En conclusion d'un séminaire de recherche qui s'est tenu à Graschaft, près de Cologne, le 12 mars dernier sur " Vie chrétienne entre collaboration, adaptation et résistance à l'époque du National-socialisme 1933-1945 ", l'historien allemand Joël Fortmann a présenté le déploiement de " l'Action catholique française " de 1943 à 1945 comme un cas unique de " collaboration exemplaire entre prêtres et laïcs ".
Cette " résistance non armée " a précisé J. Fortmann qu'elle était " uniquement une lutte contre une idéologie païenne " dans laquelle " la foi catholique a montré sa force ". Et c'est pourquoi, estime l'auteur, cette " résistance pacifique de l'Action catholique française a fortement participé à la construction d'une Europe nouvelle pacifique ".
À ce bilan, Joël Fortmann ajoute une réflexion finale : " Morts pour la France ? Certainement beaucoup de victimes de la persécution appartenant à l'Action catholique avaient une grande fierté nationale. mais force est de reconnaître qu'en premier lieu, ils sont essentiellement morts pour leur foi en Jésus-Christ. L'effort pour faire canoniser ces jeunes victimes de l'Église catholique ne peut que trouver un soutien unanime. Mais jusqu'à présent l'Église s'est tue. Pourquoi ? Il ne faut pas en douter : la raison s'en trouve certainement dans le fait que la France s'est longtemps tue sur les questions concernant ensemble le régime de Vichy et les travailleurs civils français en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale ; et il faut même dire que ces questions sont longtemps restées un sujet tabou. Pendant longtemps la "Grande Nation" est restée dominée par la honte et a refoulé ses propres faiblesses durant la Seconde Guerre mondiale. Je me sens très consterné et très triste pour la France, dont les victimes sacrifiées sur l'autel du national-socialisme furent de grands modèles. Car c'est précisément à l'époque actuelle où se répand l'hostilité envers les étrangers et où règne de plus en plus la persécution dans le monde entier, que nous avons besoin de modèles. Or, les modèles existent : ils devraient être et doivent être donnés par l'Église à la face de toutes les nations. "Quand comprendra-t-on ? Quand va-t-on jamais comprendre ?" "
Le problème posé appelle un réponse, qui était rédigé et composée depuis plusieurs mois et qui s'articule en quatre parties : 1/ Quelques réflexions à propos de la " déclaration de repentance " faite par des évêques français à Drancy le 30 septembre 1997. 2/ Par-delà les difficultés méthodologiques, qu'il est nécessaire de démasquer, il importe d'arriver à retrouver l'attitude de l'Église de France sous l'occupation, pour dégager les différentes sources d'une résistance chrétienne et d'arriver au mois à un essai de typologie de la multiforme résistance qui, bien que complexe, fut une réalité indéniable. 3/ Il est aussi nécessaire de situer l'Église de France par rapport à la " révolution nationale ", — notamment en replaçant Montoire dans son contexte. 4/ Il convient non moins de s'efforcer de dresser un premier bilan des victimes et des martyrs de l'Église catholique française confrontée au nazisme par Vichy interposé.
I- La " Déclaration de repentance "
Pour pénétrer la signification de la " déclaration de repentance " du 30 septembre 1997, il suffit peut-être d'accepter de reconnaître que sa signification religieuse peut transcender sa représentation historique. Les évêques, d'ailleurs, ont pris soin de préciser que sanctionner une " vérité historique " ne fut pas leur intention. Leur " déclaration " ne veut pas avoir de prétention historique : S. Exc. Mgr Olivier de Berranger, dans l'interview qu'il a accordée au mensuel La Nef , l'a affirmé explicitement à deux reprises, en disant que d'autres historiens que ceux qui lui ont fourni les documents auxquels se réfère son argumentation pourraient permettre, au point de vue historique, d'affirmer le contraire de ce qui a été dit sans que cela remette en question la " déclaration " elle-même.
Les évêques, en effet, auraient très bien pu se référer à d'autres historiens, comme par exemple Léon Poliakov, un des premiers qui ait abordé la question du génocide des Juifs après la pièce de Rolf Hochhuth intitulée Le Vicaire (février 1963). Car, dans son ouvrage sur Auschwitz paru en 1964 chez Julliard, Léon Poliakov écrivait, non sans peut-être une certaine hyperbole : " Il appartint, au cours de ces années sombres, à l'épiscopat français de sauver l'honneur de l'Église catholique, en protestant contre les déportations avec vigueur et courage . " Ce ne peut donc pas être à proprement parler une question historique qu'ont voulu traiter les évêques ; c'est tout de même une question de représentation médiatique à laquelle ils ont voulu répondre pastoralement.
Qu'en s'inscrivant dans la trame de l'histoire contemporaine, la Déclaration comporte une visée médiatique, cette forme ne saurait pour autant en remettre en question le bien-fondé. Qu'elle se réfère à l'esprit de l'Évangile, tel est l'aspect qu'explicitement l'un de nos évêques a présenté en réponse à quelques jeunes adultes, enfants de déportés devenus concentrationnaires pour raisons religieuses. Car, devant la démarche de repentance, ces " fils et filles de déportés " avaient été profondément blessés par ce qu'ils avaient ressenti comme une atteinte portée à l'héritage spirituel constitutif de leur identité la plus profonde et la plus noble ; à leurs yeux, en effet, leurs pères, en souffrant une déconcertante condamnation et une atroce passion pour leur apostolat catholique (certains jusqu'à la mort inclusivement), n'avaient pas refusé de sacrifier leur vie pour ne pas perdre les raisons qu'ils avaient de vivre. Leurs enfants estimaient donc que l'élément le plus important de leur patrimoine se trouvait travesti par cette déclaration épiscopale. Il y a là un problème réel et grave, qu'on ne saurait éluder.
Pour leur répondre, cet évêque avait eu recours à ce texte d'Évangile : " Si, présentant ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère " (Mt. V, 23). Or, Jésus ne précise pas que, pour justifier cette attitude, le ressentiment du frère doive avoir quelque fondement réel et historique ; ce peut très bien être une construction mentale de ce " frère ", de son entourage ou de n'importe qui, une affabulation, voire une calomnie . Le terrain de la représentation médiatique, celui qu'ont retenu les évêques, apparaît ainsi, non pas dans une référence historique, mais dans une visée " symbolique " comme l'ont dit certains journalistes. L'enjeu de la " repentance " manifeste que la loi du talion est abolie ; et c'est même d'autant plus notable, si l'on considère qui est le " frère " en faveur de qui est adoptée cette attitude évangélique.
D'ailleurs, force est de relever que, dans la psychologie humaine de notre génération, la considération du drame de la Shoah a provoqué le traumatisme qu'a évoqué Élie Wiesel :
Certes, le mystère du bien n'est pas moins inquiétant que celui du mal. Mais l'un n'annule pas l'autre. Seul l'homme est capable de les réunir en se souvenant. [...] Sa mémoire, c'est-à-dire la mémoire de l'homme] ne cesse de s'élargir, de s'enfler, de s'encombrer d'événements et de visages, au point que le passé d'autrui se confond avec le sien propre. À force de survivre, il ne sait plus qui sont ses alliés, ses fantômes, ses guides, et s'il leur doit fidélité : pour lui tout est question, y compris le miracle qui le maintient en surface .
Cette situation contribue à expliquer pourquoi, dans le cas présent, nos évêques, parce qu'ils sont les successeurs de ceux qui leur ont conféré le sacerdoce et l'épiscopat, se trouvent aussi aujourd'hui confrontés à tout ce qui encombre la mémoire collective de notre propre génération. Submergés par cette confusion, ils se sont vus et crus chargés des actes de tous les responsables des drames qui se sont déroulés sur notre sol (quelles qu'eussent été les responsabilités propres de chacun) : préfets d'hier — ayant prêté serment de fidélité au chef de l'État (ce que n'ont pas fait les évêques de l'époque) — qui ont comme Papon programmé les déportations (serait-ce sans raison que la " déclaration " de nos évêques fut produite juste à la veille de l'ouverture du procès de ce " grand fonctionnaire de l'État " ?) ; de plus, puisque cette " déclaration " fut faite par les évêques dans le diocèse desquels avaient été établis, depuis 1939, les camps français, de " concentration ", de " rassemblement ",
d' " internement " ou de " transit ", ces camps où furent maltraités les détenus et d'où, lorsque l'heure hitlérienne fut arrivée, beaucoup partirent vers la mort (non seulement Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, mais aussi Gurs, Rivesaltes, Noé, Le Vernet, Récébédou, Les Milles, etc.), les évêques — en considérant les victimes — ont par ce geste assumé la responsabilité morale des chefs français et allemands, de l'administration française, de la police allemande, des gendarmes français de ces camps, des cheminots qui ont conduit ces trains jusqu'à la frontière, etc.
Un précédent : l'Amende honorable d'Anne d'Autriche en 1654
Une telle démarche n'est pas sans précédent, bien que la situation d'alors ne fût pas grevée d'une confusion telle que celle de notre temps. Le 12 mars 1654, en effet, juste après les sacrilèges engendrés par la Guerre de Trente ans et la Fronde, Anne d'Autriche installait dans leur premier monastère, rue Férou (à Paris), les Bénédictines du Saint-Sacrement. En cette circonstance, la reine prononça, devant le Saint-Sacrement exposé, " l'amende honorable " d'expiation, " avec dessein de réparer toutes les irrévérences, profanations et impiétés, qui ont été commises contre vous dans ce redoutable mystère. "
Cette démarche a donné à Bremond l'occasion d'en souligner l'importance, et de la qualifier de " mémorable dans l'histoire de la civilisation chrétienne — de la civilisation tout court [a- joutait-il même] — [...] On commençait à sentir, précise Bremond, que le vieil idéal du talion est incompatible avec la religion du Crucifié. " En effet, il ne s'agissait pas, de la part du pouvoir royal, de pourfendre les blasphémateurs et de fustiger violemment les profanateurs, pour faire " au Saint-Sacrement réparation des outrages commis dans tout le royaume ".
Non ! Ce n'est pas cette idée d'une expiation vindicative qui animait la nouvelle fondation royale. " La Mère Mectilde [la fondatrice], continue Bremond, avait fait son choix. "Les saintes âmes [disait un contemporain que cite Bremond] ont gémi de voir le Fils de Dieu si mal traité. [...] Elles ont cru que les blasphèmes que l'on vomit à tout moment tombaient sur elles, et elles en ont ressenti les effets... Elles ont tâché d'inspirer les mêmes sentiments (autour d'elles)..., ce qui a donné occasion à l'Institut des Réparatrices". "
Dans cette démarche, bien que sur l'heure on n'en mesurât pas explicitement la portée (la reine elle-même avoue " ne saisir qu'à moitié la haute doctrine qu'elle professe ; mais elle adhère ici de tout son cœur, même à ce qu'elle ne comprend pas "), on voit déjà s'annoncer et déjà s'amorcer l'évolution historique, telle que Bremond devait en faire la lecture. Car, on ne peut le méconnaître, cette démarche n'utilise pas l'autorité royale pour exercer un quelconque châtiment pénal contre les blasphémateurs, les profanateurs, etc. ; la reine vient, à genoux, la corde au cou et le cierge à la main, se mettre au nombre des victimes qui par amour s'offrent en réparation ; et à ces victimes réparatrices, la reine donne le statut d'une fondation royale. Dans cette démarche, il y a le choix — même civil — d'un mode de sanction qui se réfère à ce qu'il faudrait appeler une substitution victimale, plutôt qu'à un châtiment de justice.
De même, les évêques de 1997 " ont cru que " tous ces drames " que l'on vomit tombaient sur " eux ; ils se sont chargés des actes de tous ceux qui à un titre ou à un autre ont participé à l'exécution des mesures prescrites par les autorités d'Occupation, aussi bien que par les forces françaises, etc. Sans reprendre matériellement le geste d'Anne d'Autriche, ils ont du moins, par leur titre épiscopal, levé le cierge vers le ciel ; et, en allant à Drancy, c'est, même sans l'avoir explicité, dans une démarche de substitution victimale qu'ils ont assumé toutes les responsabilités passées et présentes : médiatiquement ils ont passé à leur cou la corde du coupable pénitent. Pourquoi, dans ce geste, ne pas reconnaître le sens à la fois mystique et historique de la récente démarche de l'épiscopat français, même au-delà de ses intentions explicitement formulées ?
Expression d'un " grand renversement "
Peut-être pourrait-on même ajouter que la scène du XVIIe siècle — telle que Bremond en suggère la lecture — s'inscrit dans ce qu'on pourrait appeler un phénomène de lente dérive, cette évolution qu'au lendemain du concile Vatican II Jacques Maritain, dans Le Paysan de la Garonne, discerne, au terme de plusieurs siècles, et qu'il appelle un " grand renversement " :
Oui, dit-il, " voici accompli le grand renversement en vertu duquel ce ne sont plus les choses humaines qui prennent charge de défendre les choses divines, mais les choses divines qui s'offrent à défendre les choses humaines (si celles-ci ne refusent pas l'aide offerte). L'Église a brisé des liens qui prétendaient la soutenir, s'est délivrée de fardeaux par lesquels on la pensait mieux équipée pour l'œuvre du salut. Désormais libre de ces fardeaux et de ces liens, elle fait mieux voir en elle le vrai visage de Dieu, qui est l'Amour ; et pour elle-même elle ne réclame que la liberté. Elle déploie ses ailes de lumière .
Envisagé dans cette perspective, l'acte de " réparation " de 1654 apparaît comme un signe précurseur du " grand renversement " diagnostiqué par Maritain ; et la " déclaration " des évêques en 1997 peut en être considérée comme une expression exemplaire. Même si tous les évêques n'ont pas explicitement pris conscience de la voie dans laquelle ils s'engageaient eux-mêmes et avec eux l'Église de France, c'est à ce niveau spirituel — et dans la lumière de la préparation du Jubilé de l'an 2000 — que leur déclaration manifeste sa pleine signification et toute sa noblesse, inspirant un certain nombre d'autres démarches analogues qui en ont prolongé l'écho... Que cette " déclaration " soit ou non clairement comprise dans cette dimension spirituelle, elle ne s'inscrit pas moins, dans notre histoire, à la fois comme un " lieu théologique " et indissolublement comme un " fait de civilisation " spécifique.
