Dans l'histoire, les nations ont recherché la satisfaction de leur intérêt égoïste plus souvent que l'application de leurs nobles principes, et se sont posées en rivales plus souvent qu'elles n'ont coopéré.
Rien n'indique que ce comportement séculaire ait changé, aucun indice n'annonce sur ce point de transformation notable dans les prochaines décennies .
Henry Kissinger
Revêtue d'une forte connotation religieuse, la notion de pardon a longtemps été associée à la rémission des péchés. En 1991, la préface d'un ouvrage dirigé par Olivier Abel débutait par un constat assez consensuel : " Le pardon n'est pas précisément une valeur à la mode . " Et bien voilà qui est chose faite : oui, le pardon semble d'actualité. Depuis quelques années, cette notion tend à s'inscrire dans un contexte tout à fait différent de sa sphère d'origine. Elle semble se détacher progressivement du pardon accordé au repenti, dans le secret de la confession.
C'est sans doute Willy Brandt qui, le 7 décembre 1970, cristallise symboliquement cette nouvelle dimension du pardon. En visite officielle à Varsovie pour la signature du traité germano-polonais, le chancelier de la République fédérale, les yeux humides et le regard perdu, s'agenouille soudain devant le mémorial dédié aux héros et aux victimes du ghetto de Varsovie. Trois ans plus tard, devant la dalle du Yad Vashem à Jérusalem, la voix étranglée d'émotion, il lit un psaume de David implorant le pardon divin. En 1990, c'est le président tchécoslovaque, Vaclav Havel, qui adresse des excuses officielles au président allemand Richard von Weizsäcker, concernant la violente expulsion des Allemands des Sudètes :
Nous les avons exclus, non sur la base d'une culpabilité individuelle établie mais simplement parce qu'ils appartenaient à une nation particulière. [...] Comme cela arrive souvent dans l'histoire, en agissant ainsi nous nous sommes blessés nous-mêmes .
En mai 1991, Lech Walesa présente des excuses à la tribune de la Knesset, au nom des Polonais qui ont causé des torts aux juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Cinq ans plus tard, le premier ministre polonais, Wlodzimierz Cimoszewicz, exprime lui aussi " son profond regret " pour " tout ce dont les Polonais s'étaient rendus coupables à l'égard des juifs " . Entre temps, Alexander Kwasniewski demandait quant à lui pardon à la nation pour tous les méfaits du Parti et du régime communiste .
En juillet 1994, le premier ministre hongrois, Guyla Horn, présente à son tour des " excuses historiques " aux juifs de Hongrie. Le 7 mai 1995, le président de la Confédération helvétique, Kaspar Villiger, demande officiellement pardon au nom de son pays pour avoir, dès 1938, apposé un tampon " J " dans les passeports juifs. Face à l'offensive du congrès américain et des communautés juives mondiales, Flavio Cotti, ministre des Affaires étrangères, réitère ces excuses en signant un article intitulé " La Suisse n'a pas peur d'affronter son passé " . Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l'État français en ce qui concerne les rafles de juifs durant l'été 1942 :
La France, patrie des Lumières et des droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. [...] Nous conservons à leur égard une dette imprescriptible. [...] Transmettre la mémoire du peuple juif, des souffrances et des camps ; témoigner encore et encore ; reconnaître les fautes du passé, et les fautes commises par l'État ; ne rien occulter des heures sombres de notre histoire, c'est tout simplement défendre une idée de l'Homme, de sa liberté et de sa dignité .
Les nombreuses demandes de pardon exprimées par Jean-Paul II pour les fautes commises au cours de l'histoire par les papes, l'Église et les chrétiens relèvent de la même logique . Citons en outre le document publié en mars 1998 par le Vatican — intitulé " We Remember, A Reflection on the Shoah " — ou encore la repentance de l'épiscopat français, concernant la déportation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale :
L'Église catholique, loin d'en appeler à l'oubli, sait que la conscience se constitue par le souvenir et qu'aucune société, comme aucun individu, ne peut vivre en paix avec lui-même sur un passé refoulé ou mensonger. [...] Nous devons reconnaître que l'indifférence l'a largement emporté sur l'indignation et que devant la persécution des juifs, [...] le silence a été la règle et les paroles en faveur des victimes, l'exception. [...] Cette défaillance de l'Église de France et sa responsabilité envers le peuple juif font partie de son histoire. Nous confessons cette faute. Nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d'entendre cette parole de repentance .
