S'EXPRIMER en tant que membre de l'Association des Économistes Catholiques (AEC) sur la question de la famille, dans le cadre d'un colloque visant à souligner l'actualité de la Doctrine Sociale de l'Église (DSE), ouvre différentes pistes.

Ainsi peut-on, soit envisager de proposer un résumé de ce que dit la DSE sur le thème de la famille – qui en est effectivement une composante essentielle —, soit préférer exposer ce que représente la famille du point de vue qui est le nôtre, afin d'étudier plus particulièrement les liens, voire les convergences, établis avec certaines propositions de la DSE. Au risque de décevoir ceux qui cherchent avant tout à découvrir – à plus forte raison à approfondir – la DSE, la seconde option correspond vraisemblablement davantage à l'objectif de ce colloque : s'intéresser plus particulièrement au point de vue de l'analyse économique, tâcher de l'épouser le plus justement.

Ce choix revient certes à aborder la famille d'un point de vue particulier, celui de l'économiste, qui ne saurait prétendre à l'exhaustivité – encore moins à l'universalité. Mais il présente l'avantage de démontrer tout le réalisme et l'actualité de la DSE . L'état d'esprit qui préside à la recherche revient à se placer (comme c'est le cas au sein de l'AEC) sous le jour de l'encyclique Foi et Raison qui fut l'occasion, pour le pape Jean-Paul II, de rappeler la mission des scientifiques. Finalement, et pour résumer, nous prétendons rechercher dans quelles mesures le raisonnement économique vient appuyer la DSE d'une part, indiquer quelques voies d'action fondées scientifiquement d'autre part. Ce parti-pris explique pourquoi nous ne suivrons pas l'ordre des développements du chapitre ; notre présentation est articulée selon une logique d'analyse scientifique. En revanche, nous nous appliquerons, au fur et à mesure de la progression de celle-ci, à bien mettre en évidence les points du texte qui lui correspondent – ceux-ci sont en effet loin d'être négligeables ou anecdotiques.

 

Une définition

 

La première étape doit permettre de préciser de quoi nous parlons. Il s'agit de disposer de points de repère. L'économie est sans doute de ce point de vue plus pauvre que l'enseignement de l'Église : en s'appuyant sur un texte fondé sur des références bibliques, théologiques, morales, etc., il est plus facile de comprendre en quoi la famille est la structure " naturelle " de la vie en société et constitue une " donnée consubstantielle à la vie de l'humanité ". Si la palette de l'économiste est plus étroite, il reste toutefois intéressant pour notre réflexion de noter quelques références. Précisons alors qu'il n'a pas toujours été accordé une place centrale à la famille, au sens où nous pourrions l'entendre ; la tendance dominante est de mettre l'accent sur la notion de ménage, définie comme une unité de consommation, dont la composante principale reste cependant les ménages familiaux. Mais la référence à la consommation ne va pas sans poser quelques difficultés sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir.

Dans cette optique, différentes " géométries " restent possibles. La famille, au sens le plus couramment utilisé aujourd'hui, est l'unité domestique de base – soit l'ensemble des personnes apparentées par alliance ou par filiation et ayant la même résidence. Elle est alors qualifiée de nucléaire, la référence à la résidence étant justifiée par l'accent mis sur la fonction de consommation. Mais le terme de famille peut aussi renvoyer à des interactions beaucoup plus vastes, à tout un système de parenté : oncles et tantes, neveux et nièces, cousins proches ou éloignés, etc. C'est la famille élargie. Enfin, bien que très ancienne, puisqu'elle remonte à Aristote, l'économiste ne doit pas négliger la définition considérant la famille comme la " communauté constituée par la nature pour la satisfaction des besoins de chaque jour ". Le mot familia désigne d'ailleurs l'ensemble des domestiques attachés à une même maison et vivant sous le même toit. L'avantage de cette dernière définition est de mettre clairement en avant la dimension économique et sociale de la famille. L'approche est sensiblement enrichie par l'évocation du souci de satisfaire les besoins les plus immédiats, et la nécessité implicite d'assurer pour cela une production de proximité de biens et de services. Cette définition est à la fois plus précise et plus large que les précédentes, et plus complète que celle de " ménage ". Elle semble plus significative pour l'analyse économique ; elle présente surtout le mérite de donner du sens à ce qui est dit par la DSE : " La famille apparaît [...] comme le "lieu premier d'‘humanisation' de la personne et de la société" [...] . " Cette référence à un lieu d'apprentissage met en effet clairement en avant une fonction de production, absente de la définition actuelle du ménage, et renvoie évidemment à la notion plus moderne de capital humain.

