PAR JEAN-YVES NAUDET,
professeur à l'université d'Aix-en-Provence, président de l'Association des économistes catholiques, vice-président de l'Association internationale pour l'enseignement social chrétien.

LA NOUVEAUTE de ce troisième colloque consacré à l'actualité de la doctrine sociale de l'Église est d'être organisé par une troisième association qui y trouve très logiquement sa place, puisqu'il s'agit de l'Association internationale pour l'Enseignement social chrétien, que préside Paul Dembinski. Elle rejoint la Fondation de Service politique et l'Association des économistes catholiques.

Comme lors des deux colloques précédents, un thème précis nous réunit. La première fois que nous avions organisé une rencontre de ce type, c'était pour commenter le Compendium sur la doctrine sociale de l'Église, qui venait de paraître. La fois suivante, il s'agissait de réfléchir au travail et à l'emploi dans la doctrine sociale de l'Église. Cette fois-ci, tout naturellement, l'actualité nous a incités à choisir le thème de la crise et de ce qu'il est convenu d'appeler la moralisation du capitalisme.

Le thème de la crise s'est imposé à nous parce que chacun sent que la crise n'est pas ordinaire, par son ampleur et parce qu'elle traduit comme affaiblissement de l'éthique.

Nous avions aussi été interpellés par le document du Conseil pour les questions familiales et sociales de la Conférence des évêques de France : Au cœur de la crise : faire crédit, faire confiance (8 octobre 2008). Ce texte insistait d'emblée sur deux aspects. Premièrement, le fait que le marché libre, à condition de respecter certaines exigences, demeure sans doute l'instrument le plus efficace pour utiliser les ressources et répondre aux besoins des hommes et des sociétés de façon efficace et, en même temps, le fait que la crise nous révèle nombre de conséquences négatives, lorsque les logiques financières, poussées à l'extrême, sont déconnectée de l'économie . Finalement, le texte affirmait que cette crise nous invite tous à nous interroger sur nos modes de vie, sur notre rapport à l'argent, sur nos manières de faire fructifier notre épargne et de recourir au crédit .
Légitimité et conditions du capitalisme
Il ne s'agit donc pas de chercher un autre système économique. Nous sommes dans une économie de marché, nous avons même, dans le titre de ce colloque, employé le mot fort de capitalisme. Mais il s'agit de l'humaniser. Il s'agit de lui redonner cette dimension éthique en s'interrogeant sur nos propres comportements.

C'est une démarche qui était déjà conseillée par le pape Jean Paul II dans sa troisième encyclique sociale, Centesimus annus (1991), dans laquelle il se demandait si le capitalisme était le système social qui l'emporte. Sa réponse, en deux temps, est extrêmement éclairante pour la rencontre d'aujourd'hui. Première partie de la réponse : Si sous le nom de capitalisme, on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de parler d'économie d'entreprise ou d'économie de marché, ou simplement d'économie libre . Le Saint-Père dit donc bien que l'on peut légitimement se situer dans une économie de marché.

La deuxième partie indique les conditions. C'est parce que ces conditions n'ont pas été respectées que nous avons connu la crise économique et financière. Je cite Jean Paul II : Mais si par capitalisme, on entend un système où la liberté dans le domaine économique n'est pas encadré par un contexte juridique ferme, qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. Ne croyez-vous pas ce texte prophétique, puisque la crise que nous vivons vient d'une absence de contexte juridique ferme, ce que l'on appelle l'état de droit, et qu'elle vient surtout d'une conception erronée de la liberté, qui évacue la dimension éthique et religieuse ?
Ligne de conduite
Comment allons-nous procéder aujourd'hui, puisqu'il s'agit de se comporter moralement dans une économie de marché, dans une économie capitaliste ? La ligne de conduite de notre colloque est donnée par le pape Benoît XVI. À la fin du mois de février de cette année, il a rencontré, comme chaque année, les prêtres du diocèse de Rome qui lui ont librement posé des questions. L'une d'entre elles portait sur la crise. Cela a été l'occasion pour le pape de rappeler qu'il préparait une encyclique, justement sur les questions posées par la crise économique, la mondialisation, la finance.