Car on ne saurait méconnaître que l'Église est une institution bimillénaire, dont la lecture ne peut guère se faire que dans l'interaction entre l'Église et son environnement socio-culturel, voire politique. Or, paradoxalement cette interaction ne se manifeste, dans la trame de l'histoire des hommes, et donc d'une manière publiquement visible, qu'en relation avec la dimension spirituelle de l'homme (qui est invisible). Elle n'est locale, et donc localement repérable, qu'en étant, intentionnellement au moins, universelle (par sa " catholicisation ", à partir même de ses structures de base). Elle n'est d'une génération particulière, et donc accessible à chaque génération, qu'en témoignant à chacune d'une destinée qui les transcende toutes. C'est dans cette triple dimension que se manifeste, en chaque instant et en chaque lieu déterminés, le caractère spécifique de l'inspiration religieuse de chaque communauté particulière, à la fois matrice de l'identité ecclésiale en même temps que témoin d'une dimension spirituelle de l'humanité. Laisser se dissocier ces deux aspects, voire choisir l'un contre l'autre, ce serait, selon l'expression de Jean-Louis Le Floc'h, " trahir l'intégrité de l'histoire ".
Pour une meilleure intelligence de l'enjeu de la " déclaration "
Si donc un effort est nécessaire pour comprendre cette " déclaration ", sans doute est-il de même nécessaire, pour ne pas perdre de vue toute la dimension historique de cet acte de l'épiscopat, non seulement de se placer " sous le regard de l'histoire " et des faits immédiats avérés, mais aussi de refuser toute schizophrénie, — car on ne saurait pas plus trafiquer l'aspect " lieu théologique " que l'aspect " fait de civilisation spécifique " ! Il peut convenir d'évoquer ici deux textes importants (qui ne sont pas de même nature) pour aider à une meilleure intelligence de ce qui est en jeu : un texte de Wladimir Solowiew et un texte du catéchisme du concile de Trente.
L'importance du texte de Solowiew ne saurait échapper, car, si son expression est marquée par son époque (et nul ne saurait le contester aujourd'hui ), cependant son intuition la dépasse, témoignant précisément de l'inadéquation d'une expression particulière formulée dans le temps par rapport à sa visée, qui transcende le temps :
Si la loi judaïque n'est pas satisfaisante, la fidélité de ses tenants à une telle loi est, en définitive, assez regrettable. Mais s'il est regrettable qu'on soit fidèle à une loi imparfaite, il est terriblement pire d'être infidèle à une loi qui est bonne, à une confession qui est parfaite. Nous avons des commandements de cette qualité dans l'Évangile. Ce qui est parfait est difficile. Mais la Révélation elle-même nous fournit des moyens appropriés à une telle application : le secours de la grâce qui ne corrige pas la loi mais donne la force de l'accomplir. Que si, par principe, nous refusons de recourir à ces moyens, donc nous refusons d'appliquer l'Évangile, nous sommes inexcusables. La question est là : facile ou difficile, la loi évangélique est-elle applicable ou non ? Si elle est inapplicable, pourquoi nous a-t-elle été donnée? S'il en est ainsi, nous donnons raison aux Juifs qui reprochent aux chrétiens d'avoir introduit dans le monde des principes et des idées fantastiques qui ne peuvent avoir aucune influence véritable. Si, par contre, la loi évangélique est applicable, si nous pouvons nous comporter évangéliquement avec tous, les Juifs inclus, et que nous ne le faisons pas, nous sommes coupables [...]. À vrai dire, il faut être fraternel avec les Juifs, non par indifférence religieuse, mais par obéissance à la loi évangélique et par foi dans la parole divine (saint Paul aux Romains, ch. ix à xi) qui attribue un rôle à Israël dans la phase postévangélique de l'histoire du salut et prophétise la conversion d'Israël après l'entrée de tous les Gentils dans le Royaume.
[...] Ceux des Juifs qui exigeaient le châtiment du Christ, ont crié : " Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ". Mais ce sang [sans qu'ils l'aient su] est celui de la Rédemption. Et, en vérité, le cri de la méchanceté humaine n'est pas assez fort pour étouffer la parole divine de miséricorde : " Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font ". [Et il est vrai que] la foule altérée de sang, rassemblée au Golgotha, était composée de Juifs . Mais les trois mille, puis les cinq mille, qui reçurent le baptême de saint Pierre et ont constitué l'Église primitive étaient, eux aussi, des Juifs. Anne et Caïphe étaient des Juifs. Mais Nicodème en était aussi. Judas était l'un d'eux, mais aussi Pierre et André qui furent eux-mêmes crucifiés pour le Christ .
D'une certaine façon, c'est déjà une perspective très proche — mais peut-être aussi plus limpide — que nous retrouvons dans un texte du catéchisme du concile de Trente, qui au XVIe siècle définissait la foi catholique en la matière (puisque c'est dans le commentaire du Credo ) :
On doit tenir plus coupables de ce déicide ceux qui tombent souvent dans le péché. Car, comme ç'ont été nos péchés qui ont obligé Jésus-Christ à souffrir le supplice de la croix, il est certain que ceux qui se souillent par des crimes et des actions mauvaises crucifient de nouveau et couvrent de confusion autant qu'il est en eux le Fils de Dieu. Et ce crime est d'autant plus horrible en nous que dans les Juifs, que, s'ils l'eussent connu, comme dit l'Apôtre, ils n'eussent jamais crucifié le Seigneur et le Roi de gloire. Au lieu que, faisant profession de le connaître, il semble, en quelque manière, que nous le faisons mourir de nos propres mains, lorsque nous le renonçons par nos œuvres .
Peut-être fallait-il évoquer cet enjeu pour mieux pénétrer la signification historique de la déclaration des évêques ; car prendre en considération cet enjeu peut permettre de reconnaître que sa signification, religieuse, transcende sa représentation médiatique et politique. Mais pour étudier comment s'est déroulé l'affrontement de l'Église de France et du nazisme par Vichy interposé, il est nécessaire de repérer les difficultés d'ordre méthodologique qu'il faut surmonter pour réaliser cette étude, pour analyser d'une manière pertinente les différentes sources d'une résistance chrétienne au nazisme par-delà les ambiguïtés de la " révolution nationale ". Tout cela sans méconnaître les victimes et les martyrs authentiques, d'autant que l'existence d'un décret de persécution — porté explicitement contre " l'activité de l'Action catholique française parmi les travailleurs civils français dans le Reich " et ayant entraîné l'arrestation, la condamnation et la mort de martyrs proprement dits — révèle l'athéisme radical du nazisme.
II- L'Église de France sous l'Occupation
L'étude historique de l'attitude de l'Église de France sous l'Occupation se heurte à bien des difficultés méthodologiques : quant à ses sources, quant à son inspiration et quant à leur interprétation. De plus, la vitalité spécifique de l'Église catholique en France se déploie dans le contexte d'une nazification systématique du pays et au sein de ce qu'on pourrait appeler des communiqués discordants.
Difficultés méthodologiques d'une étude historique
1/ Des sources effacées ou brouillées. Les difficultés rencontrées pour toute étude relative à tout pays sous l'occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale sont dues en premier lieu au camouflage systématique (opérations Tarnung ) des activités policières. Car le IIIe Reich a souvent fait disparaître les traces de ses basses œuvres. Ainsi le camp d'extermination de Belzec fut-il matériellement camouflé dès mars 1943 (terrains labourés, arbres plantés, fermes installées). De même l'ordre de dynamitage des blocks de gazage et des fours crématoires d'Auschwitz II - Birkenau date du 26 novembre 1944, de sorte que ce ne sont que des vestiges que l'on voit aujourd'hui devant le monument du camp de Birkenau ; quant au dernier ensemble de Birkenau (le n° V), il fut détruit le 20 janvier 1945, juste avant l'arrivée des Russes. Les exemples de pratique de ce genre sont multiples.
Il y eut aussi ce qu'on pourrait appeler des camouflages sémantiques. Ainsi, l'expression " solution finale " masquait l'extermination de masse rigoureusement programmée, tout comme les expressions " camp de travail " ou " regroupement familial " en dissimulaient les méthodes. Il y eut aussi les accusations mensongères, les campagnes de calomnies, résolument conçues au plus haut niveau. Hitler lui-même avait déclaré, au sujet des victimes de sa persécution anti-catholique (qui incontestablement était pour lui un objectif majeur), qu'il se contenterait, pour ne pas en faire des martyrs, " de les dénoncer comme de vulgaires criminels " : " Je leur arracherai, poursuivait-il, leur masque de respectabilité. Et si cela ne suffit pas, je les rendrai ridicules et méprisables . "
De plus, il y eut bien des destructions de documents sécrétés par l'activité des camps de concentration ; certaines demeurent inexpliquées. Ainsi, on ne sait ni quand ni comment ni pourquoi les dossiers des prêtres déportés au camp de Buchenwald furent vidés de leur contenu ; et d'ailleurs on ne sait encore ni si ce sont les seuls ainsi délestés, ni par qui cette opération fut effectuée (car ce ne serait peut-être pas par les nazis : qu'on se rappelle les tergiversations qui ont entouré les massacres de Katyn ! ) Sans méconnaître les nombreux cas d'occultation : par exemple le silence qui a entouré le camp de Dora, voire celui qui a recouvert les 60 000 documents parvenus au Comité international de la Croix-Rouge sur des massacres de juifs .
En France même, les " euphémismes " ne provinrent pas uniquement de l'Occupant. Les " Notes d'orientation " et les " consignes " données journellement à la presse entretenaient l'intoxication des esprits et fabriquaient de la désinformation. Ainsi, après les arrestations et déportations des Juifs en juillet et août 1942, les informations parlaient des " événements auxquels ont été mêlés des juifs ". Le Grand Écho du Midi du 3 septembre 1942 prétendait donner une leçon de théologie aux évêques qui avaient dénoncé le caractère inhumain de ces rafles ; la " Consigne n° 692 bis " du même jour prescrivait aux journaux de répercuter cette dépêche pour réorienter " l'opinion catholique en la matière " ; une " Note d'orientation " du 4 septembre détaillait la façon de reprendre cet article. De même encore, Je suis partout du 16 octobre dénonçait " ces messieurs du haut clergé [...] qui affichent des sentiments anglophiles, américanophiles, russophiles... Touche-t-on au poil du cou d'un juif, c'est une levée de crosses ". L'Œuvre du 22 octobre déclarait : " Nous nous trouvons en présence d'une véritable déclaration de guerre faite par certains Princes de l'Église à l'ordre européen... Ne nous leurrons point : l'alliance des grands arrivistes de l'Église catholique avec la Communauté juive demeure totale, absolue. " (Toute une étude serait à faire sur l'Église vue à travers la presse collaborationniste, et rectifierait bien des pseudo-évidences sur l'attitude de l'Église de France sous l'Occupation.)
2/ Situation faite à l'époque aux activités religieuses. Sans reprendre ici toutes les entraves apportées par l'omniprésence de l'Occupant, de sa police et de sa censure, et sans oublier la législation de Vichy au sujet des réunions, les suspicions planant sur les activités des mouvements et groupements, etc., qu'il suffise ici de rappeler les perquisitions des évêchés en juillet-août 1940, les évêques enfermés chez eux sous la menace du fusil-mitrailleur et empêchés même de célébrer la messe , mais dont la presse ne parlait pas. Que l'on songe aussi à ces religieux et religieuses qui dans leur communauté comptaient des membres étrangers qui furent vite internés, ou à ces religieuses d'Alsace-Lorraine mises chacune en demeure soit " de travailler entièrement avec toute sa personne et de se mettre au service de l'État national-socialiste " soit — en cas de refus — d'être expulsées car " inassimilables ".
Il convient aussi de considérer les contraintes d'une époque telle que la moindre liste, le moindre indice, la conservation du moindre document étaient imprudents ; la moindre parole, risquant d'être rapportée, pouvait avoir des conséquences très graves pour soi-même ou pour autrui. Pour survivre, et donc pouvoir agir de quelque façon, il fallait nécessairement dissimuler les initiatives patriotiques (participation à quelque réseau de renseignement ou à quelque cache d'armes), charitables (aide aux parachutistes, aux évadés, aux Juifs, aux réfractaires du S.T.O.), apostoliques (réunions diverses), " sans jamais poser de question ". Qu'aujourd'hui il soit difficile aux historiens de comprendre que la liste des presbytères qui servaient de relais vers la Suisse ne saurait se trouver dans les " semaines religieuses " des diocèses de Belley ou d'Annecy, évidemment cette difficulté doit être surmontée si on veut étudier honnêtement la situation de l'époque.
De même faut-il faire l'effort nécessaire pour comprendre qu'une parole libre était moins difficile à faire entendre lorsqu'on avait accès à la radio de Londres ou de New-York que lorsque la moindre parole ou le moindre écrit était censuré et pouvait être travesti non seulement en zone nord mais même en zone sud. Que l'on songe simplement à quelques faits. À la suite de l'insertion — réalisée subrepticement au mois d'août 1942 sans aucun " Prière d'insérer " — d'un article antisémite dans la Semaine religieuse de Rouen, l'archevêque Mgr Petit de Julleville avait dès septembre supprimé la parution de cet organe diocésain. Ce n'est donc pas dans cet organe officiel qu'on trouve la réponse à la question de savoir ce que signifiaient cette insertion et cette suppression. Ni pourquoi le chapeau de cardinal a été conféré à cet archevêque de zone occupée en même temps que, pour la zone sud, il fut donné à Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, en attendant que la pourpre ne vînt aussi pour Mgr Joseph Lefebvre, archevêque de Bourges, qui en 1944 s'était constitué comme otage pour éviter que, sur la demande du secrétaire-adjoint de la Milice Francis Bout de l'An, les Allemands ne brûlent la ville de Saint-Amand.
Pour retrouver la vie de l'Église telle qu'elle eut à se réaliser pendant l'Occupation, il ne faut pas oublier la différence de situation entre la zone nord et la zone sud (où Esprit, par exemple, a cru pouvoir continuer sa parution jusqu'en août 1941). Ce qu'on sait aujourd'hui n'était pas hier évident pour tous. Qui pouvait savoir quoi ? Il faut aussi se défaire d'inconscients préjugés méthodologiques. Même dans la région lyonnaise, par exemple, si maintenant on retient habituellement la " résistance " des membres des réseaux identifiés et glorifiés, il semble qu'on néglige d'autres " résistances ", jaillies dans un autre contexte : ainsi, celle de quelqu'un comme l'abbé Jean Parent, bien que les archives de la fondation Yad-Vashem conservent le dossier de la médaille qui lui fut attribuée pour les Juifs qu'il avait sauvés (entre autres actions, ce prêtre évadé avait caché à Lyon quatre-vingts Juifs dans le clocher de son église) ; de même qu'on " oublie " les activités clandestines de certaines congrégations féminines qui n'étaient pas rattachées à quelque réseau homologué, mais qui disent tout simplement : " Il est vrai que nous n'avions pas de formation politique; mais nous étions françaises et nous avions la formation du cœur ".
