Parler de l'engagement politique des chrétiens c'est évoquer l'action des chrétiens dans le cadre de ce que les Grecs nommaient polis. Nous le savons, pour les Grecs de l'âge classique, le mot polis n'indique pas seulement l'agglomération urbaine mais la communauté humaine qui y habite et qui se comprend comme autonome.

Il désigne ce que nous nommons la république ou encore l'État. L'engagement politique des chrétiens concerne donc l'engagement des chrétiens dans le domaine public. Et bien entendu, nous ne restreignons pas le sens du mot politique pour le réduire au jeu des partis, mais nous y voyons tout ce qui contribue au bon fonctionnement de notre communauté nationale. Ainsi entendu au sens large, l'engagement politique se vit au niveau des collectivités locales, dans le domaine économique et social et même dans le cadre de la vie associative ; il concerne aussi de nombreux problèmes éducatifs. Que tous les chrétiens puissent et doivent s'engager dans la vie politique semble aller de soi. Tout le problème est de savoir si, dans cet engagement, la foi chrétienne doit intervenir ou si, dans un souci de cohésion sociale, elle doit être mise entre parenthèses pour ne s'exercer que dans le cadre de la vie privée.

Pour traiter une question si délicate, il est opportun de prendre un peu de recul par rapport aux débats contemporains qui pèchent souvent par manque de clarté dans l'élucidation des présupposés. Il convient d'abord de ressaisir de façon synthétique l'enseignement du Nouveau Testament. Puis un bref rappel relatif à l'histoire de l'Église nous permettra de comprendre comment, sous le pontificat de Pie xi, le concept du mandat a été introduit et a donné une orientation bien définie à la question posée. Enfin, prenant acte du caractère incontestablement problématique de ce concept, nous chercherons ce qui pourrait contribuer à une meilleure définition de la mission politique pour les chrétiens du xxie siècle.

 

I- La cité céleste et les cités terrestres

 

Le Nouveau Testament contient-il un enseignement fondateur en ce qui concerne l'engagement politique compris, comme nous l'avons précisé, au sens large de la participation à la vie de la cité ? Notre attention est surtout retenue par l'usage proprement subversif qui y est fait du thème de la citoyenneté. Celle-ci, selon saint Paul, ne se trouve pas sur terre mais dans les cieux . Et cette affirmation est directement liée à la nouveauté chrétienne. Avant la venue du Christ, le Peuple de Dieu ne pouvait se comprendre autrement que comme un peuple choisi au milieu des nations et mis à part pour servir Dieu et mettre sa Loi en pratique. Mais précisément il s'agit d'un peuple parmi les autres peuples. Si l'indépendance nationale est perdue, les dirigeants de ce peuple ont le souci de trouver un statut permettant une relative autonomie dans le cadre que peut lui offrir la puissance suzeraine. Mais la royauté davidique constitue pour le peuple juif une référence toujours présente que Jésus n'hésite pas à utiliser au moment même où il en bouleverse la signification. Né à Bethléem comme David, son palais est une étable et ses courtisans sont des bergers. Annonciateur d'un règne certes, mais en faveur des pauvres, des petits et des pécheurs. Il entre à Jérusalem comme un triomphateur mais monté sur un âne. Sa couronne est faite avec des épines, son trône est une croix. Et c'est par sa montée au Ciel qu'il répond à la question des disciples : " Seigneur est-ce maintenant que tu vas rétablir la royauté en Israël ? " Jésus a instauré un royaume mais un royaume totalement nouveau qui ne vient pas s'insérer au milieu des autres royautés mais en quelque sorte se superposer à elles. Cette royauté n'est rien d'autre que la Nouvelle Alliance, la Loi intériorisée et gravée dans le cœur des disciples.