À l'occasion du cinquantième anniversaire de la reddition, le premier ministre japonais, Tomiichi Murayama, présente ses excuses à tous ceux qui ont souffert des agressions de l'armée impériale nippone. En juin 1997, Tony Blair regrette l'attitude des Britanniques qui ont " laissé tomber " le peuple irlandais lors de la Grande Famine qui, entre 1845 et 1849, fit 1,5 million de morts. Deux mois plus tard, le chef de cabinet du président croate Franjo Tudjman, Hrvoje Sarinic, déclare que la nouvelle Croatie exprime ses regrets pour les crimes commis durant le régime oustachi et demande pardon au peuple d'Israël.
Bref, aux quatre coins du monde, l'actualité est emplie des regrets, excuses et autres remords de responsables politiques. Ces exemples — non exhaustifs — suffisent pour souligner l'ampleur du phénomène : le pardon envahit la sphère publique et politique. Il est cependant opportun de s'interroger sur cette dimension sociale et politique du pardon. L'interpellation lancée tout au long de cette réflexion est la suivante : le pardon est-il approprié au champ politique ? Manifeste-t-il une grandeur ou une stratégie politiques ?
i- Le pardon comme grandeur politique
Pour Hannah Arendt et Paul Ricœur, le pardon n'est pas nécessairement individuel et privé : il peut également constituer une grandeur politique. En effet, l'offense ne s'inscrit pas toujours directement dans un rapport de personne à personne. Elle peut se situer dans le rapport d'une collectivité à une autre, c'est-à-dire dans un rapport politique ou social. Or les grands massacres de l'histoire n'ont pas été engendrés par des rancunes personnelles, mais par des haines collectives. Ce sont donc surtout celles-ci qu'il importe d'éteindre. Dans une telle perspective, le pardon se mue en moment décisif de l'action politique. Il se donne pour finalité de libérer l'histoire du mécanisme aveugle de la violence.
Au-delà de la vengeance
Au lendemain d'un conflit international, il est certes impossible d'oublier les faits, vu l'étendue des séquelles et la profondeur des douleurs qu'ils ont engendrées. Mais si nul ne peut oublier, certains sont tentés d'accentuer, voire de survaloriser les événements pour justifier l'appel à la vengeance. L'objectif de tels appels à la mémoire ne paraît pas de remémorer, mais de relancer la dynamique conflictuelle. Dans une telle logique, les souvenirs sont réduits à des fixations douloureuses qui, loin de dépasser les deuils anciens, enferment le présent dans le passé et entretiennent le cycle de la violence. Ce dernier peut se définir comme suit : à partir du moment où des hommes ont commencé à verser leur sang pour une cause, la cause est posée comme sacrée ; or, contrairement aux intérêts, le sacré ne se négocie pas ; il est par conséquent nécessaire de continuer à verser son sang pour éviter que les premières victimes aient péri en vain.
Les exemples de vengeance au lendemain d'un conflit sont nombreux. Après les effroyables souffrances infligées à la Tchécoslovaquie par l'Allemagne hitlérienne, les Tchèques expulsent la minorité allemande des Sudètes des terres et des foyers qui étaient les leurs depuis des générations. Après les massacres accomplis en Pologne, les Polonais chassent de la même façon des millions d'Allemands de régions reconnues allemandes par le Traité de Versailles. Après les opérations de " nettoyage " imposées au Kosovo, les actes de terreur contre les Serbes se multiplient dans toute la province.
Le ressentiment et le désir de vengeance d'une population terrorisée, niée et endeuillée sont inévitables. Mais force est de constater qu'ils ne règlent rien. Tel une voie sans issue, le ressentiment ramène sans cesse le sujet au passé qui l'accable. Il l'empêche de se projeter dans un quelconque futur . Quant à la vengeance, elle s'épuise à vouloir rétablir un " équilibre " impossible : la souffrance infligée ne supprime en rien la souffrance subie. La seule réplique raisonnable à la violence semble résider dans l'acte de justice. Certes, la sanction ne rend pas la vie. Mais elle déclare publiquement que l'accusé est coupable et reconnaît tout aussi publiquement la victime comme être offensé et humilié. Parce qu'elle touche à " l'estime de soi ", cette reconnaissance peut contribuer au travail de deuil par lequel l'âme blessée tente de se réconcilier avec le monde et avec elle-même .