À ce stade de notre présentation, premier enseignement en quelque sorte, nous pouvons considérer que la famille occupe naturellement une place centrale dans l'organisation sociale, ce qui permet également de mieux saisir la portée de l'expression, très courante celle-là, de " cellule de base de la société " – place qui est tout particulièrement compréhensible pour un économiste. En ce sens, l'analyse économique pourrait justifier l'approche de la DSE, même si cette dernière... n'a pas besoin de cela.

C'est à partir de là que nous pouvons poursuivre notre réflexion en privilégiant, puisqu'il est question de doctrine sociale, les relations famille-société. Dans cette perspective, il faut reprendre quelques grandes missions telles que l'analyse économique permet de les situer, afin de mentionner les points de convergence avec la DSE.

 

Première mission : le service de la vie (reproduction-maternité)

 

La famille, plus précisément l'union d'un homme et d'une femme, apparaît comme le mode le plus efficace, le plus adapté, pour assurer la reproduction et le renouvellement des générations. Indispensables à la survie de la société, elles constituent une condition nécessaire – bien que non suffisantes – au dynamisme économique. Tel est l'enseignement le mieux établi de la théorie économique. Ce point de vue scientifique vient, à défaut de la fonder, justifier en quelque sorte la perspective ouverte par la DSE – à moins qu'il ne s'agisse d'un éclairage complémentaire. C'est en effet le cas lorsque cette dernière affirme que " face aux théories qui ne considèrent l'identité de genre que comme un produit culturel et social dérivant de l'interaction entre la communauté et l'individu, faisant abstraction de l'identité sexuelle personnelle et sans aucune référence à la véritable signification de la sexualité, l'Église ne se lassera pas de réaffirmer son enseignement : "[...] La différence et la complémentarité physiques, morales et spirituelles sont orientées vers les biens du mariage et l'épanouissement de la vie familiale" [...] " (n. 224). C'est à plus forte raison le cas lorsqu'il est mentionné qu'" en accueillant la vie humaine dans l'unité de ses dimensions, physiques et spirituelles, les familles contribuent à la "communion des générations" et apportent de cette façon une contribution essentielle et irremplaçable au développement de la société " (n. 238). Ainsi apparaît-il clairement que loin de se contenter de poser des pétitions de principe, l'enseignement social de l'Église manifeste une dimension pratique et réaliste méritant d'être soulignée.

 

Deuxième mission : la fonction éducative (formation de capital humain)

 

Si l'union éphémère d'un homme et d'une femme pourrait en théorie suffire à l'objectif de reproduction, il n'en est plus de même lorsqu'il s'agit d'apporter au " petit d'hommes " tout ce qui fera de lui un être responsable et autonome, un être libre. Dans la perspective économique qui est la nôtre, cela revient à poser la question du passage de la situation de consommateur, caractérisant chaque individu dès sa naissance, à celle de producteur.

Or si les enfants naissent dans la famille, celle-ci est aussi le premier lieu de leur éducation ; et cette formation de " capital humain " est reconnue, dans les développements les plus récents de la théorie de la croissance économique, comme un facteur prépondérant. Nous touchons là une question essentielle. La fonction économique remplie par la famille considérée comme une véritable unité de production est très ancienne ; il s'agissait même à l'origine de sa caractéristique principale. Il est vrai que certaines formes traditionnelles de production se sont estompées : il suffit d'évoquer les activités agricoles, commerciales et artisanales, désormais largement étrangères au cadre familial. Mais il n'en est pas de même en ce qui concerne la première d'entre elles, à savoir la reproduction. Il est même possible de dire que le relais des premières a été pris par cet investissement qu'est la formation du capital humain.