Or l'Église naissante découvre que l'Esprit Saint fait entrer dans cette Alliance Nouvelle non seulement les juifs mais aussi les païens. Le mur qui séparait les uns et les autres a été aboli et un peuple nouveau surgit que ne limite aucune frontière. Le Peuple de Dieu n'est plus un peuple parmi les autres mais une communauté qui dépasse les différenciations terrestres. Dans le Christ, il n'y a plus ni homme ni femme, ni juifs ni grecs, ni esclaves ni homme libres. Ces distinctions demeurent pourtant, mais elles sont relativisées. Le chrétien dispose en quelque sorte d'une double citoyenneté. Par sa naissance terrestre, il appartient à telle ou telle communauté terrestre, mais, par la foi, il entre dans la cité céleste. Du point de vue de cette nouvelle appartenance, il devient étranger sur cette terre, pèlerin en marche vers la cité que Dieu lui a préparée . La vie chrétienne peut être décrite comme une transformation progressive de notre être. La vie divine, en se développant, ne détruit pas notre enracinement humain mais nous permet de trouver un rapport de plus en plus libre vis-à-vis de notre nation, de notre milieu et de notre éducation, nous rendant ainsi plus proche de ceux qui sont d'une autre race ou d'une autre culture.

Cette prise de distance vis-à-vis de la cité terrestre n'est pas une fuite ou une condamnation. Bien au contraire, les apôtres invitent les chrétiens à une soumission exemplaire vis-à-vis des autorités constituées. S'il fallait leur trouver une tendance politique, il seraient sans doute taxés de conservatisme. Toutefois il existe un texte célèbre qui fixe les principes de la désobéissance civile : " Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes . "

Cette conception des rapports entre vie religieuse et vie politique est caractéristique de la foi néotestamentaire et s'oppose à cette tendance qui partout pousse les hommes à faire de la religion un vecteur de la vie sociale. Il nous reste à voir comment cette affirmation d'une transcendance de la cité céleste, liée à une attitude à la fois respectueuse et critique vis-à-vis de la cité terrestre, peut se traduire de façon concrète. L'histoire de l'Église nous montre que la mise en œuvre de cette doctrine n'a jamais été parfaite et qu'elle a toujours été source de grosses difficultés.

 

II- Le temporel et le spirituel, la mise en œuvre d'une distinction

 

Le christianisme hors-la-loi

 

Jusqu'à l'édit de Milan (313 après Jésus-Christ), le christianisme n'avait pas de statut légal dans l'Empire romain. Sans bénéficier du statut particulier que Rome accordait aux juifs, les chrétiens refusaient de participer au culte officiel de l'Empire. Or ce culte était aux yeux des autorités romaines le moyen de rassembler la diversité des peuples et des traditions. Les chrétiens, dont le comportement passait pour séditieux, ont donc fait l'objet de persécutions plus ou moins systématiques et plus ou moins violentes. Pour plaider leur cause, ils distinguaient la vie sociale et le culte. Ils protestaient de leur loyauté envers l'empereur et de leur désir d'obéir aux lois dans le premier domaine, non pas dans second. Les pères apologètes expliquaient que le christianisme était la vraie religion et que les empereurs auraient tout intérêt à s'appuyer sur lui. Cette idée a fait son chemin puisque l'empereur Constantin s'y est rallié.

 

La chrétienté

 

Avec Constantin, l'Église entre dans une période nouvelle de son histoire où elle ne souffre plus d'un statut d'illégalité mais au contraire d'une trop grande proximité avec le monde politique. Protégée par le pouvoir, elle peut accomplir sa mission mais il y a une sorte de symbiose entre les membres de sa hiérarchie et la puissance publique. Parfois les évêques exercent un pouvoir temporel. Mais, fréquemment, ils sont nommés et contrôlés par les princes. En Orient, l'ingérence de l'empereur dans les questions théologiques est souvent néfaste. En Occident, en revanche, le pape revendique son indépendance mais revendique aussi une autorité de tutelle sur les princes. À l'occasion des conflits entre le pape et l'empereur germanique, se développe la distinction entre le pouvoir spirituel qui relève du pape et le pouvoir temporel qui relève de l'empereur. De toute façon, en régime de chrétienté, la vie religieuse et la vie sociale sont intimement mêlées. Les princes estiment que leur devoir est d'aider leurs sujets à faire leur salut et les évêques exhortent leurs fidèles à se comporter loyalement envers leurs souverains. Assurément, la distinction entre l'Église et l'État a toujours été maintenue et signifiée dans la liturgie mais il a fallu attendre le travail théologique de saint Thomas d'Aquin pour qu'apparaisse l'outillage conceptuel permettant de définir la frontière entre leurs domaines de compétence.

