son corps et à tous les biens matériels, l'obligation de son accomplissement dans toutes les dimensions — spirituelle, familiale, sociale — restaurent la véritable liberté de conscience contre le positivisme juridique, qui s'aligne sur les mœurs au lieu de les régler : tel est l'apport de l'éthique de Karol Wojtyla dans le domaine de la liberté de conscience face aux erreurs contemporaines.
Cependant, il ne faut pas oublier le complément considérable qu'elle a aussi ajouté à la morale chrétienne traditionnelle. Celle-ci considère les actes humains indépendamment du sujet : elle étudie et dirige la faculté volontaire, ses actes, leur orientation vers leur fin et le bien en général, mais non l'effet de ces actes sur le sujet qui y est impliqué. Karol Wojtyla établit une morale totale et concrète, dont le sujet n'est pas seulement l'action, mais aussi la personne en action. Non seulement il rejoint les conclusions de la morale traditionnelle par l'expérience subjective et la méthode phénoménologique, mais surtout il montre que la personne se réalise elle-même par ses actes. Cette autoréalisation de l'homme est le sommet de son éthique. Alors que dans la morale traditionnelle, la liberté de conscience est absurde : privée de la lumière de la vérité objective sur le bien, elle est aveugle et ne peut guider l'action, l'éthique de Karol Wojtyla lui donne un sens fondé sur l'expérience subjective de la valeur du bien. Non seulement la liberté de conscience acquiert ainsi droit de cité dans l'Église, mais elle est même nécessaire à l'autoréalisation de la personne. Elle ne se substitue pas à la vérité objective, encore moins l'exclut-elle. Elle se juxtapose à elle pour la compléter dans une parfaite harmonie, car elles sont coordonnées.
Au premier rang des droits : la liberté religieuse
C'est dans le domaine de la liberté religieuse que l'éthique de Karol Wojtyla a apporté la plus importante nouveauté. Au concile Vatican II, deux tendances s'affrontaient sans possibilité de compromis au sujet de la liberté religieuse. Certains évêques, pragmatiques, prônaient une liberté absolue, à la limite de l'indifférentisme, erreur condamnée par Grégoire XVI : " Toutes les religions se valent ", ou du libéralisme. À l'opposé, d'autres évêques refusaient la liberté religieuse en raison de la nécessité de l'adhésion à l'unique vérité catholique pour parvenir à la béatitude éternelle. Les uns et les autres se situaient dans la même problématique traditionnelle de la Vérité divine objectivement révélée. Les partisans de la liberté religieuse étaient plus attentifs à la situation concrète de l'Église dans le monde : la politique démocratique des États-Unis à l'égard de toutes les confessions leur paraissait l'idéal, excluant tout privilège pour l'Église catholique. Leurs adversaires, théologiens conservateurs, y subodoraient une concession dangereuse au subjectivisme ambiant. C'était l'impasse. Alors le jeune évêque polonais Karol Wojtyla proposa sa solution : la liberté religieuse, c'est-à-dire la faculté de choisir son orientation vers une fin ultime déterminée, est un droit inné de toute personne, antérieurement à la considération de l'objet du choix et de sa vérité. Il fallait adopter une nouvelle problématique, la problématique subjective, sans renoncer à la problématique objective, mais en les juxtaposant. Considérer le problème d'abord du côté du sujet, puis du côté de l'objet. Liberté du sujet vis-à-vis de lui-même, nécessité de l'objet vis-à-vis de la fin dernière. La personne est libre de se mouvoir vers une fin dernière de son choix en vertu du fondement subjectif de la liberté de conscience en général, exposé ci-dessus : les pouvoirs publics doivent donc respecter la liberté religieuse ; c'est sur ce plan du droit public que se place la déclaration conciliaire Dignitatis humanæ. D'autre part, la personne a une liberté objective d'adhésion vis-à-vis de la foi : c'est ce qui fait son mérite. C'est aussi le fondement de la tolérance, au cas où cette liberté objective adhère à une religion fausse.
À la suite de l'archevêque Lefebvre, qui rejeta la liberté religieuse par incapacité de comprendre la problématique subjective, les théologiens traditionalistes, qui essaient de justifier la liberté religieuse dans une problématique exclusivement objective, traitent en réalité de la tolérance, qu'ils confondent par erreur avec la liberté religieuse. Ils écrivent de gros volumes bourrés de références historiques et canoniques, alors que la solution est philosophique et tient en quelques mots.
Il reste que la liberté religieuse a toujours existé dans l'Église : qu'on pense par exemple à l'interdiction des baptêmes forcés, ou à la reconnaissance de nullité des mariages religieux contractés sous la contrainte. La déclaration conciliaire n'a fait qu'expliciter ce qui était demeuré implicite, faute d'un outil intellectuel adéquat d'explication de ce que Léon XIII appelle liberté psychologique dans son encyclique Libertas (1888). Cet outil est l'œuvre anthropologique de Karol Wojtyla. Devenu le pape Jean Paul II, il occulte volontairement son rôle de philosophe, afin d'éviter la confusion avec le magistère de Pierre. Cependant sa pensée sur la personne humaine est toujours sous-jacente à son enseignement apostolique, si bien qu'il a pu lui-même, en faisant le bilan de son long pontificat, le résumer en une manifestation de la dignité de la personne humaine, créée à l'image de Dieu et rachetée en Jésus-Christ. En particulier, il ne cesse de revendiquer au premier rang des droits de la personne humaine, le droit à la liberté religieuse.
FR. PH. J.