Dans trop de cas, l'histoire officielle a privilégié les héros à panache, " morts debout les armes à la main ", mais souvent au détriment des innombrables petits, de tous ces gens modestes,
" qui ne sont pas de notre monde " assurément, mais qui jour après jour ont servi leurs proches, ont caché ceux qui étaient traqués, ont sauvé les autres, et dont un certain nombre devinrent autant de victimes civiles. Ainsi, ce garçon de moins de vingt ans, seul fils survivant d'une veuve, concierge dans une maison de religieuses, et qui est mort en déportation pour son apostolat. Les " lettres du petit " furent enfermées, selon le désir qu'elle en avait exprimé, dans le cercueil de sa maman. " On pouvait bien l'envoyer mourir à moins de vingt ans. Quand sa mère serait morte, qui se souviendrait d'elle et de lui ? ", a-t-on osé dire. Qu'une telle réflexion ait pu fleurir sur les lèvres de " gens qui comptent " est sans doute le signe d'une des plus pénibles difficultés qu'il y a aujourd'hui pour appréhender avec une réelle objectivité l'histoire de l'Église de France sous l'occupation et son affrontement au nazisme par Vichy interposé.
3/ Silence présent sur les martyrs. Il y a plus. Même dans l'Église, on est souvent resté loin d'avoir le sens d'une résistance spécifiquement chrétienne ; et pas seulement pour ce qui concerne la " nécessité d'une conscience civique chrétienne ". On a parfois méconnu ou même caché la spécificité religieuse de la persécution antichrétienne accomplie par le nazisme et la participation qu'y apportèrent les services officiels " français ". On ne s'est pas même donné la peine, par exemple, de dresser une quelconque liste des prêtres et religieux qui sont morts en déportation, encore moins d'indiquer sur cette liste les raisons de leur déportation et de leur mort. Il est vrai que des tâches urgentes accaparaient les énergies. Il est vrai aussi qu'il n'y a pas d'unité nationale dans l'Église. Si telle ou telle congrégation religieuse a cherché à savoir quelque chose de ses disparus, force est de relever que chaque diocèse a réagi à sa façon. Dans le diocèse de Lille, par exemple, à l'instigation du cardinal Liénart, a été publiée une étude intitulée Du sang sur les parvis, mais où toutes les victimes recensées se trouvent mêlées (victimes des combats de la guerre et de la libération, victimes des maquis, otages, bombardements, etc.). À Paris on a tout simplement inscrit, sur le dossier des décès, la mention en tête de la liste annuelle des " morts au champ d'honneur " (que ce soit le résultat des combats, des bombardements ou de la déportation, sans aucune précision). Et même, quand on a su avec certitude le cas d'un martyr proprement dit, rien n'a été fait ni retenu. Ainsi, à Tarbes, le papier signé au lendemain de la libération du camp de concentration par le chef de la Gestapo de Merseburg, et signifiant que l'abbé Pascal Vergez avait été arrêté et condamné " nur für kirkliche Gelegenheiten " (uniquement pour motifs religieux), a disparu des archives du diocèse où il avait été envoyé (cette indication n'est connue que par le souvenir précis de celui qui avait eu à faire l'enquête lors de la libération du camp). À Sées, de même, a disparu la lettre du père Riquet annonçant à l'évêque qu'il avait, au camp de concentration de Mauthausen, reçu le dernier soupir d'un de ses séminaristes mort martyr, et témoignant de cette fin. Malheureusement on pourrait multiplier les exemples.
Ce silence sur les martyrs les plus authentiques témoigne-t-il d'une fierté chrétienne ou d'un culte de la honte ? Quoi qu'il en soit, ce silence empêche de rendre témoignage à la vérité, sécrète de la mauvaise conscience et favorise la désinformation.
Différentes sources d'une résistance chrétienne
Pour évoquer l'ambiguïté qui peut résulter de l'engagement de la foi, on peut, par exemple, noter qu'il fut parfois malaisé pour le père de Lubac de maintenir Témoignage chrétien (et ses membres) à un niveau qui n'" était pas antivichyssois politique mais antinazi spirituel ". Sans méconnaître la " nécessité d'une conscience civique chrétienne ", force est néanmoins de reconnaître que les exigences du religieux et du politique ne sauraient être confondues. Et précisément le nazisme ne prit-il pas le visage et les moyens de César voulant se faire Dieu ?
1/ Sources d'une résistance patriotique d'inspiration chrétienne. La juxtaposition de deux analyses de la même situation peut être éclairante. En effet, l'analyse de la situation faite par des résistants comme Jacques Chaban-Delmas ou Pierre Messmer — d'une part — et l'analyse faite par le cardinal Tisserant — d'autre part — procèdent de deux sources qui peuvent se conjuguer dans certaines déterminations personnelles, aboutissant à des actions communes ; mais elles procèdent de deux impératifs qui ne sont pas du même ordre. D'ailleurs, force est de reconnaître que, si patriotiquement on a célébré le Cinquantenaire de la libération du territoire national, on a beaucoup moins songé, dans le même temps, à la libération de l'idéologie nazie, — et encore moins à la libération de l'athéisme nazi.
Lors du procès de Klaus Barbie, Jacques Chaban-Delmas a déclaré :
Ceux qui sont entrés dans la Résistance en 1940 et les années suivantes refusaient la défaite et sa fatalité. Ils faisaient le choix de l'honneur et du combat. Ils se voulaient les soldats sans uniforme d'une lutte de libération nationale. Ils n'ont découvert que peu à peu les méthodes spécifiques du IIIe Reich. Ils n'ont compris dans toute son ampleur le caractère particulier du nazisme qu'à partir de mai 1945, lorsque les cadavres sont sortis de l'enfer. Alors, tous ont su qu'ils s'étaient battus toutes ces années noires pour l'être humain, contre la " bête immonde " .
Nous savions fort bien les risques encourus, car, rapidement, nous avons appris ce qui se passait dans les prisons. Pourtant, nous ne savions pas grand-chose, c'est vrai, de la déportation. Son abomination ne nous a été révélée qu'en 1945, à l'hôtel Lutétia à Paris, où arrivaient les premiers rescapés. C'est que, dans les premières années, notre action était commandée par l'expulsion de l'occupant. C'est progressivement, en apprenant ce qui se passait, que nous avons pris conscience d'un phénomène qui nous avait échappé et qui était le nazisme .
Il ne saurait être question de retirer quoi que ce soit au témoignage émouvant de ce résistant qui fut président de l'Assemblée nationale. Cependant, on ne saurait prendre pour mesure universelle ce témoignage. D'ailleurs, une telle " vulgate " semble de nos jours quelque peu remise en question : il vient en effet d'y avoir comme une sorte de réponse à des propos similaires, ceux d'un autre résistant qui fut premier ministre, Pierre Messmer. Celui-ci avait dit " Si l'on doit respect aux victimes surtout innocentes, il faut respecter plus encore ceux et celles qui sont morts debout, les armes à la main, puisque c'est à eux que nous devons notre libération. " Or, rappelant le 12 mars 1998 au procès Papon ces paroles du premier ministre Pierre Messmer, Alain Jakubowicz, représentant du Consistoire israélite de France, a tiré une leçon de ces paroles : déduisant que, selon Pierre Messmer, " la France n'attendait que des héros, pas des victimes ", il ajoutait : " Il est vrai que les 11 600 enfants juifs déportés de France qui sont partis en fumée ne sont pas morts les armes à la main. " Si l'on prend en considération ces diverses expressions d'un patriotisme, dont la valeur et le courage ont effectivement permis la libération du territoire national et l'amorce de la fin du cauchemar, il faut aussi reconnaître que cette exigence a, dans de nombreux cas, été intégrée dans les exigences de la conscience chrétienne. Mais, pour autant, on ne saurait refuser de reconnaître, d'une part que d'autres attitudes ont jailli de consciences chrétiennes et se sont manifestées, et d'autre part que d'autres perspectives aussi ont été ouvertes et traduites dans les faits. Ainsi, quasi paradoxalement, le 11 juin 1940, avant même la prise de Paris, le cardinal Eugène Tisserant, doyen du Sacré-Collège, posait la question de la nature de la guerre qui progressait alors si douloureusement. Dans une lettre qu'il écrivit de Rome au cardinal Emmanuel Suhard, nouvel archevêque de Paris, il écrivait :
Nos gouvernants ne veulent pas comprendre la nature du vrai conflit et ils s'obstinent à s'imaginer qu'il s'agit d'une guerre comme dans l'ancien temps. Mais l'idéologie fasciste et l'hitlérienne ont transformé les consciences des jeunes et les moins de trente-cinq ans sont prêts à tous les délits pour la fin que leur chef commande .
Cette lettre du 11 juin 1940, saisie six semaines plus tard dans la perquisition de l'archevêché de Paris, fut envoyée de Berlin à l'ambassade d'Allemagne à Rome en signalant particulièrement ce prélat aux intéressés. L'ambassade répondit l'avoir déjà dans le collimateur. L'inspiration de la résistance chrétienne au nazisme n'est pas univoque. S'il y eut une résistance chrétienne patriotique et militaire, et qui découlait de ce que le futur cardinal Charles Journet appelait la " nécessité d'une conscience civique chrétienne ", il y eut aussi des victimes qui rendirent manifeste — jusqu'au martyre inclusivement — une autre forme de résistance, purement spirituelle, proprement religieuse et spécifiquement chrétienne, à l'athéisme nazi.
2/ Une résistance spirituelle, et spécifiquement chrétienne. Le père de Lubac conservait, sur un papier copié de sa main, les paroles de Mgr von Preysing, évêque de Berlin, diagnostiquant la situation que le nazisme imposait à l'Église :
Aucun doute ne nous est permis : nous sommes, chrétiens, engagés dans une dure bataille. Contre nous s'est dressée la religion du sang. Partout, depuis le refus méprisant de la doctrine du Christ, jusqu'à la haine passionnée et ouverte, partout éclatent les signaux de la lutte. Un feu roulant d'affirmations empruntées soit à l'histoire, soit au présent, déferle sur nous. Le but de la bataille est clair : c'est le refoulement et l'expulsion du christianisme. Une clameur joyeuse de victoire s'élève des rangs de l'antichristianisme .
Et, dans le mémoire qu'il adressait à ses supérieurs le 25 avril 1941 , le père de Lubac dénonçait la " persécution anti-chrétienne en train de sourdre sous le couvert de la guerre de conquête menée aujourd'hui par l'Allemagne hitlérienne ", car, disait-il :
Dans les conditions présentes, la " collaboration " économique ou politique dans laquelle nous nous trouvons engagés avec l'Allemagne (et sur laquelle je n'ai rien à dire ici) entraîne par la force des choses une " collaboration culturelle " à laquelle les nazis ne tiennent pas moins, c'est-à-dire, pour parler franc, une ouverture sans défense de notre malheureux pays au virus hitlérien.
Puis le père de Lubac évoquait la situation, telle qu'il la discernait alors : " L'hitlérisme commence 1/ de nous imposer ses méthodes et ses idées (disons plutôt ses passions), et en même temps 2/ d'asservir l'Église. " En outre, continuait-il, en dénonçant la publicité des " feuilles pernicieuses " qui provoquent un endoctrinement que ne contrarie pas la censure " nationale " et qui fait peser un " silence total [...] sur les condamnations et les cris d'alarme de l'autorité suprême [...] Pendant ce temps, des émissaires cherchent à rassurer les évêques et les supérieurs religieux, à émousser au moins leur esprit de résistance. " De même, Mgr Martimort, qui était de l'entourage immédiat de Mgr Saliège, donnait cette définition : " Si on parle de Résistance ou de Libération, il faut bien comprendre que, pour un évêque ou pour des prêtres, cette activité doit demeurer strictement spirituelle et évangélique — ce qui ne diminue en rien, loin de là, son efficacité. " Et l'étude toulousaine qui rapporte cette remarque ajoute un commentaire de la police allemande : " Pour nous, Allemands, un texte de Mgr de Solages [recteur de l'Institut catholique de Toulouse] est plus dangereux qu'un attentat à la grenade, car ses conséquences sont plus lointaines et plus graves . "
Bien vite, d'ailleurs, les soubassements idéologiques de la politique du gouvernement de Vichy à l'égard de la jeunesse inquiètent l'épiscopat. Le 5 février 1941, en effet, l'A.C.A. (Assemblée des cardinaux et archevêques) de zone sud exprime ses réserves à l'égard de la Charte élaborée par le Secrétariat à la Jeunesse ; et le 24 juillet à Paris, l'A.C.A. affirme : " Jeunesse unie au service du pays ? Oui. — Jeunesse unique ? Non. " À la fin de l'année, voyant que les efforts du régime entraînaient une nazification des esprits, en même temps que pullulaient des mouvements de jeunesse suscités artificiellement et destinés à faire nombre afin d'influencer l'esprit des mouvements de jeunesse " au service de l'ordre nouveau européen ", le cardinal Gerlier, le 27 décembre 1941, fait mettre en garde les mouvements catholiques de jeunesse de son diocèse contre le noyautage sournois qui se déploie . Cette intervention parut tellement importante à Georges Bidault alors à Londres qu'il en a gardé une copie dans ses papiers.
Mais cette attitude de l'épiscopat n'était pas du goût des nazis chargés de la propagande auprès de la jeunesse. Dans son rapport à ses supérieurs du 19 janvier 1942, le HitlerJugend Bannführer Heinz Schmidt, chargé auprès de l'ambassadeur d'Allemagne à Paris de la propagande en direction des mouvements de jeunesse, fait le diagnostic suivant de la situation : " Les difficultés [pour la nazification de la jeunesse européenne] viennent des gens d'Église. " Le 5 mars 1942, Pétain réunit les dirigeants des mouvements de jeunesse pour leur préciser leurs " obligations civiques " ; plusieurs mouvements catholiques flairent le piège et le laissent voir. Huit jours plus tard, dans son rapport à l'ambassadeur Fernand de Brinon, Heinz Schmidt renouvelle l'énoncé des difficultés : " Partout prédominent les réactions chauvines et les tendances cléricales. " L'aspect idéologique de la guerre, que dénonçait le cardinal Tisserant et qui au jour le jour a manifesté son emprise , a-t-il toujours retenu l'attention requise ?