 

Lois humaines et lois divines

 

Saint Thomas d'Aquin a fortement insisté sur le fait que toute une part de l'enseignement salutaire est accessible à la lumière naturelle de la raison et tout spécialement dans le domaine moral. Le théologien reconnaît donc l'existence d'une rationalité éthique et politique. À ses yeux, la foi seule peut donner à l'œuvre de la raison son plein achèvement et la confirmer. Mais il reconnaît aussi que dans une certaine mesure, l'homme peut connaître la vérité sans la lumière supérieure de la foi. Cela conduit saint Thomas à bien distinguer la loi nouvelle et la loi naturelle. La loi nouvelle est ordonnée au salut, elle conduit l'homme vers sa fin ultime. Elle est inscrite dans le cœur de l'homme justifié par grâce mais elle vient s'ajouter à la naturelle présente au cœur de tous les hommes justifiés ou non. Tous en effet sont guidés par cette loi naturelle inscrite en eux en raison de leur humanité. Et ce dernier point n'est pas seulement l'opinion d'un docteur, il a été adopté et consacré par l'Église en son magistère ordinaire.

Or, et c'est pour nous le point décisif, Thomas affirme que la loi humaine, destinée à régir la communauté terrestre, dérive de la loi naturelle . Ce qui implique qu'il ne convient pas de légiférer dans le cadre de la cité terrestre en se référant à ce qui, dans l'Évangile, dépasse la raison humaine. Bien que Thomas sous bien des aspects demeure marqué par la chrétienté médiévale, il nous invite à prendre en considération ce que le concile Vatican ii appelle la juste autonomie des réalités terrestres .

Historiquement, nous savons que le principe énoncé par Thomas va jouer un rôle décisif dans le développement de la doctrine du droit naturel. En même temps, la mise en œuvre de ce principe se fera de façon de plus en plus conflictuelle. Le point culminant de ce conflit se manifeste au cours du siècle dit des Lumières. En effet, c'est au nom du droit naturel qu'est mené un combat non seulement contre certains abus du clergé mais contre la mission surnaturelle de l'Église. Il faut bien comprendre comment la doctrine du droit naturel issue de la théologie catholique est retournée contre la religion chrétienne lorsque le contenu dogmatique, historique et rituel de cette religion est traité de superstition.

 

La montée de l'anticléricalisme

 

La Révolution française aurait pu se contenter d'abolir les privilèges de la noblesse et du clergé et s'orienter vers une monarchie constitutionnelle. Il en a été autrement parce que le mystère même de l'Église et sa liberté ont été rejetés. Et c'est pourquoi au xixe siècle, la fidélité chrétienne n'a pu se comprendre qu'en opposition avec les idéaux de la Révolution. Il est inutile de rêver à ce que serait devenue notre société si une solution négociée avait prévalu mais il est important de comprendre comment la France et dans une certaine mesure l'Europe ont été profondément marquées par le conflit entre cléricaux et anticléricaux.

Ce conflit conduisait à une opposition frontale entre l'Église et le monde moderne et aboutissait à une impasse. Il devenait urgent de trouver une issue et nous devons ici reconnaître le caractère prophétique de certains actes de Léon xiii. Évoquons d'abord le ralliement à la République auquel le pape a invité les catholiques français par l'intermédiaire du cardinal Lavigerie . Mentionnons aussi l'appel à reconstruire une philosophie chrétienne (et donc une pensée politique et sociale) selon les méthodes et les principes de saint Thomas d'Aquin . Enfin et surtout l'essor donné à la doctrine sociale de l'Église . Ces interventions et quelques autres convergent en ceci qu'elles invitent les chrétiens à regarder le monde moderne non pas comme un adversaire mais comme un champ d'action.

Un certain nombre d'initiatives ont été prises en réponse à ces appels pontificaux mais, dans nos pays, aucune n'a pris autant d'ampleur et aucune n'a eu de répercussion aussi profonde sur la vie de l'Église que l'Action catholique. Une réflexion sur ce vaste mouvement me semble indispensable pour les discernements qui nous sont actuellement demandés.