Paul Ricœur décrit une autre réplique qui dépasse cette fois l'ordre juridique : le pardon. Selon lui, le pardon est la seule démarche qui est capable de rouvrir la mémoire sans pour autant susciter le ressentiment et le désir de vengeance. Son objectif n'est ni de nourrir une cicatrice incicatrisable, ni de gommer le souvenir. Il est de rompre à la fois la dette et l'oubli. Loin d'effacer le passé, le pardon intervient dans celui-ci. Il tente de le modifier en lui donnant une autre signification. Non pas en faisant, comme par magie, que ce qui est arrivé ne se soit pas produit. Mais en révélant d'autres avenirs possibles du passé. C'est en cela que, pour l'auteur de Temps et Récit, le pardon " transforme " le passé. Il apparaît en définitive comme l'une des seules réponses possibles à l'irréversibilité de l'action humaine. Alors que la vengeance attache l'homme aux conséquences de son action et l'emprisonne dans les chaînes de son passé, le pardon le délivre et lui permet que la vie continue . Il faut cependant souligner que celui qui pardonne n'ignore pas le désir de vengeance. Il parvient à le dépasser. La décision de ne pas se venger ne peut effectivement être prise que parce que le désir de revanche est bien présent. Contrairement à la vengeance qui ne fait que réagir automatiquement à une transgression, le pardon dépend d'une décision de la volonté :
Le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui agisse de façon pleinement nouvelle et inattendue, non conditionnée par l'acte qui l'a provoquée et qui, par conséquent, libère des conséquences de l'acte à la fois celui qui est pardonné et celui qui pardonne .
Le pardon accompagne ainsi l'oubli actif et la prise de distance nécessaires au travail de deuil. C'est en ce sens que Ricœur parle de sa valeur curative, non seulement pour le coupable, mais aussi pour les victimes. Comme la démarche analytique permet au patient de reconstruire une mémoire acceptable et intelligible, le pardon " donne un futur à la mémoire ". Avec lui, le souvenir de la blessure perd de sa virulence. La mémoire guérie se libère et peut s'investir ailleurs que dans la pensée obsédante de l'offense. Ce n'est donc pas sur les événements eux-mêmes qu'il porte. Leur trace doit au contraire être protégée. Mais sur la dette dont la charge peut paralyser la mémoire et la capacité de se projeter dans l'avenir . À cet égard, le pardon se distingue radicalement de l'amnistie, qui se définit comme un effacement de la dette et des faits.
Au-delà de l'amnistie
L'amnistie consiste à interdire le rappel public des faits considérés comme nuisibles à la société. Elle diffère de la prescription, qui suspend les peines comme les poursuites au terme d'un délai fixe ; de la réhabilitation, qui suppose que les peines ont été exécutées ; de la grâce qui, n'effaçant pas la condamnation, dispense seulement de l'exécution des peines . L'amnistie implique, il est vrai, un effacement qui dépasse de loin l'exécution des peines. À l'interdiction de toute action en justice, de toute poursuite des criminels, s'ajoute l'interdiction d'évoquer les faits eux-mêmes sous leur qualification criminelle. Contrairement au pardon, l'amnistie invite à faire comme si les événements n'avaient pas eu lieu. L'amnistie ne remet point, elle efface. Le pardon suppose le crime, la condamnation et une certaine justice. L'amnistie ne suppose rien. Elle " ne juge pas, elle n'accuse pas, elle n'innocente pas, elle ignore ".
