Entretien avec Pierre Chaunu

 

Un après-midi de l'hiver dernier, Pierre Chaunu nous a reçus à l'Institut. Selon son usage, il était arrivé avant nous et nous attendait dehors. Il faisait assez doux.

Il nous a dit le plaisir qu'il avait à nous recevoir et à s'entretenir par notre intermédiaire avec les lecteurs de Liberté politique.

– Parler, oui, mais de quoi ?

Nous étions entrés dans l'Institut et arrivions au premier étage, dans un petit salon.

– Mais parler de vous, M. le Professeur, de votre vie, de vos ouvrages, de vos idées, de vos projets...

– Deux heures n'y suffiront pas, surtout que, vous le savez, je suis bavard !

Nous étions bientôt assis, le décor était planté.

 

" Yo soy yo y mi circunstancia "

 

À notre demande, Pierre Chaunu nous parle de lui :

– J'ai été orphelin deux fois ; de ma mère, presque à ma naissance – j'étais le fils de la morte, celle dont on me cachait les photographies ; de mon oncle après, un oncle par alliance, officier de carrière, mi-pyrénéen, mi-lorrain de Verdun, mon " plus que père " qui m'a enseigné les premiers rudiments de la vie – le premier grand chagrin de ma vie... Yo soy yo y mi circunstancia, disait Ortegat y Gasset, moi aussi ! Né en 1923, le 17 août, à la lisière extrême de la zone des combats, la " zone rouge ", dans une maison fraîchement relevée de ses ruines, sur un horizon peuplé de squelettes d'arbres morts, dans un paysage lunaire... Je n'ai jamais caché que cette circunstancia avait pesé sur mon destin et sur cette place que tiennent dans ma carrière d'historien la vie, la mort, la foi – entendez la quête du sens.

La vision du monde du jeune Pierre Chaunu est étayée d'expériences concrètes, vivantes : l'oncle lui a fait courir la campagne et expliqué la guerre. " La percée de Sedan, souviens-t'en, la percée de Sedan... " La vie, c'est la campagne, ses moissons, la batteuse, ses fraternités retrouvées et ses réjouissances terriennes ; les chemins de fer aussi, où travaille son père – nous dirions, son père biologique... Il nous répète comme il est le fils du Nord-Est et du Sud ; évoque ses ascendants de culture si différentes : " Deux mondes. " Cette quête du sens est d'autant plus riche, que les questions se posent d'une branche à l'autre – son ascendance relève de cultures aussi différentes que la lorraine et la corrézienne !

– À l'image de la France ?

– Qu'est-ce que la France ? Un héritage ! Vous connaissez la réponse du général de Gaulle : elle s'inscrit dans une tradition ancienne qui va de la Chanson de Roland aux Mémoires de guerre, en passant par Michelet. La France est la princesse des contes, la Madone qu'un artiste anonyme a peinte sur le mur d'un moustier en Provence, sculptée au portail de Chartres... La France est une personne. Elle est la conscience, à travers les âges, d'un être collectif qui compte infiniment plus de morts que de vivants, de part et d'autre de la grande fracture du temps. Elle est cette personne vraie, aussi vraie que moi-même, conscience douloureuse des trente milliards de cellules de mon corps, constamment renouvelées et pourtant identiques, à partir du code génétique, de l'œuf qui me contenait déjà tout entier en puissance, neuf mois avant ma naissance. La France est une personne et le mystère d'une personnalité collective n'est pas plus épais que celui des personnages que nous formons à partir de notre être biologique... Bien sûr, la France est héritage, mélange de lignées – comme moi, comme vous – lignée biologique et culturelle !

Cet héritage, biologique et culturel, nous savons comme pour Pierre Chaunu, il est indissociable du sacré qui, depuis le Berechit, le premier mot de la Bible, voue l'homme au " plan divin " dont notre France moderniste, républicaine et libertaire, laïque en même temps qu'autoritaire et totalisante, paraît avoir divorcé !