 

III- Les limites de l'Action catholique

 

Il n'est pas question d'entreprendre ici une histoire même succincte de l'Action catholique mais de mieux comprendre sa grandeur et ce que signifient les difficultés qu'elle a rencontrées. Dans ce but nous porterons d'abord notre attention sur le rôle déterminant qu'a joué la naissance de la Joc, puis sur la signification de la directive " voir, juger, agir ", ensuite sur le problème théorique posé par la notion de mandat. Nous serons alors en mesure de formuler et d'évaluer l'hypothèse selon laquelle l'occultation de ce problème théorique a constitué la racine des crises qui ont jalonné l'évolution de ce grand courant.

 

Succès d'une initiative

 

Tout le monde sait comment l'abbé Cardijn a décidé de rassembler des jeunes ouvriers, de les former, de leur parler de leur dignité de jeune travailleur et de chrétien et de les inviter à devenir missionnaires sur le lieu même de leur travail. L'encouragement donné par le pape Pie xi a permis le plein développement de cette intuition. Le mouvement lancé en Belgique gagne la France et y réussit de façon exceptionnelle.

Si l'on y réfléchit on voit apparaître trois éléments caractéristiques. Tout d'abord il s'agit d'un mouvement de jeunesse et donc d'un mouvement où les aumôniers peuvent se situer facilement en tant qu'adultes éducateurs. Ensuite ce mouvement fait comprendre au jeunes chrétiens qu'il est possible de suivre le suivre le Christ dans la vie quotidienne et en particulier en des lieux où l'influence de l'Église semble avoir cessé de s'exercer. La foi chrétienne apparaît alors comme une force capable d'apporter un surcroît de dignité humaine et de transformation des rapports sociaux. Enfin les jeunes jocistes se sentent responsables de l'évangélisation au sens strict. Ils affirment leur appartenance au Christ et n'hésitent pas à proposer la foi à leurs compagnons. Bref, dans ce mouvement, toutes les dimensions de la mission de l'Église se trouvent honorées et harmonisées. On comprend que ce modèle ait remporté un tel succès et qu'on ait voulu l'adapter et le transposer pour d'autres catégories de jeunes et même pour des adultes. Désormais la méthode de la révision de vie et ses trois étapes (voir, juger, agir) devient la méthode apostolique par excellence.

 

Voir, juger, agir

 

Là où le christianisme se présentait comme un ensemble de dogmes à croire, de commandements à observer, de pratiques à accomplir, et semblait n'avoir rien à dire sur des secteurs entiers de l'existence, la révision de vie est devenue une vraie libération. La première étape consiste à voir et donc à porter attention à la totalité de l'existence y compris dans sa dimension sociale. La deuxième consiste à juger. Juger ne signifie pas ici condamner mais discerner et reconnaître ce qu'il y a de juste et de bon et aussi de ce qui l'est moins. Ces deux étapes sont une invitation au réalisme et à la bienveillance, attitudes avec lesquelles un disciple de saint Thomas se sent en profonde harmonie. Enfin la troisième étape conduit à la prise de décision. Cette action longuement préparée et fermement exécutée est profondément humanisante. Nous y reconnaissons l'exercice de la vertu de prudence chère à Aristote et saint Thomas. Si maintenant nous considérons l'ensemble de la démarche, remarquons que rien n'est plus conforme à la tradition de l'Église catholique que cette volonté d'accueillir la réalité avec lucidité et bienveillance et d'y accomplir une œuvre. N'hésitons donc pas à reconnaître la valeur de cette méthode et le bien qu'elle a pu faire sur ceux qui s'y sont exercé.

Partie sur de telles bases, fondée sur une telle méthode, l'Action catholique avait, semble-t-il, tout pour réussir. Il lui a manqué d'une part une juste compréhension de son rapport à la hiérarchie, d'autre part une perception lucide de ce qu'exige une action socialement visible.

 

Des questions non résolues

 

Dans la pensée de Pie xi, l'Action catholique avait une mission et un statut précis :

 

D'une part nous voyons que la société humaine n'a été que trop dépouillée de l'esprit chrétien qu'a remplacé ordinairement une vie proprement païenne... d'autre part nous sommes profondément peiné de constater qu'en beaucoup d'endroits le clergé ne peut suffire aux besoins de notre temps, soit à cause de son effectif excessivement restreint en certaines contrées, soit parce qu'il ne peut atteindre certaines classes de citoyens dont il lui est interdit d'approcher et qui restent étrangers aux conseils et aux préceptes de l'Évangile. C'est pourquoi il est absolument nécessaire que les laïcs ne mènent pas une vie oisive mais qu'unis à la hiérarchie ecclésiastique et dévoués à ses ordres ils prennent part au combat sacré et lui offrent leurs services .