Voilà ce que dit Benoît XVI : Dans ce long chemin, je m'aperçois à quel point il est difficile de parler avec compétence d'une certaine réalité économique, parce que si on ne l'affronte pas avec compétence, on ne peut pas être crédible. D'autre part, cela nécessite aussi une grande conscience éthique, disons créée et réveillée par une conscience formée par l'Évangile. Autrement dit, pour parler d'éthique économique, de moralisation de l'économie, le pape indique qu'il faut d'abord comprendre l'économie. C'est pour cela que ce colloque réunit des banquiers, des praticiens de l'économie et des économistes. Il faut aussi comprendre le bien commun, le rôle du politique, et c'est notamment l'objet des réflexions de la Fondation de Service politique. Il faut enfin, dit le pape, une conscience éthique et c'est pour cela que nous recevons des moralistes, des théologiens, des spécialistes de la doctrine sociale de l'Église, et c'est pour cela aussi que Mgr de Moulins-Beaufort nous parlera en conclusion de la morale dans l'agir économique.
Devoir de compétence
Le pape est même encore plus précis : Les grandes idées morales sont inutiles si elles ne s'appuient pas sur la connaissance de la réalité. Cela veut dire connaissance de la réalité économique, mais cela veut dire aussi connaissance de la réalité de l'homme. C'est là que l'Église est irremplaçable car elle est, comme le rappelait Paul VI, experte en humanité.

Donc, lorsque Benoît XVI s'interroge sur le point central de la crise, il remonte tout naturellement au péché originel. Il met en cause l'égoïsme, la racine de l'avarice qui existe en nous tous et qui obscurcit la raison. Il faut donc, ajoute Benoît XVI, à la fois dénoncer de façon raisonnable et raisonnée les erreurs, y compris de l'économie, non pas avec de grands appels à la morale, mais sur la base d'arguments concrets et compréhensibles par tous dans le monde de l'économie actuelle. Il ajoute que l'Église a le devoir de chercher à connaître les arguments du monde économique , d'entrer dans ce raisonnement, et d'éclairer ce raisonnement grâce à la foi qui nous libère de l'égoïsme et du péché originel.

Il distingue alors deux niveaux. Le niveau global, qu'il appelle comme nous la macroéconomie, et celui de la microéconomie, des comportements individuels. Au niveau global, il rappelle que de bons modèles économiques sont nécessaires mais il ajoute qu'ils ne peuvent créer à eux seuls la justice dans le monde . En effet, la justice ne peut se réaliser qu'avec des hommes justes . Et encore, les grands objectifs de la macroéconomie ne se réalisent pas, dit-il, sans la conversion des cœurs parce que s'il n'y a pas d'hommes justes, la justice demeure abstraite .

Il fait alors référence au dialogue d'Abraham avec Dieu, lorsqu'il veut détruire la ville et il rappelle que dix justes sont suffisants pour que la ville survive. Il ajoute : Aujourd'hui, s'il manque dix justes, avec toute la doctrine économique du monde, la société ne survivra pas. C'est pourquoi nous devons tout faire pour former et garantir au moins dix justes, mais si possible, beaucoup plus . Enfin, il terminait en disant au-delà de la justice que nous recherchons, la charité demeure nécessaire .

C'est ce texte qui nous a éclairés dans la préparation de cette rencontre. Comprendre la crise avec les économistes et avec les banquiers, comprendre quelle doit être la place du politique face à la crise, comprendre les raisons profondes de la crise avec les hommes d'Église, avec ceux qui étudient et qui connaissent l'homme, moraliser les comportements à l'intérieur de cette économie, ce qui est la dimension éthique. L'ensemble de toutes ces exigences, de toutes ces facettes de la vie en société, c'est tout simplement la doctrine sociale de l'Église. Elle seule pourra durablement nous sortir de la crise, en faisant comprendre à la fois que l'homme a besoin de pain pour vivre, c'est-à-dire d'une saine économie, et en même temps que l'homme ne vit pas seulement de pain .
Y. N.

 

© Liberté politique n° 45, été 2009.