 

Sans société religieuse, la société civile s'effondre

 

Pierre Chaunu parle :

– Aucune société civile, sous peine de cesser d'être une société civile, dans un système et une civilisation de liberté, comme celui que nous avons édifié en deux mille cinq cents ans d'efforts continus et cohérents, en ce bassin de la Méditerranée et sur cette péninsule fièrement enfoncée dans l'Océan, ne peut assumer un discours social cohérent sur l'être, le faire, le destin, la mort la liberté, le temps, donc l'éternité. Le but de la société civile, c'est l'accomplissement pour chaque sociétaire de son destin d'être libre, sous le regard de sa mort, que rien ni personne ne peut écarter. À la limite, si le discours, que chacun pourra rejeter ou assumer, ou accepter ou amodier, que chacun vivra librement, si ce discours n'existe pas, contradictoirement, pour être choisi librement, comme l'air du temps et l'eau des sources et l'herbe des prés, alors la société civile n'a pas de sens, donc pas d'existence vraie... Sans société religieuse, la société civile s'effondre, avec une société religieuse trop puissante, la société civile absorbée par la société religieuse tue la société religieuse... Longtemps le second danger était le seul danger. Les Lumières ont tellement réussi la mise en garde, que la société civile est en train de mourir de la mort ou de la grève ou de la perversion des Églises. Quand les Églises proposent un discours civil, c'est-à-dire un discours perverti..., si d'autres Églises ne les suppléent pas dans la fonction ontologique autonome vis-à-vis de la société civile, alors, la perversion des Églises tue par anémie pernicieuse la société civile...

 

– Que doivent faire les chrétiens ?

Pierre Chaunu paraît réfléchir un instant, il frappe son poing droit dans sa paume gauche et s'enflamme :

– Qu'ils se fassent entendre et respecter, bon sang de bois !

– Autrement dit, la réponse démocrate des chrétiens, c'est de faire entendre leurs droits et convictions...

– Mais bien sûr, c'est à nous de cesser de faire le dos rond !

– Un de vos collègues impertinent de l'Institut affirme que le type moyen de l'évêque français, c'est Robert Hue...

– Je crois savoir lequel de mes collègues use de cette image : il ne fait que confirmer ce que je viens de vous dire ! À nous de refuser l'anémie. Je sais que vous la refusez, même si vous le faites... respectueusement.

" À nous... " Pierre Chaunu est luthérien. Nous revenons à lui, à son éducation, à son oncle.

– Votre oncle, " plus que père ", quelle religion ?

– Il était assez voltairien. Déiste, assez vaguement... Voltaire adore le Grand Architecte de l'Univers, mais sa foi est insuffisante : que le Créateur puisse l'aimer individuellement, se soucier de son sort personnel, comme un père se soucie de son enfant, non ! Impossible !

– Homo modicæ fidei ?

– Homo modicæ fidei, et il coule !

– Vous avez été baptisé ?

– Baptême catholique, mais, bien vite, aucune pratique...

– Adulte, vous revenez à la foi chrétienne, pourquoi Luther ?

– Naturellement... Luther, naturellement, se rattache à la devotio moderna et à saint Bernard !

Raccourci vertigineux, qui nous pose mille questions.

 

Saint Bernard et Luther

 

Nous n'avons pas le temps de les formuler. Pierre Chaunu qui suit son idée, explique :

– " Nous ne devons pas mettre notre espoir en nous, mais en Dieu. C'est uniquement dans les plaies du Christ qu'on peut trouver la sécurité ", dit saint Bernard. C'est la contemplation de la Croix, sans la hantise du jugement, avec la certitude qu'elle est pleinement suffisante. Il importe que la Sainte Humanité ne manque pas l'absolue Divinité ; que cette souffrance soit bien comprise comme la souffrance de Dieu qui engloutit tout dans l'insondable Amour. Qui pourrait résister à la volonté salvatrice du Dieu vivant ? Il n'y a pas de meritum de condigno. La raison de cette incapacité est le fait que la concupiscence demeure en nous... Cette concupiscence ressemble aux Jébusiens qu'on peut assujettir, mais non exterminer. Luther use de cette image, il l'emprunte à saint Bernard. La convoitise ne nous condamne pas, mais elle nous humilie, nous ramène à la terre... À cause d'elle, l'homme ne peut être ici bas sans péché et a besoin de la non-imputation de son péché. À cause d'elle également, l'homme ne peut accomplir l'acte " d'amour d'amitié ", le plus haut degré de l'amour de Dieu... Dieu nous demande donc l'impossible. Voilà pourquoi l'homme doit être toute sa vie en état de pénitence...