Ce que l'on considère souvent comme la première amnistie fut décidée par Thrasybule à Athènes, en 403 avant Jésus-Christ. C'est après la sanglante oligarchie des Trente que l'interdiction de " rappeler les malheurs " scelle la réconciliation démocratique. Comment assurer la continuité de la démocratie si ce n'est en traitant la plaie ouverte de la dictature comme une parenthèse ? Les Trente punis, l'ensemble des Athéniens sont appelés à ne rappeler ni le conflit, ni le meurtre, ni la rancune. Isocrate dépeint la situation en affirmant que " nous nous gouvernons de manière aussi belle et aussi commune que si aucun malheur ne nous était arrivé ". Tout est dit. En 1598, Henry IV ne fait que reprendre le modèle. L'édit de Nantes réitère le même serment : " Que la mémoire de toutes choses passées depuis mars 1585 ainsi que de tous les troubles précédents demeure éteinte et assoupie comme une chose non advenue . " La prescription et l'objectif sont identiques à ceux qui sont exprimés par les Athéniens : interdire " d'en renouveler la mémoire, de s'attaquer, de s'injurier, de se provoquer l'un l'autre à propos de ce qui s'est passé " pour " vivre ensemble comme frères, amis et concitoyens " .
L'utilité immédiate de l'amnistie est d'effacer le souvenir du conflit, d'assoupir la colère, de proclamer à nouveau l'unité nationale. Elle doit essentiellement permettre de continuer à vivre ensemble après la lutte. Le retour à la vie ordinaire est un objectif qui s'impose. La paix publique, une responsabilité de l'État. Mais il convient de s'interroger : si l'oubli est bel et bien nécessaire, peut-il être volontaire ? En d'autres mots, l'amnistie est-elle capable d'atteindre sa finalité : la réparation des blessures du corps social ? L'oubli proposé est d'ordre juridique et politique. Mais peut-on réellement décréter l'oubli ? Peut-on à long terme brûler, abrutir et expurger les traces du passé ? Chacune de ces interrogations met en exergue l'écart qui peut séparer amnistie et amnésie. N'en déplaise à l'étymologie, ces deux termes sont rarement synonymes.
Effacer le rappel public d'un conflit relève de l'ordre du discours et de l'action politiques. Cette forme d'oubli ne peut être prise à la lettre. Les représentants d'une nation peuvent décider ensemble d'amnistier, de consentir à l'oubli. Par contre, les individus ne peuvent véritablement oublier sur ordre. On peut même se demander si l'obligation d'oublier n'aboutit pas dans certains cas à l'effet inverse : " Penser à oublier, c'est conserver dans sa pensée ce que l'on doit oublier . " D'autant que l'objet de l'amnistie est par définition un passé litigieux et conflictuel, un passé que l'on n'oublie pas, un passé " inoublieux ", un " non-oubli " .
Il n'est dès lors pas étonnant que la mémoire des faits juridiquement effacés subsiste de manière souterraine, prête à resurgir au premier moment venu. Le temps écoulé ne permet pas d'étouffer la plainte des victimes, ni le sanglot de leurs proches. Loin d'apaiser, l'oubli risque d'obséder . Différer les clarifications nécessaires revient à tirer sur l'avenir une lourde hypothèque. Les mécanismes d'occultation lèguent en effet de nombreux problèmes non réglés. Ils ne permettent pas d'éviter, mais simplement de postposer la remémoration. Or, comme l'affirmait l'ancien président bulgare, Jeliu Jeliev, il est illusoire de vouloir tourner la page, avant même de l'avoir lue. On ne peut donc identifier les notions d'amnistie et de pardon. Ce dernier n'annule en rien les exigences objectives de la justice : le fautif pardonné ne devient pas innocent . Au contraire, ces exigences sont indispensables au pardon. Celui-ci ne signifie pas renoncer au châtiment et à la punition, mais bien à la haine et à la vengeance. Plutôt que de gommer le conflit qui a déchiré des communautés, il a pour horizon leur réconciliation.
Prélude à la réconciliation ?
L'expérience tentée par l'Afrique du Sud il y a quelques années repose sur cet objectif de réconciliation. En mai 1995, le parlement sud-africain adopte la loi de promotion de l'unité nationale et de la réconciliation, créant la Commission pour la vérité et la réconciliation (Trc) . Cette loi confère d'emblée une portée philosophique à la commission en l'édifiant sur trois mots : vérité, repentir et pardon. Le texte même de la Constitution stipulait déjà qu'il fallait parvenir à la réconciliation entre les peuples d'Afrique du Sud par la compréhension et non par la vengeance, la cicatrisation des plaies et non les représailles, l'ubuntu (le pardon) et non la rancune .