3/ Préoccupations " missionnaires ". C'est une attitude spécifique qui animait la hiérarchie. L'effort liturgique, exégétique et scripturaire, ainsi que le renouveau patristique qui s'étaient affirmés dans l'entre-deux-guerres fortifiaient la responsabilité pastorale de l'Église catholique en France, à laquelle le cardinal Suhard donna à cette époque une forte impulsion " missionnaire ". C'est au printemps 1943 que commença à circuler sous le manteau l'ouvrage des abbés Daniel et Godin France, pays de mission ? dont le grand retentissement était déjà un aboutissement. Précédemment, en effet, le 24 juillet 1941, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France avait confirmé le projet de fondation à Lisieux de la Mission de France, projet qui hantait depuis plusieurs années déjà le cardinal Suhard, devenu le 11 mai 1940 archevêque de Paris et qui immédiatement s'était mis au travail. Car, à ses yeux, l'athéisme et l'antichristianisme, s'étaient bien vite rendu manifestes dans leur horreur totalitaire. Le danger d'une nazification des esprits était le grand péril qu'avait diagnostiqué le cardinal Tisserant, auquel n'était pas insensible l'épiscopat et contre lequel il fallait inlassablement prémunir les Français . Cet effort était d'autant plus nécessaire que ne voyaient pas le danger beaucoup de ceux qui, songeant uniquement à la libération du territoire national, s'imaginaient qu'il s'agissait d'une guerre comme dans l'ancien temps. D'où l'impatience " missionnaire " du cardinal Suhard. Dans cette ligne de la mission du prêtre de l'église dans la cité des hommes — qui était sa hantise —, le pasteur qu'était le cardinal Suhard créait aussi le 1er juillet 1943 la Mission de Paris dont le nom était adopté le 16 septembre et dont la date de fondation allait être le 14 janvier 1944. Pendant cette période troublée de l'Occupation, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, a aussi soutenu le départ des Frères missionnaires des campagnes en 1943. Les archives de ces diverses fondations constituent des sources importantes pour une des grandes pages de l'Église catholique en France en cette période ; c'était l'enjeu de sa vitalité propre, évangélique, et non directement politique .
Or, c'est précisément à l'heure de la maturation de ces projets que surviennent, comme un élément absolument décisif, les problèmes pastoraux posés par la situation des travailleurs français requis en Allemagne. Cette situation accule l'Église de France à passer d'une attitude pastorale à une attitude missionnaire. Si la question des prisonniers de guerre en Allemagne avait reçu, au moins en principe, le minimum de solution que garantissait théoriquement la Convention de Genève, en revanche la situation religieuse des travailleurs n'était pas prise en considération et l'ostracisme qui était opposé à toute solution de cette question rendait au contraire manifeste la volonté d'inculquer une nouvelle " orientation spirituelle " aux travailleurs requis en Allemagne. Il s'agissait, en effet, de faire pénétrer dans les masses l'idéologie nazie en vue de façonner l' " Europe nouvelle ". Tel est le contexte dans lequel le 16 janvier 1943 part pour Berlin le premier aumônier clandestin ; et le 2 février, le cardinal Suhard lance un appel discret à des aumôniers clandestins pour l'Allemagne. Le Reich s'opposant à toute assistance spirituelle des travailleurs civils qu'il s'était mis à déporter par le truchement du gouvernement français de Vichy, cette situation rendait urgente cette solution missionnaire : l'adoption de la " solution saint Paul ", comme on l'appela alors, provenait pour le cardinal Suhard de la nécessité de porter le sacerdoce du Christ à la masse du million de travailleurs français livrés à l'Allemagne nazie, sans qu'il fût possible de les assister d'une quelconque aumônerie, ni de quelque soutien spirituel.
Mais le souci missionnaire qui hante le cardinal Suhard est, d'une manière toute spéciale, l'objet de représailles des autorités du Reich, étant donné que ces dispositions s'opposent de fait à l'emprise idéologique du nazisme. À peine se met-elle laborieusement en place, l'aumônerie clandestine des travailleurs est traquée ; dès septembre 1943, plusieurs des premiers prêtres clandestins sont arrêtés pour avoir été envoyés par le cardinal Suhard ; le décret de persécution porté le 3 décembre 1943 par Ernst Kaltenbrunner, le chef de la police nazie, contre l'apostolat catholique français qui se déploie en Allemagne est le fruit de la surveillance (depuis mars-avril 1943), puis des enquêtes menées conjointement par les organismes de Vichy (intégrés le 5 mai 1943 à la Deutsche Arbeitsfront ) et par la police nazie ; ce décret de persécution impute toute cette activité chrétienne à l'impulsion donnée par le cardinal Suhard. Puis deux circulaires de la police du Reich (du 22 mai et du 15 juin 1944) renouvellent nommément ces attaques contre le cardinal Suhard à l'heure où les prêtres et laïcs arrêtés " en haine de l'Évangile ", sont accusés, lors des interrogatoires, de se référer à Mit brennender Sorge et d'être " envoyés par Suhard ".
Aux prises avec la pénétration du nazisme
L'attitude de la hiérarchie catholique française à l'égard du nazisme est restée dans la ligne des encycliques Mit brennender Sorge de Pie xi (du 14 mars 1937, sur l'athéisme nazi) et Summi Pontificatus de Pie xii (du 30 octobre1939, sur la situation du monde au début de son pontificat). Et rien ne permettrait de dire que la hiérarchie catholique française eût été sourde aux grandes encycliques si prégnantes d'actualité de 1943 ou même à celle de 1944 .
Si on ne se réfère pas aux encycliques qui nourrissent leur pensée et alimentent leur piété, il arrive qu'on ne comprenne pas non plus les sources spirituelles qui inspirent les chrétiens, et par conséquent qu'on ne comprenne pas leur comportement. Prenons un exemple. Dans l'ouvrage qui, présentant une longue interview du cardinal Lustiger, est intitulé Le Choix de Dieu, on peut relever cette question un tantinet persiflante de Dominique Wolton : " Il n'y a qu'une seule encyclique de Pie XII pendant la guerre, et elle concerne le Corps mystique. Trouvez-vous normal que ce soit la seule grande encyclique de cette période ? " Une telle remarque est significative : qu'elle émane d'un journaliste qui dit s'être préparé aussi sérieusement qu'il le pouvait à cette interview, cette question témoigne des difficultés qu'il y a aujourd'hui encore à sortir d'une méconnaissance radicale de la question. Tout d'abord, le journaliste aurait pu facilement savoir que Pie XII, qui a publié quatre encycliques (et non pas " une seule ") pendant la guerre, en a publié, en la seule année 1943, non pas une, mais deux. Et peut-être aurait-il pu assez facilement s'apercevoir que ces deux documents rappelaient précisément des vérités qui étaient battues en brèche par l'idéologie antisémite du national-socialisme : l'unité du genre humain et de sa vocation universelle inaugurée par les liens du Corps mystique (c'est l'encyclique Mystici Corporis Christi, du 29 juin 1943) et, d'autre part, l'unité entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance que manifeste la Bible (c'est l'encyclique Divino afflante Spiritu, du 30 septembre 1943). Or, l'influence de ces encycliques fut en fin de compte considérable dans l'Église catholique, soit directement soit (plus fréquemment, il faut le reconnaître, car tous les catholiques n'étaient pas sensibles à l'enjeu doctrinal de l'antisémitisme) indirectement. Ainsi, un homme comme le père de Lubac (que les journalistes mentionnent précisément parmi les personnalités qu'ils ont rencontrées pour préparer leur interview auprès du cardinal Lustiger) a puisé, et précisément dans ces deux encycliques de Pie XII, la force de poursuivre le combat de sa résistance spirituelle au nazisme, d'en renouveler en profondeur les exigences chrétiennes et d'en répercuter doctrinalement les raisons...
Ces quelques notations, en mettant en lumière la colonne vertébrale de la résistance chrétienne à la nazification et la moelle de l'inspiration de la hiérarchie, ne rendent-elles pas manifeste l'origine des difficultés rencontrées par le père de Lubac même auprès de ses plus proches de Témoignage chrétien ? Que ces difficultés perdurent encore de nos jours, l'épisode évoqué n'en est qu'un exemple. Mais serait-ce une raison pour interdire de rendre à chacun ce qui lui est dû ?
1/ Camps français " de concentration " ou " d'internement ", juifs et otages... Cette doctrine, il y avait à la vivre concrètement, au jour le jour, aux prises avec des difficultés souvent dramatiques. Ainsi, en zone sud, le cardinal Gerlier mène aussi un autre combat, non pas virtuel mais réel. Dès décembre 1940, alerté par l'abbé Glasberg, Juif ukrainien converti, il proteste ; il envoie à Vichy Mgr Guerry afin de protester contre les conditions d'internement (contraires à la loi du 17 novembre 1940 relative à la surveillance des camps) des Juifs étrangers à Gurs . De même, dans la ligne préconisée par le Consistoire central, il intervient auprès de Xavier Vallat, commissaire aux Questions juives, et auprès de François Valentin, pour demander que tous les Anciens combattants juifs titulaires de la carte du combattant 1914-1918 conservent leur statut et leurs prérogatives malgré la législation sur les Juifs. En juin et juillet 1941, le cardinal reprend des démarches auprès du maréchal Pétain en faveur des internés du Sud-Ouest. Et le dimanche 28 septembre , à l'occasion de la foire de Lyon, il remet au maréchal une note sur la législation contre les juifs, accompagnée d'une lettre que le pasteur Boegner lui avait confiée pour la même raison. Or, nous connaissons le contexte de cette note.
La loi du 2 juin 1941 portant statut des juifs avait provoqué le 16 juin une note de théologiens lyonnais que, pour la réunion de l'A.C.A. du 24 juillet, le cardinal Gerlier avait emportée à Paris où elle avait rejoint une note du père Riquet du 12 juillet. C'est ainsi que l'A.C.A. avait appelé
à sauvegarder la pureté et l'intégrité des forces vives de l'Église [afin] d'apporter à l'œuvre commune la collaboration de l'Église. [...] Qu'apportons-nous entre autres ? Le sens du respect de la personne humaine, de sa dignité, de ses libertés essentielles ; — réprouvant toutes injustices et tous excès envers qui que ce soit ; professant une charité universelle, celle du Christ qui s'étend à tous les hommes ; — venant en aide à ceux qui souffrent ; prêchant, organisant l'Entraide fraternelle.
Même si rétrospectivement certains estiment que cette déclaration aurait pu être plus vive (mais n'aurait-elle pas été censurée ? et ne serait-elle donc pas restée inconnue ?), on peut noter que sur le moment cette note fut comprise . En effet, le grand rabbin Kaplan demande à Xavier Vallat comment, s'affirmant catholique, il peut concilier son action avec la doctrine que rappellent les évêques. Cette démarche embarrassant le gouvernement, le maréchal Pétain demande une justification à son ambassadeur au Vatican. D'où, le 2 septembre 1941, une note de Bérard, dont la teneur raciste est contestée " assez vivement " le 13 par le nonce Valeri, réaction qui est approuvée " pleinement " par une lettre du 31 octobre du cardinal secrétaire d'État Maglione . Par ailleurs, à la veille du premier anniversaire de Montoire, deux assassinats, à Nantes (20 octobre) et à Bordeaux (21 octobre) provoquent une intervention du cardinal Suhard. À la suite de l'assassinat du lieutenant-colonel Holtz, commandant allemand de la place de Nantes, cinquante otages ont été fusillés et cinquante autres sont menacés. L'évêque et le maire de Nantes se tournent vers le cardinal Suhard, pensant qu'il est désormais le seul à pouvoir empêcher le massacre des otages annoncés. Le 25 octobre 1941, le cardinal Suhard va dans la soirée voir le général von Stülpnagel, commandant du Grand Paris. Celui-ci se retranche derrière les ordres reçus du Führer lui-même ; le cardinal Suhard demande à téléphoner à Hitler. Refus. Mais l'officier d'ordonnance présent à la visite vient vers 22 h. dire au cardinal : " Rédigez votre demande. Il est nécessaire qu'elle porte votre signature personnelle. Je me fais fort de la transmettre." Le télégramme est rédigé, signé, remis, envoyé le lendemain. Le 27 après-midi le général Stülpnagel annonce que le sursis est prolongé sans limite de date. Et le général écrit au cardinal : " Éminence, j'ai retenu avec respect votre chaude intervention en faveur des otages qui devaient être fusillés. Le Führer a écarté l'exécution d'un plus grand nombre d'otages . "
2/ À l'heure des rafles de juifs en juillet-août 1942. Le soir même de la rafle du " Vel d'Hiv " (16 juillet 1942), une protestation officielle du cardinal Suhard est adressée au chef du gouvernement " contre les persécutions des Israélites ". Puis, une nouvelle lettre est envoyée le 22 juillet au maréchal Pétain par le cardinal Suhard, au nom des cardinaux et archevêques réunis à Paris, pour traduire leur émotion au sujet des " arrestations " et " durs traitements " infligés " notamment au Vélodrome d'Hiver " ; cette lettre de l'A.C.A. est suivie le 28 juillet d'une protestation du Consistoire central. Or, avant même que n'aient été exprimées les prises de position épiscopales de zone sud, les interventions parisiennes provoquent au début d'août une démarche de Laval — inflexible — auprès du cardinal Suhard. Laval vient signifier au cardinal que, s'agissant d'étrangers, c'était au pape d'intervenir : " Abetz m'a dit qu'il appartient au pape de parler de ce problème . " Le résultat, c'est le 22 août une démarche du nonce auprès de Laval, confirmant ainsi les deux protestations de Suhard (celle du 16 juillet et celle de l'A.C.A. du 22 juillet) et celle du cardinal Gerlier du 19 août. Mais le nonce se heurte au même refus de Laval d'entendre quoi que ce soit .