Nous écoutons Pierre Chaunu, suivons son raisonnement : en arrive-t-il clairement à Luther ? Il dit :

– Voilà ce que dit saint Bernard, un peu en incidente. Mais cette incidente nous conduit au point central de la doctrine de Luther, la grande illumination salvatrice de 1513, clairement formulée en 1515 : " Le chrétien est par la foi toujours simultanément pécheur, juste et pénitent... " La formule, dès lors constamment reprise, est au centre des quatre-vingt-quinze thèses, où elle s'affirme dès les premières lignes : " En disant : "Faites pénitence", Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ a voulu que toute la vie des fidèles soit une pénitence. " Avec insistance, reviennent tout au long des écrits de Luther, et bientôt sur un pied d'égalité, les trois termes peccator, justus et penitens... Clé de voûte de l'architecture luthérienne, ils en marquent clairement la filiation bernardienne !

– Domine, non sum dignus ?

– Domine, non sum dignus, et la Grâce salvatrice intervient. Je suis sauvé ! Et vous... On retrouve d'ailleurs la même idée chez Gerson, un des nombreux pères de la devotio moderna qui inonde le bas Moyen-Âge des hommes qui commencent à lire : " La Grâce sauve ceux qui se condamnent " !

– Ce n'est quand même pas une vie de mortification ?

– Non, rien à voir avec le jansénisme ! Mais l'angoisse du salut aura été le moteur de la réforme luthérienne, dont le levier est le sola fide. Par le sola fide, par " la foi seule ", entendez la gratuité, la grâce en langage technique dans les rapports de l'homme à son Dieu qui se fait connaître au cœur par le doux murmure, le visage de l'enfant nouveau-né sur lequel se penche le vieillard Siméon qui reconnaît en filigrane le maître de l'univers, le merveilleux compagnon dont les paroles chavirent l'âme ; en qui, dans un éclair, on reconnaît le fils de Dieu, par sa foi seule attestée au cœur. Le sola fide, la gratuité individuelle libère de l'angoisse du salut...

 

Les vérités interdites

 

Allons-nous l'interroger sur les jansénistes – dont je l'ai entendu dire un jour qu'il ne pouvait les voir " ni en peinture, ni en sculpture, ni en lithographie ", et qui jouent un rôle si détestable dans la France classique, jusqu'à provoquer, vers le milieu du xviiie siècle " le basculement de Paris " – faisant en quelques décennies de la citadelle du catholicisme de la Contre-Réforme, la capitale de la déchristianisation, et du Très-Chrétien le complice et la victime de la philosophie agnostique, puis athée ? Non. Nous abordons le thème de la liberté de parole en France.

– On était bien plus libre sous Louis XV et Louis XVI que sous l'actuelle Ve République ! Après la publication de l'Émile, le Parlement de Paris condamne, l'Église condamne : Mgr de Beaumont, archevêque de Paris, dénonce l'ouvrage comme contenant une doctrine abominable propre à renverser la loi naturelle et les fondements de la religion... Or vous savez le prodigieux succès de l'Émile. Rien de tel aujourd'hui en un siècle de censure endémique et, par voie de conséquence, d'autocensure. On ne dit plus rien, afin de n'être pas condamné au silence ! La liberté d'opinion en France ? Aujourd'hui, elle n'existe plus ! L'histoire est repensée conformément à une doctrine politiquement correcte. Voyez ce qui est dit de Pie XII, un des plus grands hommes de ce siècle que nous venons de quitter... Il est le pape qui a soutenu Hitler. Point. La condamnation vaticane, Mit brennender Sorge qu'il a inspirée ; l'encyclique Summi pontificatus qu'il a publiée et qui est une condamnation sans appel de toutes les formes d'étatisme – nazi, fasciste, communiste et jacobin (ceci expliquant cela) : cela n'existe pas. Pas plus que n'existent les quelque 830000 juifs italiens et autres que son action a sauvés !

– Un autre de vos confrères de l'Institut dit qu'il n'y a plus qu'une doctrine en vigueur – la foi du jour : l'anti-antisémitisme, et que tout le reste est sans importance...

Pierre Chaunu cherche lequel de ses collègues a pu formuler cette affirmation, se détend et poursuit :

– C'est un point de vue, il n'est pas absolu, mais il est significatif. Il y a des événement avérés que l'on ne peut pas raconter. Vous connaissez l'histoire du Dr Bloch, de Vienne ?