 

Tous les mouvements de laïcs ne sont pas tenus d'entrer dans cette perspective. En particulier les associations de fidèles qui se soucient des questions économiques ont beaucoup plus de liberté. Mais on voit que Pie xi conçoit l'Action catholique comme un mouvement chargé de la mission évangélisatrice au sens strict, mission qui requiert ce lien étroit avec l'Église hiérarchique que plus tard on nommera mandat.

Or depuis les origines, les mouvements d'Action catholique ont le double souci de l'évangélisation au sens strict et de la promotion de la justice sociale au sein de la cité terrestre. Dans quelle mesure convient-il alors de confier un mandat à de tels mouvements ? Autant le mandat est nécessaire pour l'évangélisation stricte, autant il est inutile voire même gênant pour la promotion de la justice et l'influence sur le milieu de vie. Certes, la foi et la charité stimulent la générosité chrétienne à l'œuvre dans ces domaines. Mais l'action menée est réglée par des principes qui, selon la doctrine thomiste consacrée par l'Église, sont de droit naturel et qui donc pourraient guider aussi bien des non-chrétiens. Quelle signification pourrait alors avoir l'octroi d'un mandat ? Assurément, l'Église doit former les baptisés, les soutenir spirituellement dans l'accomplissement de leurs tâches temporelles, familiales, professionnelles, sociales et politiques, mais comme la mise en application des principes dépend de la situation concrète et demeure par le fait même laissé à la prudence de chacun, le mandat serait incompatible avec la nécessaire liberté qui devrait être reconnue aux baptisés.

Par ailleurs, la méthode de la révision de vie, particulièrement bien adaptée pour la conversion personnelle et l'influence sur le milieu de vie, est insuffisante aussi bien pour l'évangélisation au sens strict que pour toute action visant à réformer les structures d'une société. L'évangélisation au sens strict ne peut en effet se passer d'une annonce de la parole d'une catéchèse et d'une vie liturgique. Quant à l'action sociale, elle réclame de l'organisation, des moyens, de la discipline. En fait dans la célèbre formule " voir, juger agir ", le mot agir est ambigu. Si ce mot désigne la conversion personnelle à laquelle chacun se sent personnellement invité, la révision de vie est un moyen adapté. Mais si l'on envisage une action plus vaste, que ce soit pour une évangélisation au sens strict ou une transformation des structures sociales, la révision de vie n'est pas suffisante.

Il semble qu'avant la Seconde Guerre mondiale, le dynamisme et le sens de la foi des militants et de leurs aumôniers ont permis de faire vivre leurs mouvements sans crise majeure. Mais dans le difficile contexte des années d'après guerre, se sont fait sentir les conséquences de l'absence d'une réflexion de fond sur ces questions.

 

La crise de l'Action catholique en France

 

Notre propos n'est pas de retracer la longue histoire de l'Action catholique avec tout ce qu'elle a pu apporter à notre pays et notre Église mais de montrer comment, faute d'avoir clarifié les questions connexes du mandat et du statut de l'action à entreprendre (évangélisation au sens strict, conversion personnelle, transformation des structures sociales), l'Action catholique n'a pas pu rendre tous les services qu'on attendait d'elle. Rappelons d'abord ce qui est bien connu. On sait que de façons variées, les militants de ces mouvements ont estimé devoir prendre des positions politiques diverses et parfois assez radicales. Que ces positions aient exaspéré la partie la plus conservatrice du catholicisme français est assez secondaire. Le problème est ailleurs, il est dans le fait que qu'en raison du privilège reconnu en droit ou en fait à ces mouvements, l'Église hiérarchique s'est trouvé impliquée plus qu'elle ne le souhaitait dans ces prises de positions. Mais paradoxalement, au moment même où l'épiscopat se trouvait embarrassé, les militants eux-mêmes se plaignaient et trouvaient trop pesantes les contraintes que faisait peser sur eux leur encadrement . Dans un premier temps, les évêques ont maintenu la priorité accordée à la méthode de l'Action catholique tout en renonçant à privilégier les mouvements d'Action catholique spécialisée . Puis ils ont reconnu que la notion de mandat n'avait pas lieu d'être . Mais un problème demeurait non résolu : en recentrant l'apostolat des laïcs sur la présence au monde (c'est-à-dire la consécration du monde dont il n'est pas question de nier ici la valeur) on laissait sans statut théorique satisfaisant d'une part la participation des laïcs à l'évangélisation au sens strict, d'autre part leur participation active à la vie sociale et politique.