La Trc n'est pas un tribunal. Elle ne peut ni juger, ni absoudre. Elle se contente d'encourager les aveux, de susciter les contritions, l'expression des victimes et le pardon. La recommandation d'amnistie ne constitue que l'une de ses fonctions , les trois autres relevant de la production d'un nouveau rapport au passé. La finalité explicite de la démarche n'est pas de chasser les coupables, mais de promouvoir l'unité nationale. Elle doit permettre aux victimes de trouver une forme de reconnaissance et de réparation ; aux coupables de se défaire de leurs fardeaux et d'obtenir protection pour l'avenir. Son ambition est de faciliter l'acceptation des deux parties et la normalisation de leurs relations. Nelson Mandela, alors président de la république sud-africaine, décrit la portée du projet en ces termes :
Les Sud-Africains doivent se souvenir du terrible passé de façon à pouvoir le gérer, pardonner quand le pardon est nécessaire mais ne jamais oublier. En nous souvenant, nous nous assurons que plus jamais une telle barbarie ne nous meurtrira, et nous supprimerons un héritage dangereux qui reste une menace pour notre démocratie .
L'ancien archevêque anglican de la ville du Cap, Desmond Tutu, exprime la même idée :
Il n'y a pas d'avenir sans pardon, et pour pardonner, il faut savoir ce qui s'est déroulé. Pour ne pas que nous répétions ce qui est arrivé à d'autres, nous devons posséder une mémoire. Il est crucial d'avoir cette mémoire. Nous devons tout faire pour que les gens se rappellent .
Cet exemple est édifiant et porteur de maints espoirs. Il n'a pourtant pas pu refermer la totalité des plaies issues du régime d'apartheid. La plupart des reproches adressés à la Trc concernent la procédure d'amnistie. Aucun repentir n'est exigé pour pouvoir y prétendre. Des aveux suffisent. Mais l'attitude provocatrice et l'arrogance de certains assassins ont réveillé la colère d'une partie de l'opinion publique noire. Répétant que la vérité n'est pas la justice, beaucoup considèrent l'amnistie comme une concession garantissant l'impunité de l'ancien pouvoir blanc. Les controverses et l'hostilité suscitées par les travaux de la Trc montrent qu'ils n'ont pas débouché sur la réconciliation souhaitée . Elles indiquent qu'au-delà des mérites d'une telle démarche, le parcours d'une réconciliation basée sur l'idée d'un pardon collectif est jalonné de difficultés.
ii- Limites d'un pardon collectif
Il importe par ailleurs de rappeler une caractéristique essentielle du processus sud-africain : les faits sont relativement récents, coupables et victimes — si le régime d'apartheid leur a laissé la vie sauve — sont face à face. C'est donc sans attendre le passage d'une ou plusieurs générations que les représentants officiels ont tenté d'instaurer le dialogue. Cette caractéristique est rare. Les gestes officiels de contrition qui sont posés afin de normaliser des relations interétatiques ou intercommunautaires ne surviennent en général que longtemps après les faits. Souvent juste assez longtemps pour que leurs auteurs ne soient plus en vie. Cela explique que ces demandes de pardon puissent être rejetées.
Les illustrations d'un tel refus, au niveau collectif, ne manquent pas. En 1997, par exemple, le Japon s'est officiellement excusé pour le traitement des prisonniers britanniques durant la Seconde Guerre mondiale. Une association d'anciens combattants refusa néanmoins d'accepter cette demande, considérée comme une insulte. Un an plus tôt, le président Ezer Weizman — premier chef d'État israélien à s'exprimer devant les chambres du parlement allemand — avait refusé, lui aussi, le pardon au nom des victimes du nazisme :
En tant que président de l'État d'Israël, je peux porter leur deuil et évoquer leur mémoire, mais je ne peux pardonner en leur nom. La seule chose que je puisse faire, c'est exiger des Allemands qu'ils se tournent vers l'avenir, prêtent attention à toute manifestation de racisme, détruisent tout signe de néo-nazisme, sachent les reconnaître avec courage et en extirpent la racine .