Pierre Chaunu raconte. Au lendemain de l'Anschluss, les juifs fuient Vienne ; les médecins, les artistes, les gens en vue d'abord. Le Dr Bloch n'est pas un grand ponte, il exerce dans les quartiers populaires. Un jour, visite de la Gestapo. On lui dit : " Restez, il ne vous arrivera rien et si vous avez un problème, voici un numéro de téléphone à appeler de jour comme de nuit. " Les mois et les années passent, la persécution atteint à l'horreur ; le Dr Bloch n'est pas inquiété. Il apprendra à la fin de la guerre que le numéro de téléphone qu'on lui a indiqué est celui de la chancellerie du Reich, la ligne de Hitler. Alors seulement, il se rappelle et comprend. À Linz, au début du siècle, un milieu pauvre, une femme mourante, un cancer du sein ; il se dévoue, en vain. Auprès de sa mère, un adolescent effondré...

– Non, Dieu n'a pas permis qu'aucun humain fût totalement mauvais ! Une autre histoire ? Rome, 1944. Berlin commande une vaste rafle. Un officier allemand peut-être catholique en avise le Vatican. Pie XII dépêche un de ses plus proches collaborateurs qui se rend auprès du général von Weizsäcker, un catholique. " Mon général, explique le prélat, il serait si simple d'expliquer à Berlin que vous voulez obéir mais que vous n'avez pas de camions. La situation militaire peut le justifier... " La rafle n'a pas lieu. Il y a des vérités qui ne sont pas politiquement correctes !

 

La vérité en matière démographique

 

Pierre Chaunu se tait un instant et enchaîne :

– La vérité en matière démographique, c'est la même chose... elle n'est pas bonne à dire.

Nous y voici : la démographie qui dit l'avenir et décrit si bien notre passé – le cheval de bataille de Pierre Chaunu, qui piaffe.

– En la matière, je n'ai qu'une déception, la plus cruelle : ne pas m'être trompé.

Sa plaisante faconde a disparu ; il est grave. Il poursuit :

– Comme disait Alfred Sauvy, j'ai cherché à prévoir, pour ne pas voir. Mais je crois que je suis arrivé trop tôt : on n'a jamais raison à contretemps. Les démographes, tous les démographes, mais pas ceux de l'Insee que paie le gouvernement (il les paie, ils disent donc ce que le gouvernement veut entendre... je l'avais dit à Bérégovoy) – tous les démographes savent, comme moi, que ce que nous vivons est sans précédent, que rien ne permet encore d'entrevoir le bout du tunnel et que ceux qui n'ont pas un bœuf sur la langue s'exposent à de sérieux désagréments...Il faut feinter pour parler, comme l'a fait Dupâquier, historien et authentique savant ; user d'humour, blaguer sur les certitudes prolétariennes de Lyssenko, pour laisser apparaître, à contre-jour, quelques avertissements ! Il le dit, Dupâquier : " Cabales, calomnies, mensonges, dénonciations, délires, fureurs, les démons sont lâchés, la démographie diabolise, du coup, beaucoup d'acteurs et de spectateurs font le dos rond, de crainte d'être dénoncé à leur tour. " Pourtant, Sauvy vous le disait : " On ne lit pas l'avenir dans le marc de café, on le lit dans les colonnes de l'état civil. " Répudié l'état civil, trop contraire à la très paisible idéologie libertaire du plaisir (devenue, comme dit Updike, tyrannie du plaisir)... Dieu sait à qui le crime profite !

Pierre Chaunu souffle et reprend :

– Je vais vous dire une insanité : le désir de l'enfant chez la femme la place au cœur du plan divin, au sommet et au sens propre de la grandeur humaine... C'était vrai, au moins, jusqu'à ce que certaine modernité la fît descendre de ce piédestal à côté de quoi la position dominatrice de l'homme n'est qu'un vague trompe-l'œil !