 

IV- Propositions pour l'avenir

 

Sans revenir sur des débats qui, pour une part, appartiennent au passé, il convient d'en tirer les leçons pour l'avenir. Il semble possible d'énoncer un certain nombre de conclusions. Il importe avant tout de bien distinguer la participation des laïcs à l'évangélisation au sens strict, et leur mission de baptisés dans la gestion des choses temporelles. En ce qui concerne la gestion des choses temporelles, il faut distinguer la mission générale qu'on appelle la consécration du monde et les engagements de caractère spécifique. Rappelons en effet que le caractère propre du laïc (c'est-à-dire du baptisé qui n'est ni prêtre ni religieux) est sa situation séculière (indoles saecularis) et que, en raison de cette situation, il est appelé à consacrer, c'est-à-dire à sanctifier le monde :

 

La vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu'ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c'est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs et travaux du monde, dans les conditions ordinaires de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. À cette place ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d'un ferment, en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l'esprit évangélique et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi d'espérance et de charité .

 

Incontestablement pour aider des fidèles dans cette mission de consécration du monde, la méthode de révision de vie dans le cadre de petites équipes accompagnées par un conseiller spirituel compétent et discret est parfaitement adaptée. Il semble légitime que des structures légères puissent soutenir ces équipes au niveau diocésain et national. Or dans la mesure où la consécration du monde est la mission générale de tous les laïcs, il est souhaitable que ce type de mouvement garde sur les questions politiques et sociales une certaine réserve.

Mais l'existence de tels mouvements n'interdit nullement l'existence d'associations de fidèles soucieux d'un engagement politique ou social précis dans un domaine particulier. Ces associations peuvent prendre des positions politiques précises à condition 1/ de respecter les principes de la doctrine sociale de l'Église, 2/ de reconnaître le droit pour d'autres catholiques, eux aussi respectueux de la Doctrine sociale de l'Église, de se situer de façon différente, 3/ de ne pas exiger de la hiérarchie catholique qu'elle cautionne toutes leurs positions. Pour de telles associations, l'existence d'un conseiller spirituel est souhaitable mais, comme nous l'avons déjà remarqué, la méthode de révision de vie et des petites équipes n'est sans doute pas adaptée. C'est à elles de définir leur fonctionnement. On peut concevoir par exemple qu'elles ressentent un besoin de formation à la fois en ce qui concerne les principes et en ce qui concerne la vie sociale et politique.

Ces associations n'attendent pas un mandat pour inviter leur membres à l'engagement politique, mais elles ont besoin d'interlocuteurs. Il semble souhaitable que l'Église hiérarchique ait le souci d'entrer en relation avec elles grâce à des personnes compétentes qui, n'étant pas membres de ces associations, en respecteraient le caractère propre tout en rappelant certaines exigences fondamentales de la foi chrétienne et de la doctrine sociale de l'Église. N'est–il pas permis d'espérer, au vu de ce qui se passe déjà dans de nombreux secteurs, qu'au seuil de ce nouveau millénaire se développe un rapport plus juste entre l'Église hiérarchique et les fidèles laïcs engagés en politique ?

Compte tenu du fonctionnement actuel de nos démocraties, j'estime que de telles associations sont indispensables. Libres de tout cléricalisme, par le soutien qu'elles sont en mesure d'apporter aux chrétiens engagés dans la vie sociale, économique et politique, elles doivent permettre à la foi chrétienne d'avoir un impact réel dans la vie publique de ces démocraties.

 

l. s.