L'erreur majeure, commise assez couramment aujourd'hui même si elle est déplacée du strict point de vue de la rationalité économique, est de ne considérer cette activité comme créatrice de richesse qu'à la seule condition qu'elle soit externalisée ! Il est intéressant de remarquer que l'enseignement social de l'Église ne semble pas être menacé par cette confusion. " À travers l'œuvre d'éducation, la famille forme l'homme à la plénitude de sa dignité sous toutes ses dimensions, y compris la dimension sociale. En effet, la famille "constitue une communauté d'amour et de solidarité, apte de façon unique à enseigner et à transmettre des valeurs culturelles, éthiques, sociales, spirituelles et religieuses essentielles au développement et au bien-être de ses propres membres et de la société" " (n. 238). Au passage, il convient de noter le rejet implicite du point de vue selon lequel la vie familiale serait affaire strictement privée, et tous les modèles équivalents. De même est-il affirmé que " la famille joue un rôle tout fait original et irremplaçable dans l'éducation des enfants " (n. 239). Cette mission est d'ailleurs parfaitement complémentaire de la précédente. Mais la DSE va plus loin en associant droits et devoirs : " Le droit-devoir des parents d'éduquer leur progéniture est "quelque chose d'essentiel, de par leur lien avec la transmission de la vie ; quelque chose d'original et de primordial, par rapport au devoir éducatif des autres, en raison du caractère unique du rapport d'amour existant entre parents et enfants ; quelque chose d'irremplaçable et d'inaliénable, qui ne peut donc être totalement délégué à d'autres, ni usurpé par d'autres" " (n. 239).

 

Troisième mission : la nécessaire cohésion sociale (solidarité entre individus)

 

Le thème de la cohésion sociale est d'une grande actualité. Il s'agit véritablement de savoir comment faire pour que la société ne se réduise pas à un amas de cellules que seraient les individus, sans relations réciproques, sans possibilité de véritable échange. Certes, la solidarité peut se concevoir en dehors de la famille, même si la façon dont est posée aujourd'hui la question des retraites permet de mesurer toutes les limites d'une telle conception. Il n'en est pas moins vrai, par définition, d'une part que la famille réunit naturellement et immédiatement des hommes et des femmes de générations différentes , d'autre part qu'elle n'est cependant pas un ghetto dans la mesure où chaque être humain quitte sa famille pour en fonder une nouvelle, ce que l'Église reconnaît à sa façon en mentionnant que " le poids de la responsabilité de parents ne peut pas être invoqué pour justifier des replis égoïstes, mais doit guider les choix des époux vers un généreux accueil de la vie... " (n. 232). La famille est bien le cadre privilégié pour apprendre à " vivre ensemble ".

Son importance est accrue dans la période contemporaine. Nous sommes en effet confrontés à des changements de plus en plus rapides, du fait des progrès technologiques en particulier, et à des espaces de plus en plus vastes ouverts par la mondialisation. Dans ce contexte, la famille offre des repères en permettant à chaque individu de s'enraciner. Une fois de plus, cette réalité est intégrée dans l'enseignement social de l'Église : " La famille, qui vit en construisant chaque jour un réseau de rapports interpersonnels, internes et externes, apparaît en revanche comme un apprentissage fondamental et irremplaçable de vie sociale, un exemple et un encouragement pour des relations communautaires élargies, caractérisées par le respect, la justice, le sens du dialogue, l'amour " (n. 221). Réciproquement d'ailleurs, il doit bien y avoir des raisons pour que l'échec scolaire, les difficultés d'insertion, la délinquance, etc. accompagnent la déstructuration familiale. Ces considérations ne font que renforcer les lacunes évoquées à propos de la fonction éducative. Or si on intègre dans l'analyse toutes les conséquences de la dissolution familiale, on s'aperçoit qu'il est quelquefois plus judicieux d'agir préventivement.