Entre-temps, en effet, en zone sud, alerté sur ce qui se préparait dans les camps du Sud-Ouest, le cardinal Gerlier avait envoyé " aux environs du 10 août " le père de Lubac auprès de Mgr Saliège pour avoir des nouvelles précises sur ce qui se passait dans les camps du Sud-Ouest et pour se concerter en vue d'une intervention commune . Le 17 août, le cardinal Gerlier reçoit le grand rabbin Jacob Kaplan venu lui demander une action de sauvetage en faveur des 10 000 Juifs étrangers sur le point d'être arrêtés ; démasquant le mensonge de la version officielle d'un " regroupement ethnique en Pologne ", Kaplan fait part à Gerlier de la destination des convois de Juifs expédiés en Allemagne, " non pas pour y travailler, mais pour y être exterminés " et il lui remet une note sur le massacre de 380 000 Juifs en Roumanie. Le 19 août, le cardinal Gerlier exprime au maréchal Pétain l'inquiétude " de tous les Archevêques de la zone libre " pour " tout ce qui, dans la nature des traitements subis [dans les camps d'internés du Sud-Ouest], ou de ceux à prévoir, comme dans l'organisation matérielle des convois, [...] méconnaît les droits essentiels de tout être humain et les règles fondamentales de la charité ". Ce document est suivi le 20 août d'une protestation du pasteur Boegner et le 25 août d'une nouvelle protestation du Consistoire central.
Après les lettres des cardinaux au Maréchal, appuyées par la visite du nonce à Laval, c'est une protestation publique et concertée, que visent à faire entendre dans leur diocèse plusieurs évêques français. En zone sud, les protestations publiques contre les déportations des juifs sont répercutées dans les paroisses : Mgr Saliège (Toulouse) le 23 août 1942, Mgr Théas (Montauban) le 30 août, le cardinal Gerlier (Lyon) et Mgr Delay (Marseille) le 6 septembre, Mgr Moussaron (Albi) et Mgr Vansteenberghe (Bayonne) le 20 septembre, — chaque évêque selon son tempérament et son style. Et en zone nord, nous avons déjà vu comment Mgr Petit de Julleville, archevêque de Rouen, a répondu à l'insertion, par la censure, d'une note antisémite dans sa Semaine religieuse.
Ces interventions ne sont pas sans effet. En effet, Karl Oberg, chargé de la " solution finale ", rencontre Bousquet (le 28 août), puis Laval (le 2 septembre) ; et le procès-verbal du S.S.-Sturmbannführer Hagen du 3 septembre note : " Le président Laval a expliqué que les exigences que nous lui avions formulées concernant la question juive s'étaient heurtées ces derniers temps à une résistance sans pareille de la part de l'Église. Le chef de cette opposition antigouvernementale étant en l'occurrence le cardinal Gerlier. Comme il ne pouvait pas l'arrêter personnellement, il avait fait arrêter son bras droit, le chef des Jésuites de la région lyonnaise le 1er septembre en l'assignant à "résidence forcée". Laval a fait remarquer dans ce contexte très ironiquement : "Et c'est déjà beaucoup dans un État gouverné par le Maréchal Pétain." Eu égard à cette opposition du clergé, le président Laval demande que, si possible, on ne lui signifie pas de nouvelles exigences sur la question juive. Il faudrait en particulier ne pas lui imposer a priori des nombres de Juifs à déporter [...] dit-il ; il n'en va pas de la livraison des Juifs comme de la marchandise dans un Prisunic où l'on peut prendre autant de produits que l'on veut toujours au même prix . " De plus, comme nous l'avons vu, toute la presse collaborationniste et gouvernementale se déchaîne contre cette " levée de crosses ", contre " l'alliance des grands arrivistes de l'Église avec la Communauté juive ", etc. .
3/ Communiqués discordants
Certes il y a un accord profond de la hiérarchie avec la doctrine catholique rappelée par l'enseignement pontifical ; et la même unanimité se retrouve dans la prière liturgique (y compris la prière quotidienne qui, au moment le plus sacré de la messe, implore le secours du " sacrifice d'Abraham notre patriarche ", phrase dont Pie XI avait souligné l'enjeu et l'importance le 6 septembre 1938 : " Remarquez qu'Abraham est appelé notre Patriarche, notre Ancêtre "), aussi bien que dans les diverses initiatives de piété, notamment celles qui furent expressément suscitées par l'aggravation de la guerre, comme cette consécration du genre humain au Cœur immaculé de Marie (" arrêter les débordements du déluge néo-païen "), supplication que, répercutant le geste du pape, tous les évêques français ont faite leur dans une cérémonie solennelle à Notre-Dame de Paris le 28 mars 1943. Cette unanimité, qui est spirituelle et orientée vers le bien des hommes, témoigne du moins d'une référence à une réalité autre que la force brutale, machiavélique et sadique. Par sa seule fidélité, elle contredit l'idéologie nazie ; et c'est d'autant plus important que, dans les pays occupés, les communiqués officiels, ou même seulement tolérés, sont inévitablement mis en forme par la censure omnipotente.
Par contre, si l'on considère les chancelleries des Alliés, cependant libres à ce sujet, on pourrait se poser bien des questions. Cependant libre à ce sujet, on pourrait se poser bien des questions. En effet, tout en avouant leur impuissance à empêcher " l'épouvantable horreur et la brutalité " de l'extermination en cours, les Alliés avaient le 17 décembre 1942 dénoncé les massacres des Juifs en Pologne . Pourquoi, alors, aux paroles de Pie XII (de Noël 1942 et du 2 juin 1943) au sujet des mesures d'extermination prises contre des " centaines de milliers de personnes et sans aucune faute de leur part, pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race ", fut-il répondu par une dénégation formelle opposée le 30 août 1943 par le Département d'État américain (qui avait cependant la force militaire et que l'éloignement mettait à l'abri de sévères représailles) : " Il n'y a pas de preuve suffisante pour justifier une déclaration regardant l'exécution en chambres à gaz . " Or, comme les autres chancelleries, le ministère des Affaires étrangères des États-Unis à cette époque ne pouvait pas ne pas savoir ce qu'il en était et cela au moins depuis novembre 1942 (en Suède on l'a certainement su en septembre).
Serait-ce la crainte de provoquer des représailles sur les populations innocentes ? Ou bien serait-ce le caractère horrible de la découverte qui en rendait l'annonce inacceptable ? Ces explications, ainsi qu'une méconnaissance réelle de la situation, peuvent certainement avoir quelque fondement lorsqu'il s'agit, par exemple, de certaines œuvres caritatives qui en juillet 1943 encore, croyaient pouvoir même rassurer Pie XII : " Le moral parmi les déportés est généralement bon. " Et encore le 17 octobre 1943, le substitut du grand rabbin de Rome, David Panzieri, écrit à Pie XII afin de lui demander qu'il veuille bien susciter une collecte de vêtements pour les déportés à l'approche de l'hiver . Quand on sait, comme on le sait maintenant, ce qu'il en était en 1943, on demeure évidemment interdit de ce qui apparaît aujourd'hui comme des atermoiements. Mais, à l'époque, la question reste posée : hormis les chancelleries " libres ", qui savait quoi ?
Quant au Consistoire central de France, on sait que " vers la mi-1943 ", Helbronner eut connaissance, par une voie mystérieuse, d'une note (" dactylographiée, non signée, non datée ") émanant, pensait-il, de la nonciature de Munich , dans laquelle il " était fait état de l'existence et du fonctionnement de fours crématoires, ainsi que de l'exécution massive de Juifs.[...] Helbronner et Wormser trouvaient ces révélations tellement inimaginables qu'ils décidèrent de se renseigner avant de les communiquer au consistoire [...] Avec Georges Wormser, il convoqua le bureau ou la Section permanente du consistoire [...] Deux décisions furent prises : d'abord transmettre cette information au général de Gaulle. Georges Wormser s'en chargea, et le nécessaire fut fait par l'intermédiaire d'un jeune membre de l'ancien cabinet de Georges Mandel en qui il avait toute confiance. La seconde décision fut de ne pas faire connaître l'information à la communauté juive . " Les circonstances, les opérations Tarnung et la désinformation empêchaient les Juifs de prendre conscience de leur " communauté de destin ". D'ailleurs, on sait aussi que bien des documents furent recouverts de silence. Et parfois on sait aussi pourquoi il en fut ainsi .
Pour revenir à la situation des Juifs de France, il faut comprendre l'illusion entretenue depuis l'armistice par la présence aux commandes de l'État d'un maréchal de France. La situation, en effet, était telle que, par exemple, fin 1941, lorsque l'abbé Glasberg et le père Chaillet étaient venus demander au cardinal Gerlier d'intervenir une fois de plus en faveur des Juifs étrangers internés ou réfugiés dans les camps du Sud-Ouest, le président du Consistoire central Jacques Helbronner avait insisté auprès d'eux dans le salon de l'archevêché de Lyon : " Vous avez tort. Vous ne comprenez pas que, si nous soulevons cette question, demain on pourra prendre des mesures analogues à l'encontre des "Israélites français" (selon son expression). Il ne faut pas que le cardinal intervienne en faveur d'étrangers. Cela ne peut qu'aggraver notre situation . "
Si l'on essaie de mesurer l'enjeu de toutes ces attitudes, ainsi que la gravité de leurs conséquences — le plus souvent imprévisibles à l'époque pour les intéressés —, on ne saurait tout de même pas aborder de tels drames avec une quelconque désinvolture, comme les jeunes écoliers qui prétendaient faire la leçon à Primo Levi venu témoigner de son séjour à Auschwitz .
III- L'Église de France et la " révolution nationale "
Assurément, avec le recul du temps, cinquante ans après les faits, l'opinion ne se forge, ou ne se laisse manipuler, qu'en dehors de la considération des conditions concrètes et dramatiques qu'imposaient l'occupation du territoire national, la police omniprésente, la censure de toute parole et de tout écrit, la propagande incessante, le matraquage et la désinformation, toutes conditions qui visaient à écraser et intoxiquer les Français sous le joug nazi. Certes les constantes opérations Tarnung savamment orchestrées par les nazis se prolongeaient à travers l'illusion médiatiquement entretenue par l'administration française ; mais précisément, c'est aussi ce qui rend l'équation Vichy — nazisme difficile à mesurer. Car la considération de la défaite militaire, même lorsqu'elle provoquait un sursaut patriotique, ne faisait pas toujours prendre conscience de la pénétration de l'idéologie du nazisme et de l'athéisme militant qu'il développait. C'est aussi ce qui explique qu'à l'heure où son texte fut rédigé, la lucidité du jugement porté le 25 avril 1941 par le père de Lubac était quasiment isolée . Un tel diagnostic était extrêmement rare à cette date.
Les évêques et Vichy
À l'égard du régime de Vichy, la note du 24 juillet 1941 de l'A.C.A. pour définir la contribution de l'Église au redressement national s'exprimait ainsi : " Nous voulons que, sans inféodation, soit pratiqué un loyalisme sincère et complet envers le pouvoir établi. " C'est par une méconnaissance de la question que, pour expliquer la " Déclaration de repentance ", on a traduit " pouvoir établi " par " pouvoir de l'occupant allemand " . Que le texte de l'A.C.A. eût apporté une caution au pouvoir de fait, " pouvoir établi " (ce qui ne préjugeait d'ailleurs pas de sa légitimité) de l'État français, c'était en même temps rappeler à ce pouvoir ses responsabilités devant l'occupant et à l'égard de la nation, d'autant plus que de la part de l'épiscopat une telle attitude, selon la doctrine constante de l'Église, ne signifie pas du tout soumission à la législation, encore moins acceptation de la domestication des esprits. Faut-il donc conclure que cette traduction infondée de 1997 témoigne de la difficulté qu'il y a aujourd'hui à aborder en toute sérénité la réalité passée ?
À l'égard de la pensée et de l'autorité du Maréchal, les évêques ne furent pas sans réserves. Certes, comme beaucoup de Français, des évêques anciens combattants (plus de la moitié de l'épiscopat) n'étaient pas insensibles à l'arrivée au pouvoir, au lendemain de l'armistice militaire, du " vainqueur de Verdun ". De plus, le nouveau régime, officiellement au moins, répudiait l'anticléricalisme au bout de plus d'un demi-siècle. Mais au début, les mesures critiquables au point de vue français ou au point de vue moral furent attribuées au gouvernement plutôt qu'au Maréchal, qu'il fallait donc soutenir contre l'occupant. Ainsi, à Lyon en novembre 1940, devant les cris de la foule " Vive Pétain " et " Vive la France ", le cardinal Gerlier, en accueillant le maréchal Pétain dans sa primatiale, s'est écrié : " Deux cris ? Mais non : ils n'en font qu'un. Car Pétain, c'est la France ; et la France aujourd'hui c'est Pétain. " On était au lendemain de Montoire (ce que soulignait le " aujourd'hui "), rencontre qui avait exalté la " collaboration ", que les Français refusaient généralement (mais combien avaient remarqué que le mot se trouve dans les conditions d'armistice ? ) ; Laval en était l'instigateur, il fallait donc le congédier afin d'être plus fort contre l'occupant . Lorsqu'un mois plus tard ce fut chose faite, qui à Lyon, à cette époque-là (et non dans une rétrospective éclairée par l'évolution subséquente comme c'est le cas de ceux qui " oublient " qu'ils sont " entrés en résistance " à la fin de 1941, en 1942, voire au printemps 1943 ou même en l'été 1944), a pu ne pas envisager le limogeage de Laval comme la réalisation de la lecture que Gerlier avait faite de l'accueil réservé par sa cité au chef de l'État ?
Ce qui ne veut pas dire que, de la part du cardinal Gerlier, cette réaction patriotique était un blanc-seing donné à la politique de Vichy et à la manipulation des esprits. En effet, nous avons vu les réserves épiscopales envers la politique de la jeunesse dès février 1941 à Lyon même. Et déjà, un mois plus tôt, il avait été amené à réagir : lorsqu'au mois de janvier 1941, le chef de l'État avait confié au cardinal Gerlier une sorte de déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; ce document, élaboré par Jacques Chevalier, ministre de l'Instruction publique, devait constituer l'énoncé des Principes de la communauté pour " La France nouvelle " (texte qui paraîtra de fait en juin 1941). Or, dans ce texte que le cardinal Gerlier lui avait demandé d'étudier, Mgr Chollet (archevêque de Cambrai, empêché de rentrer dans son diocèse), secrétaire de l'A.C.A., releva les " Erreurs doctrinales contenues dans un message du maréchal Pétain " : il incriminait ainsi cinq des seize thèses, que contenait cette ébauche signée par le maréchal Pétain le 14 janvier 1941 ; cette réaction fut communiquée au nonce à l'intention du pape, lequel fit savoir son accord sur l'analyse, par ailleurs prudente, de Mgr Chollet. Celui-ci discernait, en particulier, le germe des ravages que causerait une législation de Vichy inspirée de ces principes : " Cela ouvre la voie à un terrible massacre des Innocents, à la légitimité des avortements et des suppressions d'enfants, etc. ", ainsi qu'à une lutte drastique contre l'Église (cf. encadré).