L'impossibilité de " pardonner en leur nom ". Telle est la raison qui pousse Hans Jonas à refuser toute philosophie basée sur l'idée de réconciliation. Pour cet auteur, la lumière que les enfants disparus dans les camps promettaient au monde ne brillera pas. Leurs mains ne chercheront plus jamais les nôtres. Il faut donc vivre et penser avec la certitude de la proximité du mal, exiger de soi ce qui permet de l'empêcher, mais " ne pas faire semblant de le réparer lorsqu'il se fait tard et que la plainte a cessé ". Bien que la notion de pardon comme prélude à la réconciliation soit très attirante, cette constatation de Jonas demeure incontournable. Elle met en exergue le principal argument qui permet de récuser l'usage collectif du pardon. La conception du pardon dans le rapport d'une collectivité à une autre, plutôt que dans un rapport de personne à personne, pose la question de la représentation à un double niveau. Ce sont en effet des " représentants " qui, d'une part, demandent pardon pour des faits qu'ils n'ont pas commis eux-mêmes et qui, d'autre part, accordent le pardon au nom de victimes qui se taisent à jamais.
Absence des coupables
Le manque de repentir de la part des auteurs véritables des faits incriminés constitue le premier argument de taille contre la légitimité d'un pardon collectif. De fait, ne faut-il pas s'avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes, pour prétendre au pardon ? De quels méfaits Willy Brandt — dont l'attitude à l'égard des nazis ne peut être mise en cause — serait-il coupable ? En quoi Jacques Chirac — qui avait à peine 10 ans lors de la rafle du Vel' d'hiv — serait-il coupable ? Tous aujourd'hui s'accordent sur le fait que la culpabilité — comme l'innocence — ne peut être qu'individuelle. Une faute n'est pas transmissible d'une génération à l'autre. Il est tout à fait dénué de sens d'accuser moralement une communauté entière : " Un peuple ne peut pas périr héroïquement, il ne peut pas être criminel, ni agir moralement ou immoralement ; seuls les individus issus de lui le peuvent . " Un gouvernement ou une nation ne sont donc jamais coupables de leur passé. On peut néanmoins concevoir qu'ils soient responsables de la manière dont ils gèrent, aujourd'hui, l'héritage de leur histoire. Le président Richard von Weizsäcker évoque ce type de responsabilité historique quand il déclare :
Nous pensons aujourd'hui dans le deuil à tous les morts de la guerre et de la tyrannie. [...] Nous tous, coupables ou non, vieux ou jeunes, nous devons accepter le passé. Nous sommes tous concernés par ses conséquences et nous devons tous en répondre .
Le souvenir de ce crime ne prouve en rien une obsession ou une exagération de culpabilité malsaine. Il signifie simplement que les représentants officiels de l'État au nom duquel des crimes ont jadis été commis reconnaissent les événements et les souffrances endurées. À cet égard, ne serait-il pas souhaitable de parler de " reconnaissance " plutôt que de " pardon " ?
Absence des victimes
Le second grand obstacle à la notion de pardon collectif réside dans une certaine fidélité à l'égard des victimes. Comme l'indique Jonas, le pardon va de pair avec la vie. Il est un geste de courage et de générosité que seules les victimes ont le droit d'accorder. La mort de celles-ci rend par conséquent tout pardon littéralement impossible. C'est dans cette optique que Vladimir Jankélévitch s'insurge avec véhémence contre l'idée même d'un pardon après l'horreur de la Shoah :
Libre à chacun de pardonner les offenses qu'il a personnellement reçues, s'il le juge bon. Mais celles des autres, de quel droit les pardonnerait-il ? [...] Au fait, pourquoi nous réserverions-nous ce rôle magnanime du pardon ? [...] Non, ce n'est pas à nous de pardonner pour les petits enfants que les brutes s'amusaient à supplicier. Il faudrait que les petits enfants pardonnent eux-mêmes .
Morale et/ou politique ?