La famille apparaît ainsi comme un pont entre l'individu et la collectivité, une sorte de chaînon intermédiaire permettant d'éviter les deux écueils que sont la tyrannie d'une part, synonyme d'écrasement des personnes dans une organisation collectiviste, et l'anarchie d'autre part, liée à un excès d'individualisme. En ce sens, nous pouvons considérer que la famille est un très bon vecteur pour assurer le bien commun et contribuer à l'harmonie des relations sociales. Cette perspective est explicitement retenue dans la DSE. Ainsi pouvons-nous lire dans l'ouvrage qui nous sert de référence : " La famille, communauté naturelle au sein de laquelle s'expérimente la socialité humaine, contribue d'une manière unique et irremplaçable au bien de la société [...]. Une société à la mesure de la famille est la meilleure garantie contre toute dérive de type individualiste ou collectiviste, car en elle la personne est toujours au centre de l'attention en tant que fin et jamais comme moyen " (n. 213). L'expression très consensuelle de " cellule de base de la société " prend ainsi tout son sens. Et du point de vue qui est le nôtre, nous pourrions retenir que la finalité de l'économie est " la paix et la prospérité des familles ". Ces observations et premiers résultats peuvent pourtant être complétés.

 

Précisions et perspectives d'approfondissement

 

Ainsi, du point de vue économique, l'importance du temps et de la durée doit sans cesse être soulignée, comme l'illustre la question de la formation du capital humain. Cette remarque est sans doute insuffisante pour fonder l'enseignement social chrétien, mais elle contribue au moins à en souligner le réalisme lorsqu'il insiste par exemple sur le fait que " la nature de l'amour conjugal exige la stabilité du rapport matrimonial et son indissolubilité. L'absence de ces conditions porte préjudice au rapport d'amour exclusif et total spécifique au lien conjugal, avec de graves souffrances pour les enfants et des conséquences néfastes aussi dans le tissu social " (n. 225). Nous disposons là d'un éclairage très intéressant sur le mariage civil et l'importance qu'il convient de lui accorder en particulier.

Il semblerait en effet, y compris (surtout ?) chez les chrétiens, que le sens social du mariage ne soit pas toujours très bien perçu. La doctrine sociale de l'Église est pourtant très claire sur ce point : " La nécessité de conférer un caractère institutionnel au mariage, en le fondant sur un acte public, socialement et juridiquement reconnu, dérive d'exigences basilaires de nature sociale " (n. 225). Inversement d'ailleurs, " les unions de fait [...] se basent sur une fausse conception de la liberté de choix des individus et sur une vision tout à fait privée du mariage et de la famille. Le mariage n'est pas un simple pacte de vie en commun, mais bien une relation ayant une dimension sociale unique par rapport à toutes les autres, dans la mesure où la famille, pourvoyant au soin et à l'éducation des enfants, se présente comme l'instrument primordial de la croissance intégrale de toute personne et de son insertion positive dans la vie sociale " (n. 227).

En revanche, pourquoi ne pas reconnaître que subsistent des passages flous à propos desquels nous pouvons émettre quelques interrogations – même s'il n'est question ni d'émettre des réserves sur la DSE, ni de prétendre en modifier la rédaction – ? Ainsi pouvons-nous rester insatisfaits lorsqu'il est dit, s'agissant des personnes âgées, qu'" elles peuvent non seulement témoigner qu'il est des secteurs de la vie, comme les valeurs humaines et culturelles, morales et sociales, qui ne se mesurent pas en termes économiques et de profit, mais elles peuvent aussi offrir un apport concret dans le domaine du travail et de la responsabilité [...] " (n. 222). Certes, le propos est compréhensible dans une première approche inévitablement superficielle ; mais il s'agit là d'une vision trop étroite de ce que peut être l'économie, celle-ci semblant être limitée à sa dimension monétaire et quantitative, dimension interdisant surtout d'ouvrir la réflexion sur l'intégration dans nos analyses de la production familiale, et plus généralement bénévole. Il en est de même de l'avis selon lequel " la famille doit donc être considérée, à bon droit, comme un acteur essentiel de la vie économique, orientée non pas par la logique du marché, mais par celle du partage et de la solidarité entre les générations " (n. 239). Un avis dont se dégage une discutable impression d'opposition laissant entendre que le marché ne pourrait satisfaire des aspirations humaines (la froide rigueur de l'échange marchand, en quelque sorte) alors que, comme nous l'enseigne la théorie économique justement, les déficiences du marché peuvent être corrigées par la définition de droits de propriété... Ces différentes remarques montrent qu'il pourrait s'avérer utile de revenir sur certains points afin d'accroître la pertinence de l'approche.