En toute hypothèse, on ne peut sérieusement pas référer la Révolution nationale à la doctrine sociale de l'Église. Certes l'influence que le père Villain s.j. exerça sur le cardinal Suhard peut expliquer l'appréciation, nuancée et plutôt favorable (mais — peut-être n'est-il pas inutile de le préciser — moyennant " amodiations en faveur de la liberté syndicale ", que le gouvernement n'accepta d'ailleurs pas) à une acceptation par l'A.C.A. de la Charte du Travail , contre l'avis du cardinal Liénart (réunion de l'A.C.A. des 21-22 octobre 1942). Ces comportements laissent voir la justesse du diagnostic porté en avril 1941 par le père de Lubac et soulignent, non seulement l'exigence d'une analyse rigoureuse de l'enjeu des mesures envisagées, mais aussi la " nécessité d'une conscience civiquement chrétienne ", selon l'expression du futur cardinal Journet. Toutefois on ne peut méconnaître que celui-ci écrivait, et précisément en septembre 1942 : " Un père qui sent qu'il a parmi ses enfants beaucoup de pusillanimes ne parle pas comme s'il savait pouvoir compter sur leur clairvoyance et leur fermeté. Non potestis portare modo . " De la sorte, certains jugements relatifs à des prises de position épiscopales oublient de relever non seulement cette " pusillanimité " de la masse des chrétiens et les atermoiements de trop des " élites ", qui n'étaient pas aussi sensibles à l'intoxication des esprit qu'à la défaite militaire. Plusieurs raisons ont donc abouti à ce résultat, que le caractère inacceptable de la politique de Vichy à l'égard des Juifs, et surtout des juifs allemands, n'apparut ni clairement ni de bonne heure dans les esprits. Le Reich, procédant progressivement, n'a pas dévoilé ses projets dès la signature de l'armistice et, en outre, le régime de Vichy héritait d'une politique française de l'entre-deux-guerres, marquée par une oscillation entre ouverture et fermeture des frontières (ou par le passage d'une politique à l'autre ? ), non moins que par les vestiges d'un antisémitisme larvé. L'heure de Montoire est chargée de ces divers éléments.
Montoire dans son contexte
À la suite de l'ordonnance allemande du 27 septembre 1940, la loi du 3 octobre 1940 écarte les Juifs de la communauté nationale et celle du 4 octobre prévoit l'internement des " ressortissants étrangers de race juive ". Dès lors, toute une législation antisémite se développe afin de préparer la rencontre de Montoire (20-22 octobre 1940), qui — pour la " collaboration " à la lutte antisémite qui est l'enjeu essentiel de cette rencontre — ouvre la zone dite libre à neuf trains contenant 6 358 Juifs du Bade et du Palatinat ; c'est l'opération Bürckel (du nom du Gauleiter de la province Lorraine-Palatinat). Ces Juifs allemands sont parqués dans les camps du Sud-Ouest , en attendant — selon le projet de Hitler — d'être transférés dans l'île de Madagascar destinée à devenir le grand ghetto des Juifs d'Europe occidentale, tandis que (dans la ligne de la création, pour les Juifs d'URSS en 1928, du territoire national de Birobidjan) un autre ghetto serait ouvert pour les Juifs d'Europe orientale " au-delà de l'Oural ".
Les conditions requises pour la réalisation du projet de Hitler ne se sont pas réalisées : le libre accès en Méditerranée étant entravé par l'attitude de l'Espagne (qui à Hendaye le 21 octobre a refusé) et, pour Suez, par la résistance de la Grande-Bretagne (où Hitler n'arrive pas à débarquer). En février 1941, Hitler renonce à la " solution Madagascar " ; et en mars, dans la préparation de l'opération Barbarossa, il décide " d'extirper l'intelligentsia judéo-bolchévique de préférence sur le terrain même des opérations ". Bien évidemment ces décisions restent ignorées en France. Mais on commence à connaître la situation misérable des Juifs allemands et étrangers dans les camps de Gurs, Rivesaltes, etc., malgré la loi du 17 novembre 1940. Nous avons déjà relevé les interventions du cardinal Gerlier à ce sujet, ainsi que la difficulté de leur réalisation.
Quant à la traque contre les Juifs en France, elle se développe selon un plan très élaboré. D'abord les Juifs étrangers : 3 700 d'entre eux (dont 90 % de Polonais) demeurant à Paris sont convoqués le 14 mai 1941 au gymnase Japy et internés au camp de Beaune-la-Rolande. La loi du 2 juin 1941 va permettre une extension progressive de la chasse aux Juifs, puisque le 20 août les polices allemandes et françaises organisent, dans le XIe arrondissement de Paris, une grande rafle de 4 000 Juifs, qui sont internés à Drancy ; or, cette fois ce ne sont plus seulement des Juifs étrangers, mais aussi des Juifs français. Pour ceux-ci, la loi du 2 juin apparaît donc comme un tournant dramatique, témoignant, à la fois de l'emprise de l'Occupant et de la pénétration de l'idéologie nazie au sein du gouvernement de Vichy comme de l'administration française amenée à " collaborer " à l'innommable. Car cette loi révèle le caractère de la " collaboration ", qui apparaît comme une " servitude " (selon le mot du père de Lubac). Au début, on avait pu croire à une radicale différence de régime entre les Juifs de zone nord (directement sous la coupe allemande, comme allait bientôt le souligner encore la déflagration des engins explosifs posés à l'entrée de sept synagogues parisiennes dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941) et ceux de zone sud (qui espéraient encore en la possibilité d'un recours efficace auprès du maréchal).
Si le Consistoire central regroupait théoriquement tous les Juifs de France et, en se référant à la loi de Séparation de 1905, avait vocation de les représenter officiellement auprès des pouvoirs publics pour ce qui concernait le culte, il n'en était pas de même de leurs différents services d'assistance. Du moins, le poids du Consistoire central, ainsi que la prise de conscience que " le seul lien qui unissait entre eux les Israélites, même incroyants, était le lien religieux ", en arrivent à ébranler la définition raciale du judaïsme et du moins à éviter la création d'un judenrat (tout à la dévotion de l'occupant) comme dans les autres pays occupés par l'Allemagne. L'Union générale des Israélites de France (U.G.I.F.), créée en zone sud à l'instigation du commissariat général aux Questions juives pour regrouper les œuvres d'assistance aux Juifs, finit par reconnaître l'autorité morale du consistoire le 23 décembre 1942. Mais les opérations de police déclenchées le 22 janvier 1943 par l'administration française à Marseille, où s'était installée la direction de l'U.G.I.F., pouvaient faire s'écrouler les dernières illusions . Il convient d'ailleurs de relever que, si l'unanimité dans l'appréciation des événements n'existait pas spontanément dans les milieux juifs, elle n'existait pas non plus dans les milieux catholiques. Dans les premiers mois de 1941, par exemple, alors que le père de Lubac était en train de rédiger le cri d'alarme qu'il lançait à ses supérieurs le 25 avril 1941, en exprimant la réaction de la conscience chrétienne et la nécessité d'une résistance proprement spirituelle à propos notamment de l'antisémitisme qui touchait aux racines mêmes du christianisme, dans le même temps on pouvait lire dans Construire, la revue des jésuites qui en zone " libre " succédait à la revue Études, un article non signé intitulé " Algérie, automne 1940 " :
La reconstruction nationale entreprise par le maréchal Pétain comporte des mesures d'assainissement moral aussi utiles à l'Algérie qu'à la France. Parmi ces mesures, citons le nouveau statut des juifs (loi du 7 octobre), paru dans les journaux algériens du 19 octobre. Quelques semaines plus tôt, le décret Crémieux avait été rapporté. On se rappelle que ce décret, signé le 24 octobre 1870, faisait accéder en bloc les indigènes israélites à la qualité de citoyens français. C'était une faute et une erreur que nous avons été bien près de renouveler, à la veille de la guerre, en faveur d'autres indigènes. Le rapport de ce décret n'a suscité aucun trouble parmi la population ; point de manifestations antisémites, point de vitres brisées aux devantures des " entreprises juives ", qu'aucune affiche jaune ne signale à l'attention des non-avertis. Et les juifs d'Algérie, fixés au milieu des populations arabe et berbère depuis huit ou dix siècles, continuent à vivre et à commercer comme par le passé, mais sans les privilèges de citoyenneté que le décret d'un coreligionnaire leur avait si malheureusement octroyés .
C'est l'époque des premières rafles. Et ce que les jésuites de Construire pensaient de l'abolition du décret Crémieux au printemps 1941, nous le voyons par ce texte. Il n'en reste pas moins que, lorsque fut édicté le statut des juifs du 2 juin 1941, deux réactions furent transmises à l'épiscopat français : l'une de zone sud, émanant de quatre professeurs de la faculté de théologie catholique de Lyon (les pères Chaine, Bonsirven, Richard et de Lubac) ; ce texte qui avait été rédigé aussitôt, fut remis au cardinal Gerlier à son retour de voyage le 17 juin et diffusé artisanalement ; le cardinal emporta ce texte à Paris pour l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France. Ce document rejoignait ainsi un autre texte, du 12 juillet, que le père Riquet avait remis à Mgr Courbe. C'est alors qu'eut lieu la réunion de l'A.C.A. du 24 juillet 1941 que nous venons d'évoquer, avec les conséquences rappelées en même temps . Pendant ce temps, les quatre théologiens lyonnais reprenaient chacun sa contribution au document du 16 juin. Le père de Lubac chercha vite à publier son texte ainsi développé, sous le titre " Défense du Christ et de la Bible ". Pour obtenir le visa de censure, il le fit parvenir au père Dillard, qui était alors à Vichy ; or celui-ci lui transmit le refus auquel il s'était heurté, en précisant qu'on lui avait fait valoir ce que nous venons de relever : " On m'a répondu [...] que certaines déclarations publiques du cardinal [Gerlier] lui-même sur cette question [juive] avaient été censurées et que les mandements d'évêques eux-mêmes ne pouvaient échapper à la censure . "
Finalement, les quatre contributions des théologiens de Lyon furent publiées en 1942, non pas sur les presses de l'Imprimerie nationale, mais en Suisse en un volume intitulé Israël et la foi chrétienne, dont on trouve encore quelques exemplaires chez les bouquinistes. Il faut sans doute apporter ces précisions parce que, dans un colloque sérieux, un homme honorablement connu est allé, dans le feu de la passion, jusqu'à nier l'existence de cette publication sous prétexte qu'elle n'avait pas paru sur les presses de l'Imprimerie nationale de Vichy.
IV- Victimes et martyrs
L'affrontement du nazisme par l'Église catholique ne s'est pas fait sans effusion de sang. Or, s'il y eut de nombreuses victimes de la guerre, dont certains furent des héros, il y eut aussi des martyrs authentiques ; et sans doute est-ce dans la persécution antireligieuse que le nazisme révéla le plus clairement son athéisme militant.
Essais de statistiques pour les victimes parmi les " permanents " de l'Église
À défaut de listes exhaustives, précises et complètes, ou de statistiques globales, il semble qu'on ne peut arriver qu'à des approximations pour ce qui concerne les victimes de la Seconde Guerre mondiale parmi ceux qu'on pourrait appeler les " permanents " de l'Église. Pour ce qui concerne les déportés, selon les calculs qu'il avait faits au lendemain du retour des camps, le père Riquet écrivait : " En France, on compte environ un prêtre pour 1000 habitants. Dans les camps de concentration la proportion était de 5 prêtres pour 1 000 déportés et patriotes, non compris les raciaux. " Or, dans les camps de concentration, on peut recenser plus de 5 à 600 prêtres ou religieux, c'est-à-dire à peu près un pour 100 déportés. D'où le souhait émis par le père Riquet d'arriver à récapituler les prêtres présents dans chaque convoi partant de Compiègne pour l'Allemagne : " À Fresnes, dit-il, en mars 1944, nous étions, en 2e Division, 15 prêtres ; [...] dans notre transport vers Mauthausen, nous étions 8 "Aumôniers" pour 1800 déportés et le convoi suivant [parti pour Auschwitz et ramené pour Buchenwald précisément à cause de la présence des " curaillons "] en emmenait 16, dont 15 sont morts là-bas. "
Pour ce qui concerne les morts en prison ou déportation, les premières recherches imposent une remarque : en effet, il y a beaucoup plus de séculiers que de religieux (trois ou quatre fois plus), alors que l'impression généralement répandue est que le nombre des séculiers fut minime, les religieux étant a priori censés avoir été l'âme de la " résistance spirituelle ". Il en découle une conséquence assez importante pour l'estimation de la résistance au nazisme et à son idéologie au sein de l'Église, c'est que dans le clergé séculier il faut parler d'une réaction diffuse certes, et quasi spontanée (jaillissant de réflexes d'ouverture journalière aux besoins des fidèles confrontés à une lecture attentive de Mit brennender Sorge ), mais bien plus ample qu'on ne l'imaginait. Les totaux des décès inventoriés étant certainement inférieurs à la réalité, on doit compter sur le seul territoire national au moins 83 séculiers et 23 religieux français morts durant l'occupation d'une arrestation et d'une incarcération en France. Et en Allemagne sont décédés au moins 98 séculiers et 27 religieux, ainsi qu'une dizaine de religieuses.
Mais, il faut aussitôt préciser qu'à Dachau, sans parler de la déportation de S.E. Mgr Piguet, évêque de Clermont, (qui dans le camp de Dachau a même ordonné prêtre le 17 décembre 1944 Karl Leisner, diacre allemand du diocèse de Münster), il y eut (d'après les recherches américaines et belges dans les archives du camp) plus de 156 prêtres français, dont 123 sont morts avant février 1944 dans le seul camp de Dachau. Ce qui montre que, pour les prêtres, il est certain que les chiffres globaux enregistrés en France sont notablement inférieurs à la réalité. En effet, s'il y a, d'après les recherches des Américains et des Belges, 123 prêtres français morts à Dachau avant février 1944, ce chiffre correspond déjà au total des victimes réunies par les divers services français pour tous les camps de concentration. Or, on ne saurait méconnaître les victimes des autres camps de concentration : Buchenwald, où il faut en compter au moins une quinzaine, Mauthausen où il faut en compter aussi au moins une quinzaine, Bergen-Belsen, ou Zöschen, — pour ne parler que de ceux pour lesquels il y a des éléments très certains. L'ensemble des décès devrait sans doute représenter au moins près d'une cinquantaine à ajouter à ceux qui sont déjà recensés, ce qui, sur un peu moins de
100 000 prêtres que comptait la France à cette époque, porterait le total des victimes des camps de concentration à quelque 180 ou 200, séculiers et réguliers, morts victimes du nazisme . Ce ne sont là que quelques aspects de cette question de la documentation qui serait requise pour arriver à un commencement d'étude sérieuse sur cette question des victimes.