 

Ish et Isha, soudés dans une complémentarité indissociable

 

Et voici que viennent Ish et Isha, Adam et Ève, et la volonté divine. Le verset I, 27 de la Genèse, vient à l'esprit – l'inimaginable complémentarité sur un pied de parfaite égalité de l'homme et de la femme de quoi procède la vie depuis que l'homme a conscience de son exception dans la création : " Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu Il le créa, homme et femme Il les créa. " Pierre Chaunu sait assez d'hébreu pour vous expliquer ce qui est à nos oreilles jonglerie sémantique des singuliers et du pluriel ; tenons-nous en à la version française. Il évoque " l'homme et la femme, Ish et Isha, soudés dans une complémentarité parfaitement indissociable, pour le meilleur et pour le pire, égaux en dignité, égaux quant au destin, égaux dans tout ce qui est l'essence l'homme, égaux donc différents, aussi incomplets que gamète mâle et gamète femelle... " Tout le mystère de la vie, de l'amour, de la sociabilité distincte de l'homme et de la femme sont là.

Pierre Chaunu poursuit :

– Voilà le couple humain, biologiquement soudé par le cerveau – c'est à ce niveau que l'égalité est la plus totale –, aussi indissociable que les deux moitiés du code génétique qui sortira de leur union, d'un coït dont le but essentiel est don de la vie qui justifie la somme des satisfactions tirées de l'échange charnel qui nourrit l'amour. Le grec, plus subtil que le français, distingue Eros (charnel) et Agapè (la rencontre des âmes). Il y a quelque danger à négliger l'un pour l'autre. Ni ange ni bête, donc et qui veut faire l'ange fait la bête.

 

" Mon dernier livre... "

 

Nous repensons à Updike et à la dictature du plaisir, et nous comprenons : bête individuelle ou collectivité sociale ; individu ou société soumis au même destin...

– Mais permettez-moi, dit encore Pierre Chaunu, que je vous cite mon prochain ouvrage à paraître ce printemps : la Femme et Dieu. Le dernier, sans doute...

Ce n'est pas la première fois que Xavier Walter qui connaît Pierre Chaunu depuis vingt ans, l'entend parler de son dernier livre : il l'a dit notamment à propos de son Charles-Quint conçu en collaboration avec Michèle Escamilla – sa fille adoptive en quelque sorte, comme s'il se trouvait qu'il n'eût pas assez de ses enfants et de ses petits-enfants. Pourquoi d'ailleurs nous parle-t-il de ses enfants, de ses petits-enfants, d'une de ses filles qui quadragénaire et médecin a choisi de mettre au monde un enfant de plus ? Parce qu'il en est fier et que cela le remplit de bouffées d'espérance. Ce que font les siens, d'autres le font aussi. On se rappelle comme il aimait à citer Jérôme Lejeune, pour qui l'humanité serait sauvée par " la sélection surnaturelle ". Ce n'est pas neuf : la descendance d'Abraham est, par excellence, la " sélection surnaturelle "... Mais voilà que nous sommes loin de Charles Quint – un grand livre dans lequel l'homme l'emporte sur le roi, ou l'empereur. Il y a un mystère dans la retraite de Yuste, là le roi, l'empereur s'est révélé le fils aimant de Dieu ; il a renoncé aux trésors de ce monde, à la puissance sans pareille, qu'il partage seul ici-bas avec le Capétien ou l'empereur Ming – pour œuvrer à son salut.

" Ce sera mon dernier livre ", avait dit Pierre Chaunu. C'était en 1998 ou 1999 ; le livre fut assez long à achever. " Votre dernier livre, votre testament ? Avant le livre suivant ! " Pierre Chaunu repoussait cette hypothèse d'un revers de la main...

– Voyez-vous, je voudrais dégager quel est aujourd'hui le rôle d'Isha dans le dialogue avec Dieu, dans le moment où la femme vient de prendre le pouvoir, puisqu'elle tient seule désormais le code qui permet d'accéder à la vie... Le monde est condamné si la femme répudie son désir d'enfant, supérieur en moyenne, depuis les débuts du monde, au désir qu'en ont les hommes...

 

" La femme prêtresse et prophétesse "

 

Pierre Chaunu, si facilement enjoué, est grave à nouveau, et il retrace la genèse de notre humanité : quelques millions d'années de gestation, jusqu'à ces premières tombes, il y a quarante mille ans, en une époque où il n'y avait peut-être pas plus d'un demi-million d'hommes sur la terre, qu'il fallait peupler...