Réciproquement d'ailleurs, certains développements éclairent parfaitement des mesures susceptibles d'être proposées dans le cadre d'une politique de reconnaissance et de promotion de la famille, ces deux facettes étant parfaitement complémentaires. C'est aussi la dimension pratique de la DSE qui est par-là même soulignée. Ainsi en est-il du salaire familial qui " doit permettre la réalisation d'une épargne favorisant l'acquisition de telle ou telle forme de propriété, comme garantie de la liberté : le droit à la propriété est étroitement lié à l'existence des familles, qui se mettent à l'abri du besoin, grâce aussi à l'épargne et à la constitution d'une propriété familiale " (n. 250). Le principe des allocations familiales est aussi rappelé, de même que celui de la rémunération du travail au foyer de l'un des deux parents. De façon plus spécifique encore, " une attention spéciale doit être réservée au travail de la femme dans le cadre de la famille, c'est-à-dire tout le soin qu'elle lui consacre, qui engage aussi les responsabilités de l'homme comme mari et comme père [...] " (n. 251). C'est dire qu'il subsiste de nombreux thèmes d'action et de recherche ; ce n'est pas le moindre mérite du texte que d'en faire le constat, et susciter éventuellement des vocations...

 

Ouvrir quelques pistes...

 

Pour l'instant et en guise de conclusion, conformément à la vocation de l'AEC, il suffit d'ouvrir quelques pistes, du point de vue de l'action évidemment – mais aussi de la recherche. La famille doit être re-découverte comme lieu de production : elle apporte la réponse la plus adaptée aux défis économiques qui nous sont lancés ; encore faut-il ne pas se méprendre sur son sens. La promotion de la famille peut en effet être entendue de multiples façons. Nous pouvons illustrer ce point en revenant sur la question de l'évaluation de la production domestique.

La notion de production est en effet essentielle : elle sert de référence majeure chaque fois qu'il s'agit d'apprécier la situation d'un pays et les résultats des politiques mises en œuvre. Apparemment simple, elle a fait l'objet, au cours de l'Histoire, d'une grande variété d'approches et peut en conséquence être à l'origine de graves confusions, d'autant plus dommageables qu'elle sert de référence lorsqu'il s'agit d'organiser la société. Certaines options habituellement privilégiées, la non-prise en compte des activités familiales en particulier, aboutissent à des situations d'exclusion et d'injustice, mais aussi à une perte d'efficacité. Quant aux notions de PIB (produit intérieur brut) ou de GDP (Gross Domestic Product), elles permettent de disposer d'indicateurs pour effectuer des comparaisons de l'activité économique, dans l'espace ou dans le temps. La difficulté majeure, lorsqu'il s'agit de définir la frontière de la production, est la suivante : quel traitement faut-il accorder à des activités produisant des biens et des services qui auraient pu être fournis à d'autres sur le marché, mais qui sont en fait conservés par leurs producteurs pour leur propre usage ? En fait, l'activité domestique des ménages relève depuis longtemps de l'analyse économique de la consommation, sa dimension productive étant totalement ignorée. Une des conséquences pratiques de cette conception a été de considérer que la famille relevait seulement de la sociologie des institutions non marchandes ; d'ignorer en quelque sorte que cette dernière puisse être créatrice de richesse. Nous n'irons pas plus avant aujourd'hui sur la question de l'évaluation . Cela n'est d'ailleurs pas nécessaire pour reconnaître qu'il s'agit d'une activité indispensable, répondant aux besoins des hommes, occupant autant de temps, sinon plus, que l'activité professionnelle – salariée ou indépendante – des membres de la cellule familiale. Cela justifie au minimum une reconnaissance de cette activité et sa prise en compte dans l'analyse .