De nombreuses victimes
Un essai de typologie témoigne déjà d'une certaine diversité, qu'il est indispensable d'avoir présente à l'esprit, sans pour autant l'absolutiser ni méconnaître ce que dans chaque cas représente l'inspiration proprement spirituelle, voire spécifiquement chrétienne, de l'attitude adoptée. Il n'y en a pas qu'un seul type ; mais rares peut-être seraient les cas qu'on pourrait étiqueter " chimiquement purs ", aussi bien dans la " confession de foi " des intéressés que dans le motif de leur condamnation. Il est certain, en tout cas, que les chrétiens qui furent condamnés par la Gestapo n'ont pas tous été arrêtés pour leur affirmation de la foi.
Pour percevoir la diversité des situations, il ne faut pas oublier la coupure de la France en deux zones. Dès l'armistice, la zone nord était quadrillée par l'armée allemande et la police nazie. En revanche, en zone sud, l'illusion d'une semi-liberté a permis à l'École nationale des cadres d'Uriage de vivre jusqu'à l'invasion de la zone sud ; et en août 1942, à l'heure des grandes déportations de Juifs, a pu être organisé (de la part du régime, était-ce diversion ?
camouflage ?) le grand pèlerinage des 10 000 routiers et cheftaines au Puy , — qui non sans peut-être quelques ambiguïtés aura du moins été un grand " moment de "mobilisation spirituelle pour faire rempart contre l'idéologie nazie", espoir de rechristianisation en vue de la paix " —. En toute hypothèse, même après l'occupation de la zone sud en novembre 1942, y subsistaient les liens contractés entre les hommes, ainsi que les montagnes, les bois et tant de lieux utilisées pour la vie clandestine qu'il avait fallu peu à peu organiser.
Ces différences apparaissent d'ailleurs dans la forme même de la résistance des religieuses. Ainsi, une figure emblématique de la " résistance " dans la zone nord est mère Yvonne-Aimée qui fut décorée par le général de Gaulle pour avoir, dans sa clinique de Malestroit, soigné et caché bien des blessés, maquisards, parachutistes, etc. ; cette religieuse disait cependant : " La résistance ? connais pas. Nous avons pratiqué la charité. Ce ne sont pas des "actes de résistance", mais bien notre devoir de religieuse hospitalière. "
De même, mère Laurentia Sibien (de Verneuil-sur-Avre), sœur Eustache (de Jœuf), sœur Marcelle Baverez (de Besançon), etc. : toutes trois sont mortes en déportation, ainsi que mère Marie, cette religieuse orthodoxe qui à Paris avait rendu d'innombrables services (cachant des gens traqués, donnant de faux certificats, etc.) et qui est morte à Ravensbrück le 31 mars 1945.
" Je suis Ton message, avait-elle écrit avant son arrestation. Jette-moi comme une torche dans la nuit. Que tous voient, que tous apprennent ce que Tu demandes aux humains, quelle sorte de Tes serviteurs Tu envoies au sacrifice. "
La veille même le 30 mars 1945, dans le même camp de Ravensbrïck avait été aussi gazée mère Élisabeth Rivet, supérieure de la congrégation de la Compassion de Lyon, de zone sud, arrêtée et condamnée pour ses " relations avec l'Armée secrète ", pour avoir caché dix tonnes d'armes, etc. . Ne faut-il pas, dans chaque cas, distinguer d'une part les intentions des victimes et leur spiritualité, d'autre part la cause de l'arrestation et de la condamnation ? Certes, le père Jacques Sommet a parlé de résistance chrétienne " à l'état pur " pour caractériser l'action du père de Lubac qui, à Lyon, dès l'été 1940, " tourmenté chaque jour davantage par une situation qui empirait en dégradant les consciences, [décida] d'adresser à [ses] supérieurs, le 15 avril 1941, un mémoire confidentiel " dénonçant dans le " néo-paganisme " le virus de " la propagation de l'antisémitisme " ainsi que " l'anesthésie morbide " qui instille l'" insouciance " vis-à-vis de la persécution religieuse visant à l'éradication totale du christianisme. Certains chrétiens (prêtres ou laïcs), qui avaient fréquenté l'Allemagne réagissaient quasiment de même .
D'un côté, on ne peut pas oublier qu'il a existé une exigence spirituelle et chrétienne dans bien des réactions personnelles dès 1940 ou 1941 , et à plus forte raison dans les années 1943-44, lorsque tant de jeunes catholiques fervents se sont engagés dans une vie clandestine et dans les maquis . Sans doute cette forme de résistance a-t-elle plus ou moins fait appel à la lutte, même armée, et à l'organisation clandestine, pour les mettre au service de la cause qu'était la noble idée qu'ils se faisaient de la France. Il ne faudrait pas pour autant minimiser cette attitude des jeunes catholiques ardents et courageux qui ont su risquer leur vie et qui ont été victimes des services rendus, jusqu'au sacrifice de leur vie offert parfois de manière très explicite pour le " salut de l'âme de la France ". Il faut, en effet, souligner que, dans plus d'un cas, c'est une résistance authentiquement spirituelle et pleinement chrétienne, qui sous-tendait un engagement de résistance militaire ou paramilitaire .
Mais précisément, c'est bien là qu'il y a lieu de faire quelques distinctions. Que l'on songe, par exemple, à l'abbé Roger Derry , directeur du patronage du Bon-Conseil à Paris, aumônier militaire pendant la guerre, qui participa dès juin-juillet 1940 à un réseau de renseignements, " le premier en date des réseaux de renseignements de la France libre ". Cette résistance, militaire et non armée, fut dénoncée par le radio établi place Vendôme ; l'Abwehr, le service de contre-espionnage de la Wehrmacht, compléta ses informations et il en résulta au cours de l'été 1941 de nombreuses arrestations. C'est d'ailleurs pour répondre à la clandestinité de leur action que l'Abwehr institua (le 7 décembre 1941) le régime N.N. (Nacht und Nebel, Nuit et brouillard), afin de plonger les détenus dans une nouvelle clandestinité (dont on ne pourrait donner ni nouvelle ni adresse). Dans cette situation l'abbé Derry, pleinement membre de son réseau Saint-Jacques, avait agi et comme patriote et comme prêtre ; mais il avait été arrêté comme membre de ce réseau et, à l'instant où il allait être décapité (par jugement de la justice militaire allemande), dans une lettre à son curé Mgr Chevrot, il exprima son ultime scrupule : " Mes responsabilités ne sont-elles pas très grandes d'avoir réduit ma vie qu'Il [Dieu] voulait pour lui seul plus longue. Mais je dépasse et j'abandonne ces craintes pour me jeter le plus complètement possible en Dieu. "
Des raisons morales et spirituelles avaient guidé Roger Derry dans sa résistance paramilitaire : à ses yeux, l'armistice ne pouvait pas rendre injuste la guerre juste, pour laquelle " Montoire, c'est une trahison " ; il songeait à l'amour de la patrie ; il avait le souci de l'éducation morale des jeunes dont il avait la charge ; et il voyait même plus loin : " Pour que la France reste fidèle à l'Église, il faudra que des prêtres aussi aient donné leur vie pour la France", etc.. Cependant, l'abbé Derry, au terme de sa vie, a conscience que la forme de " résistance " qu'il a embrassée n'épuise pas, pour le prêtre qu'il est, les exigences morales et spirituelles, qu'il garde présentes à l'esprit. Que de fois une telle situation se retrouve aussi dans les engagements de chrétiens, dans le cas de prêtres tels que l'abbé Armand Vallée ou l'abbé Bernard Ferrand. Ces témoignages sont significatifs par leur ambivalence même. L'abbé Armand Vallée, en relation avec le père Riquet, s'était initialement chargé (en 1941) de la partie religieuse du premier bulletin d'information d'Henri Frenay, afin de faire connaître l'incompatibilité du nazisme avec la foi chrétienne et pour évoquer les messages de la " Voix du Vatican " , ce qui est bien un signe de sa motivation profonde ; c'est bien dans cette ligne, qu'avant d'être arrêté le 5 février 1942, et avant d'entrer ainsi dans la sombre cohorte des Nacht und Nebel où il devait terminer sa vie en en faisant un chemin de croix , Armand Vallée avait continué la formation de ses jocistes de Saint-Brieuc, dont un jeune S.T.O. futur martyr, Eugène Lemoine . De la même manière, le futur martyr d'Avallon, Bernard Morizot, avait été formé par l'abbé Bernard Ferrand, qui était en relation avec le 2e Bureau dès 1940 . Autre exemple qui a sa coloration propre, celui du père Yves de Montcheuil, solidaire du maquis, disant : " Il est excellent pour l'Église que des religieux soient aujourd'hui en prison . "
La même phrase, déjà relevée chez l'abbé Derry, était encore venue aux lèvres du père Jacques Bunel qui, au camp de Neu-Breme à Sarrebrück, fut parfois chargé, nu, d'une poutre de cinq ou six mètres de long. " Sur les cinquante détenus du convoi dont fait partie le père Jacques, après trois semaines de présence [...] il ne [resta] plus que sept survivants . " Dans ce camp, le comportement spécialement haineux des nazis envers les prêtres était habituel (par initiative locale ou par ordre supérieur ?) puisque, quelques mois plus tôt lors du convoi qui avait quitté Fresnes le 10 octobre 1943, il en avait été de même pour le père Louis de Jabrun , jésuite de Bordeaux, et l'abbé François Basset , aumônier du groupe des Lettres de la Sorbonne ; en effet, après avoir roué de coups quatre Juifs jusqu'à leur faire perdre connaissance, le S.S. de service s'était écrié: " Priester wie Juden! ". Alors, raconte un témoin :
Ils sont en soutane. Dès qu'il les voit, le monstrueux S.S. est pris d'une rage frénétique. Il les fait courir et les suit en les frappant de toutes ses forces, puis il les fait sauter, les mains croisées derrière le dos, de plus en plus vite, jusqu'à ce qu'ils tombent, brisés, évanouis. Le père de Jabrun et l'abbé Basset mourront quelques mois plus tard, l'un à Mauthausen, l'autre à [Buchenwald]. Je me détourne, ne pouvant plus supporter la vue de ces prêtres roulés dans la boue et sanglants .
Du refus de " la dégradation des consciences " jusqu'au souci de sauver " l'âme de la France ", à l'intérieur ou à Londres ; dans l'Armée de Libération aussi bien qu'en Allemagne ; du souci d'affirmer l'incompatibilité du nazisme avec la foi chrétienne jusqu'au besoin d'envisager la présence des prêtres et religieux en prison ; de l'humble service des " bonnes sœurs " par leur vie journalière toute donnée jusqu'à l'aide et au sauvetage dispensés en faveur de tous les traqués, — et avec persévérance aux familles juives pourchassées, etc., toutes ces attitudes révèlent une diversité de formes dans la résistance spirituelle au nazisme. Et, bien que n'ayant rien d'exhaustif, un essai de typologie s'impose pour discerner, dans cette résistance multiforme au nazisme de prêtres, religieux ou religieuses, et de tant de laïcs chrétiens, l'inspiration spirituelle qui, lui conférant un caractère spécifique, témoigne d'une réponse plus ou moins consciente au caractère spécifique du nazisme et à son idéologie athée. Sans doute ce comportement ne fut-il pas général. Du moins exista-t-il. Assurément son inspiration était la force des intéressés ; et à ce titre elle est la noblesse justement célébrée par leurs proches. Mais, en rigueur de termes, la maxime " martyres discernit causa, non pœna " (c'est la cause, non le châtiment, qui fait les martyrs) rappelle qu'on ne saurait appliquer directement le vocable de " martyre " à la passion qu'ils ont subie, si, en définitive, le régime nazi s'en prenait non à leur intention sous-jacente, mais à l'action clandestine à laquelle se vouaient " celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas " ; car au travers de ces cas, on ne peut affirmer que le régime nazi ait explicitement pourchassé la foi chrétienne qui les animait, dans la mesure où ce n'est pas cette inspiration chrétienne qui les a amenés dans les camps de concentration et où c'est bien pour leurs actes de résistance patriotique et militaire, qu'ils furent traqués et condamnés.
Aux yeux de la police nazie, le châtiment était le même pour tout ce qui s'opposait à la domination de la race allemande rééduquée ; illustrait par exemple cette volonté le poteau dressé à l'entrée du camp de concentration de Buchenwald : il indiquait deux directions signalées chacune par quatre figurines : d'un côté les casernes des S.S. ; de l'autre côté, les baraques des déportés représentés par un terroriste (les résistants sous la forme de guérilla ou de maquis), un juif, un prêtre et un trafiquant (les condamnés de droit commun, dont un certain nombre étaient devenus " kapos "). Mais précisément cette illustration rend manifeste la diversité des situations.
Des martyrs proprement dits
Pour ce qui est des martyrs proprement dits, que Hitler voulait précisément défigurer , il est évidemment nécessaire de considérer que dans la lecture usuelle de la Seconde Guerre mondiale, le mot de " martyr " a été employé et est employé dans un sens large et analogique pour tous ceux qui ont été victimes de tel ou tel aspect de cette guerre horrible. Mais on ne saurait pour autant manquer de se rappeler l'adage classique déjà cité : " Martyres discernit causa non pœna ". On ne peut donc parler de martyrs au sens le plus rigoureux (et théologique) du terme que lorsque c'est explicitement la manifestation de la foi au Christ qui fut pourchassée comme telle, que lorsque la cause de la condamnation et de la passion des victimes fut la haine du régime nazi contre le Christ, contre son Évangile, contre son Église ; chaque fois aussi que ce fut cette haine du mystère du Christ, manifesté sur nos chemins d'hommes, qui fut directement l'objet de la persécution, autrement dit, lorsqu'il y eut un lien explicite entre cette persécution nazie et la profession de foi des victimes. Or ce lien est patent dans un certain nombre de cas. Et, en auscultant les cas les plus certains, on s'aperçoit encore qu'il y eut non seulement confession de cette foi traquée par la police nazie et proclamée devant les tribunaux nazis, mais aussi qu'il y eut véritablement, de la part de ces victimes, offrande de leur vie pour leurs frères, pour la croissance de la foi au Christ dans les consciences, pour la paix, pour la réconciliation des peuples, pour la classe ouvrière, et même pour leurs délateurs et pour leurs bourreaux. Relevant tous ces traits, certains hommes, particulièrement sérieux et qui se sont intéressés avec attention à la question n'hésitent pas à dire : la seule présentation de cette page d'histoire est " impressionnante au possible et, sans cette recherche, un tel service apostolique du Seigneur demeurerait inconnu. Nous avons là, dans toute la force du terme, des martyrs " ; d'autres les comparent aux moines de Tibhirine et se réfèrent aux termes utilisés par l'Abbé général des Trappistes pour parler de ces martyrs et du sacrifice de leur vie .