Au vu de ces divers arguments, il paraît difficile de plaider en faveur d'un pardon collectif. Mais cette conclusion n'implique aucunement la mise en cause de l'impact souvent positif des divers types d'excuses officielles. Notre objectif n'est pas de les considérer avec cynisme, mais de les replacer dans le contexte qui est le leur. Pour cela, il est indispensable de distinguer les sphères privée et publique. Au point de vue strictement personnel, un pardon peut avoir lieu si la victime est animée d'un désir de compréhension de l'autre et si l'offenseur est capable d'un véritable repentir. C'est dans ces seules circonstances qu'il semble légitime de parler de pardon. Comme nous l'avons vu, ce dernier ne peut être le fait d'aucune conscience collective, d'aucune institution qui déciderait en tant que personne morale, transcendant les personnes individuelles. Ni l'État, ni un peuple, ni l'histoire ne peuvent prétendre pardonner.
Quant aux gestes symboliques tels que les déclarations de repentance, les présentations d'excuses officielles et autres formes de reconnaissances des maux infligés, ils se situent non plus au niveau individuel (réservé au pardon), mais au niveau collectif. En outre, cette forme de repentir, rendue publique par la voix d'un porte-parole ou d'un représentant, est de nature avant tout politique. Elle est, en cela, tout à fait distincte d'un pardon au sens strictement moral.
Ces démarches n'en sont pas moins désirables. Elles ne peuvent certes consoler pleinement l'individu qui est affecté dans sa chair ou dans son entourage. Le recouvrement officiel de la mémoire s'avère néanmoins essentiel. Divers exemples le montrent. D'après le témoignage de nombreuses victimes sud-africaines, la reconnaissance publique des crimes de l'apartheid a fortement contribué au soulagement de leur blessure. Simone Weil le rappelle également quand elle considère la reconnaissance de la responsabilité de l'État français dans les rafles de 1942 comme un geste d'" apaisement pour notre souffrance ". A contrario, le manque de reconnaissance officielle semble empêcher l'achèvement du travail de deuil .
L'assomption critique d'une responsabilité historique peut manifestement susciter un nouveau souffle, un nouveau départ dans les relations entre communautés ou entre États. Mais elle concerne davantage la question politique d'un rapprochement, plutôt que celle du pardon à proprement parler. Les positions adoptées par les tenants de la mémoire officielle sont loin d'être dictées par les seuls soucis de justice et de reconnaissance. Ancrées dans un contexte bien déterminé, elles résultent d'un calcul politique qui dépend directement des données du moment. Elles sont fonction des rapports de forces, des intérêts en jeu et des objectifs poursuivis . Or l'une des caractéristiques principales du pardon réside dans son caractère total et gratuit. La notion de " pardon négocié ", voire " forcé ", ne peut être qu'antinomique. Il convient donc de distinguer très nettement la réflexion d'ordre moral et une éventuelle utilisation politique de celle-ci.
v.-b. r.
Bibliographie
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Revues – Abel Olivier, " Ce que le pardon vient faire dans l'histoire ", Esprit, n° 193, juillet 1993, p. 60-72 – Darbon Dominique, " L'institutionnalisation du miracle sud-africain ", in Hérodote, n° 82-83, 1996, p. 113-129, et " La Truth and Reconciliation Commission, Le miracle sud-africain en question ", in Revue française de science politique, vol. 48, n° 6, décembre 1998, p. 707-724 – Derrida Jacques, " Le siècle et le pardon ", Le Monde des débats, décembre 1999, p. 10-17 – Joinet Louis, " L'amnistie. Le droit à la mémoire entre pardon et oubli ", Communications, n° 49, 1989, p. 213-224 – Ricœur Paul, " Le pardon peut-il guérir? ", Esprit, n° 210, mars - avril 1995, p. 77-82 – Rosoux Valérie-Barbara, " La non-violence : entre morale et politique ", Studia diplomatica, vol. L, n° 2, 1997, p. 85-96 ; " La mémoire : un instrument politique ? ", La revue politique, n° 5, 1998, p. 5-17 ; " Het geheugen : een politiek instrument ? ", Nieuw Tijdschrift voor politiek, n° 5, 1998, p. 5-18 ; " Rwanda, la mémoire du génocide ", Études, n° 6, juin 1999, p. 731-742 – Tutu Desmond, " Pas d'amnistie sans vérité ", Esprit, n° 238, décembre 1997, p. 63-72 – Weizsäcker Richard (von) et Havel Vaclav, " Échange pragois sur la culpabilité ", Esprit, n° 162, juin 1990, p. 5-11.