 

Dans ce but, deux voies complémentaires peuvent être suivies :

 

De même que la famille n'est pas un ghetto, se consacrer à sa famille n'est pas synonyme de repli sur soi ; comme nous l'avons vu, la famille ne peut pas être en opposition avec la société si elle en est la cellule de base ; la fonction parentale doit être valorisée. Cela conduit à l'idée que l'avenir passe par la mère de famille, qui joue un véritable rôle social. À ce titre spécifique, elle doit également être reconnue, ce qui conduit à dire qu'une politique qui n'intègrerait pas la vocation de parent et d'éducateur ne méritera jamais d'être qualifiée de familiale. Toute la difficulté vient du fait qu'en privatisant (individualisant) la famille et en étatisant l'économie, on fait perdre à la première sa fonction économique originelle. En même temps que s'est creusé le fossé entre le social et le privé, l'écart entre unités de production et unités de consommation s'est accru : la famille est réputée consommer de plus en plus et produire de moins en moins, ce qui n'est pas conforme à la réalité.

Ce point offre l'occasion de souligner la primauté de la famille par rapport à la société et à l'État, ce qui est aussi une indication précieuse pour définir une politique de promotion de la famille tout en évitant son étatisation : " La priorité de la famille par rapport à la société et à l'État doit être affirmée. En effet, la famille, ne serait-ce que dans sa fonction procréatrice, est la condition même de leur existence. Dans les autres fonctions au bénéfice de chacun de ses membres, elle précède, en importance et en valeur, les fonctions que la société et l'État doivent remplir [...] " (n. 214). Et il ne s'agit pas là d'une question mineure et sans importance. Il suffit, pour s'en rendre compte, de vérifier comment elle est reprise dans le texte : " Loin d'être seulement objet de l'action politique, les familles peuvent et doivent devenir sujet de cette activité [...] " (n. 247). En somme, les familles doivent ne pas subir.

Tous les éléments sont ainsi en place pour justifier une politique familiale fondée sur la justice, l'efficacité, la responsabilité... ce qui est tout le contraire d'une politique d'assistance telle qu'elle est désormais proposée. Ce qu'il faut, c'est rendre aux familles leur liberté : une fois de plus, le point de vue de l'économiste rejoint celui de la DSE. La réalité est la suivante : si la finalité de l'économie est la prospérité des familles, réciproquement, le capital humain est un facteur prépondérant du développement. Or la formation de celui-ci passe par une politique de promotion de ce lieu d'apprentissage du vivre ensemble : la famille.

La meilleure façon de conclure cette contribution est alors de reprendre la conclusion proposée au terme du chapitre du Compendium consacré à la famille ; il suffit de la reproduire in extenso pour indiquer bien sûr aux catholiques l'objectif à atteindre, mais au-delà à tous les hommes de bonne volonté auxquels s'adresse finalement la DSE.

 

La reconnaissance, par les institutions civiles et par l'État, de la priorité de la famille sur toute autre communauté et sur la réalité même de l'État, comporte le dépassement des conceptions purement individualistes et l'adoption de la dimension familiale en tant que perspective culturelle et politique, incontournable dans la prise en considération des personnes. Cela ne constitue pas une alternative, mais plutôt un soutien et une protection des droits mêmes appartenant aux personnes individuellement. Cette perspective permet d'élaborer des critères normatifs pour une solution correcte des différents problèmes sociaux, car les personnes ne doivent pas être considérées individuellement, mais aussi en relation avec les cellules familiales dans lesquelles elles sont insérées, en tenant dûment compte de leurs valeurs et exigences spécifiques (n. 254).

 

J.-D. L.*

 

 

 

*Economiste, professeur à l'université de Paris II, Panthéon-Assas.