Présentement il ne s'agit pas d'un martyrologe, car il est assez vraisemblable qu'un certain nombre d'entre eux sont restés inconnus. Mais, au moins pour une cinquantaine d'entre eux, on sait qu'ils furent victimes de l'explicite décret de persécution nazi, signé le 3 décembre 1943 par Kaltenbrunner, chef de la Gestapo ; il est possible de dire que, pour ce qui concerne les Interrogatoires canoniques et tout le travail de l'Information historique, tout est achevé et
prêt ; que le numéro d'ordre affecté par la Congrégation romaine pour les Causes des saints est attribué, ainsi que le titre latin officiel, etc.. Tout le travail accompli, avec la sanatio in radice romaine pour les éventuelles déficiences canoniques, est déposé depuis septembre 1997, au Secrétariat de l'Épiscopat, où il attend d'être transmis à Rome.
De son côté, en vue du Jubilé de l'an 2000, dans sa lettre apostolique Tertio millenio adveniente, le Pape a certes fortement invité les Conférences épiscopales à s'unir à la pénitence et la purification, notamment par le repentir pour les " formes de contre-témoignage et de scandale ", car l'Église, qui " reconnaît toujours comme siens ses enfants qui sont pécheurs ", se doit d'assumer tout son passé (n° 33). Mais, de façon très symétrique, Jean-Paul II soulignait aussi avec une insistance toute particulière la nécessité de renouveler dans le peuple chrétien le sens de l'importance et de l'estime de ses martyrs (n° 37) :
L'Église du premier millénaire est née du sang des martyrs [...]. Le témoignage rendu au Christ jusqu'à l'effusion du sang est devenu un patrimoine commun aux catholiques, aux orthodoxes, aux anglicans et aux protestants, comme le notait déjà Paul VI dans son homélie pour la canonisation des martyrs ougandais. C'est là un témoignage à ne pas oublier [...]. En notre siècle, les martyrs sont souvent revenus, méconnus [...]. Il faut que les Églises locales, en recueillant la documentation nécessaire, fassent tout leur possible pour ne pas laisser perdre la mémoire de ceux qui ont subi le martyre.
Or, en l'occurrence, on peut préciser que ce décret de persécution du 3 décembre 1943 fut longuement élaboré (depuis le printemps précédent), et ce, avec la participation des services officiels français. De plus, il fut suivi le 15 décembre de deux circulaires d'application, l'une allemande et l'autre française. Dans l'ensemble, ces martyrs étaient encore assez jeunes . À l'heure du décès, l'âge moyen des dix prêtres était de 36 ans (l'aîné, le père Dillard, s.j., avait 47 ans ; le plus jeune, Louis Doumain un peu plus de 24 ans) ; les sept séminaristes et étudiants en théologie avaient tous aux environs de 24 ans ; quant aux trente-quatre jeunes laïcs, s'ils avaient en moyenne 24 ans, on peut préciser que l'aîné, Marcel Carrier, était né en 1913 et avait trois filles (il était au nombre des cinq qui étaient mariés et dont plusieurs n'ont pas connu leur enfant), tandis que le benjamin n'avait pas encore ses 20 ans quand il est mort : c'est le jeune Jean Mestre que, déjà à Paris, ses camarades de travail appelaient " Jésus-Christ ". De même, on peut relever que, parmi ceux qui ont eu à rendre le témoignage suprême, il y eut aussi un petit gars de l'Assistance publique Robert Saumont ( prisonnier de guerre et soucieux de réagir contre le climat ambiant, il découvrit le scoutisme et devint — ce fut son " service routier " — le responsable catholique de tous les jeunes Français de Cologne).
Dans la plupart des cas, et c'est évidemment un très lourd handicap aux yeux de l'opinion publique avide de héros et de gens " importants ", ces garçons n'avaient rien qui fît d'eux des notables. Ainsi en est-il de Fredo Dall'Oglio, petit jociste issu de la " famille la plus pauvre " d'un village du Trentin ; muni de ses seules études primaires, il cherche à comprendre la nocivité du nazisme pour mettre en garde ses camarades jocistes ; il avait appris à connaître, au moins sommairement, l'influence idéologique de Gobineau, de Houston Chamberlain, de Nietzsche, etc., en interrogeant un médecin juif allemand réfugié chez le pharmacien chez qui il travaillait. Ce sont, presque tous, des petits, des modestes, des humbles, — parfois même méprisés précisément pour leur apostolat. Quant au père Dillatd, qui est reconnu par les " notables " comme étant de leur " monde ", son ultime épreuve, à Dachau, ce fut, en quelque six semaines, d'avoir à passer de la fierté du héros à la transparence diaphane de la victime offrant sa vie " pour l'Église et la classe ouvrière " ; et l'abbé Jean Batiffol, agrégé d'histoire, officier prisonnier, qui avait renoncé à poursuivre la préparation de sa thèse sur saint Hilaire pour apporter le sacerdoce dans les kommandos de prisonniers sans grade, fut arrêté et condamné pour avoir étendu son ministère aux travailleurs civils ; il termine sa vie au camp de concentration de Mauthausen où, épuisé, " il se sacrifie, offre sa part de soupe, passe des jours sans manger et ramène à la foi des incrédules par son attitude, sa parole persuasive.[...] Malgré la défense qui lui est faite, il continue son sacerdoce. De jour comme de nuit, il se porte près des grands malades, les écoute, les encourage, les confesse, les assiste à leurs derniers moments . "
Le mardi 8 mai 1945 au matin, l'abbé Batiffol était " par terre, dans un état lamentable [...] il était mort. " Pour avoir étendu son ministère aux travailleurs civils de Carinthie et avoir été dénoncé par le représentant des travailleurs civils français " venu lui confier ses angoisses ", il est l'une des cinquante victimes du décret de persécution nazi porté contre " l'activité de l'Action catholique française parmi les travailleurs civils français dans le Reich ".
Or, il semble que, pris par tant de problèmes franco-français (dont précisément la " déclaration de repentance "), assez nombreux sont ceux qui sont comme inhibés devant cette cause de canonisation, alors que la glorification de ces martyrs aurait pu prendre place dans les béatifications du Jubilé de l'an 2 000 ; et pourquoi pas au cœur des J.M.J. romaines ? Faudrait-il voir dans l'inhibition présente une sorte de prolongement de celle qu'en 1945 le père de Lubac diagnostiquait en disant : " Il semble que l'Église ait honte de ses martyrs " ? Cette situation appelle une recherche qui, même incomplète, se veuille sérieuse sur la confrontation, en France, de l'Église catholique avec le nazisme... par Vichy interposé.
Retrouver la fierté de nos martyrs
Une étude historique n'est jamais achevée. Elle peut être complétée quantitativement, car on peut faire surgir de nouveaux documents ; à plusieurs reprises, nous l'avons suggéré (par exemple en souhaitant une étude rigoureuse de l'attitude de la presse collaborationniste à l'égard de l'Église catholique, ou en rappelant le souhait du père Riquet en vue d'une récapitulation des prêtres présents dans chaque convoi partant de Compiègne pour l'Allemagne, etc.). Qualitativement aussi, la perspective envisagée peut se trouver affinée ; des pans nouveaux peuvent aider à mieux situer une perspective comme l'approche présente a réussi à le mettre en lumière (nous en avons déjà fait l'expérience par le recours aux Actes et Documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, par une meilleure connaissance de l'attitude du Consistoire central et l'étude du comportement de ses membres, comme par le contexte de Montoire, etc.).
Il reste que, partis de la " déclaration de repentance " de l'épiscopat français du 30 septembre 1997, nous sommes arrivés à l'évocation de martyrs qui restent encore pour le moins méconnus. Faut-il vraiment dire que, en paraissant identifier l'Église " à ceux qui ont trahi ", c'est " la gloire des martyrs " à laquelle il est porté ombrage, car l'Église, " comme tout groupe humain [...] se reconnaît dans ses héros et non dans ses traîtres " ? Sans discuter le bien-fondé d'une telle analyse , il est sans doute utile de reconnaître qu'elle a été faite. En outre, on ne saurait non plus oublier l'appel de Joël Fortmann. En constatant que cette " résistance pacifique de l'Action catholique française a fortement participé à la construction d'une Europe nouvelle pacifique ", il lui paraissait important de considérer aussi que ces martyrs peuvent être des " modèles " pour notre génération : car c'est bien " à l'époque actuelle où se répand l'hostilité envers les étrangers et où règne de plus en plus la persécution dans le monde entier, que nous avons besoin de modèles. Or, les modèles existent : ils devraient être et doivent être donnés par l'Église à la face de toutes les nations ". En effet, il demeure possible d'essayer d'entrer toujours plus avant dans la perspective des martyrs, de ceux qui ont offert leur vie... même " pour leurs délateurs et leurs bourreaux ".
Ainsi, même sans en avoir une pleine conscience, c'est donc au nom du comportement de ses martyrs que l'Église catholique pouvait accomplir la démarche de " repentance " : non pas seulement par " substitution victimale " en songeant à la réalité humaine et religieuse de la persécution nazie, mais même aussi par solidarité chrétienne et humaine, comme par fidélité à l'honneur et à la conscience de ceux de ses membres en qui elle peut en toute vérité reconnaître des martyrs. En entrant dans le sens profond de cette offrande de leur vie que la persécution religieuse les a amenés à faire pour leurs frères, ces prêtres, religieux, séminaristes et jeunes apôtres laïcs envoyés par le cardinal Suhard en Allemagne pour apporter le Christ autour d'eux, on découvre ce qu'ils ont fait par leur apostolat actif puis par leur passion offerte comme sceau de cet apostolat : c'est à cause de leur apostolat qu'ils sont devenus victimes du décret de persécution nazi du 3 décembre 1943, expressément promulgué pour contrer cette " mission ".
Ainsi on comprend qu'au terme de sa vie, le cardinal Suhard, dressant le bilan du souffle qu'il s'était efforcé de communiquer à l'Église de France, ait écrit dans sa dernière lettre pastorale intitulée Le Prêtre dans la cité : " Dans la cité, le Sacerdoce, avec une continuité qui serait à elle seule une apologie, a rempli et exercera une fonction nouvelle, un office propre, auprès duquel "il n'est pas de plus grand amour" ; la fonction de persécution, l'office du martyre . "
Retrouver la fierté des martyrs ne serait-ce donc pas la manière la plus vraie en même temps que la plus noble de comprendre la déclaration de repentance ? Sous le patronage du pape saint Damase et dans la tradition du Collegium cultorum martyrum institué en 1879 par l'archéologue Giovanni-Battista De Rossi, est-ce que ne devraient pas se lever aujourd'hui de nouveaux " Cultores martyrum " ?
Ch. M.
1 encadré :
Auteur :
L'archevêque de Cambrai Chollet
au nonce en France Valeri
Titre : La voie ouverte à la légitimite des avortements...
[Annexe au rapport du nonce en France Valeri n° 1792/239 (A.E.S. 1261/41, autogr.)]
Vénissieux (Rhône), 18 janvier 1941
Erreurs doctrinales contenues dans un message du maréchal Pétain.
Je me permets de venir m'entretenir quelques instants avec Votre Excellence d'un objet qui me préoccupe et dont vous avez sans doute connaissance.
L'autre jour, le Maréchal, dans l'audience qu'il a accordé à S. E. le cardinal Gerlier a remis à celui-ci pour Sa Sainteté le thème d'un message qu'il se propose d'adresser prochainement aux Français . C'est une déclaration de principes, genre de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il y a dans ce document d'excellentes choses.
Il y en a de redoutables à mon sens. Il serait regrettable qu'elles fussent proclamées avec autorité par le chef de l'État et cela nous mettrait dans un singulier embarras, étant obligés de respecter le chef et de redresser les erreurs. Il vaut mieux, si c'est possible, parer au danger.
Le 1er principe dit que " l'homme à sa naissance ne tient de sa nature aucune ressource ni aucun droit ". Il est donc comme le petit animal qui lui aussi n'a aucun droit et qu'on peut immoler à volonté. Cela ouvre la voie à un terrible massacre des Innocents, à la légitimité des avortements et des suppressions d'enfants, etc.
Le 3e principe dit que " la liberté et la justice sont des conquêtes. L'une est la récompense du travail et du courage ; l'autre est le fruit de la discipline et du respect des lois ". Il y a là bien des confusions. Il est certain qu'un pays qui travaille s'assure par les fruits de son travail l'indépendance vis-à-vis des nations dont il était tributaire pour ses importations. Mais la formule est trop absolue. L'homme naît avec la liberté qui est un privilège naturel de la personne humaine. Cette liberté ne se perd que par le délit qui autorise l'autorité judiciaire à la restreindre ou à la supprimer ; ou par la concurrence avec les droits d'autrui ou de la nation qu'il faut respecter.
De même la justice précède les lois, les domine, elle les fait et les observe. Elle n'est pas le fruit de la légalité.
Le 7e principe dit que " les citoyens doivent à la patrie leur travail, leurs ressources et leur vie même ". M. Staline signerait des deux mains cette proposition qui enveloppe le plus pur communisme. La proposition est vraie dans des cas exceptionnels ; elle ne l'est pas normalement. C'est la patrie qui doit garantir au citoyen son travail, ses ressources et sa vie.
Le 9e principe donne des fins de l'État une description incomplète qu'il ferait bien de compléter par les données de l'encyclique Summi Pontificatus .
Le 10e principe dit que toute féodalité détruit l'unité de la nation. l'État se doit de la briser .
Pardonnez-moi, Excellence , cette liberté et veuillez agréer [...].
(Actes et documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, t. IV, p. 354-356, n° 240.)
+ circulaire Gestapo
Légende :
Décret de persécution du 3 décembre 1943 signé Kaltenbrunner (circulaire adressée à toutes les polices contre l'activité de l'Action catholique française au sein des travailleurs civils établis dans le Reich).