– Je ne risque à coup sûr le nom d'" homme achevé " qu'à partir de la conscience de la mort, de l'au-delà et du rite funéraire attesté. Je distingue une préhistoire (cent mille ans) et une anté-histoire de six voire quinze millions d'années... À cette époque si proche et si lointaine, dit-il encore, déjà les femmes détiennent le secret de la vie, elles assurent la continuité du feu, elles savent dans leur corps les premiers signes de la vie, elles ont conservé la mémoire des gestes qui accompagnent et assurent quelque suite tolérable dans l'univers souterrain de ceux qui continuent un temps encore de vivre dans nos souvenirs. Elles sont prêtresses, prophétesses : elles ont dû jouer ce rôle sacerdotal avant les hommes, comme le patrilinéaire précède de beaucoup le patrilinéaire...

– La femme prêtresse et prophétesse en raison même de son rapport intime avec la vie, avec la mort ?

– Un rapport indiscutablement plus intime que chez l'homme chasseur et guerrier, oui. Un rapport qui privilégie la femme dans notre double essence, naturelle et culturelle, comme vecteur de vie, de mémoire, ce qui est tout un, puisque nous savons tous après Claude Lévi-Strauss que la nature de l'homme, c'est sa culture !

À nouveau il se tait, l'un de nous deux s'apprête à le questionner. Il ne le voit pas et reprend :

– L'urgence me pousse ; l'âge et la gravité du moment. Les démographes, après avoir hésité, repoussent les pressons ! et la prudence qui conseille cinq minutes supplémentaire de silence. Bientôt, je l'espère, ils crieront sur les toits. Mon rôle n'est plus de prévoir, puisque tout s'est réalisé et qu'il n'y a plus qu'à chercher à mieux comprendre encore. N'étant qu'historien et curieux du sens, en un mot frotté de théologie, je risque encore un peu de temps aux sources de notre culture. Ce qui est devenu une menace sur les deux volets – nous et tous les autres, deux mondes mais un seul destin, car le fléau, la peste blanche ne frappe pas le seul Occident ci-devant chrétien...– s'est passé hier, dans les années 1960... Nous avons vécu la tempête d'un plaisir trop longtemps déprécié (j'y reviendrais), au point de tuer la vie et l'amour. Sans la vie et l'amour, il ne reste que la mort. Donc, sans la vie et l'amour, le plaisir ne survit pas longtemps. Mais sans le plaisir dont la traque détruit l'amour, la vie se raréfie, se retire...Dans les années 1960, le plaisir a eu son sésame, la mise en vente bientôt libre de la pilule de Pincus, ce sésame a marché environ vingt ans, jusqu'à l'apparition du Sida...

 

Le christianisme primitif n'a pas privilégié le " Croissez et multipliez "

 

Ce que Pierre Chaunu nous explique ensuite longuement peut se résumer en quelques lignes : le christianisme primitif n'a pas privilégié le " Croissez et multipliez " du peuple de la Première Alliance, nécessairement sur la défensive ; s'est tenu ainsi en marge de la priorité absolue de la transmission de la vie. " Il avait mieux à faire ", dit encore Pierre Chaunu ; quatre siècles ont été nécessaires pour établir le symbole de Nicée ! De ce fait il a ouvert un débat infini, car mal compris, entre le plaisir et la procréation, la chasteté et le mariage, en appelant à saint Paul, à saint Augustin, à saint Jérôme, pour les interpréter tantôt dans un sens, tantôt dans un autre et donner trop souvent à la femme un rôle secondaire et peccamineux, qui est une hérésie, au sens théologique du terme, puisqu'en contradiction avec, notamment, le verset 1. 27 de la Genèse... Porter le célibat au-delà du mariage ? C'est refuser la Loi, dont le Christ entendit ne pas changer un iota et qui dit : " L'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair. " Saint Paul, dont on fit un adversaire du mariage écrit, aux Corinthiens : " Que l'homme rende à la femme ce qu'il lui doit et que la femme agisse de même. Ce n'est pas la femme qui dispose de son corps, c'est son mari. De même, ce n'est pas le mari qui dispose de son corps, c'est sa femme. " Et saint Thomas d'Aquin, au xiiie siècle, estimant dans son extraordinaire finesse aristocratique, que la femme est plus pudique que l'homme, affirme que c'est au mari " d'éveiller le désir chez son épouse "... Ce qui n'empêche pas, en rupture avec l'Ancienne Loi, le célibat de ceux qui sont missionnaires : " À ceux qui ne sont pas mariés, affirme saint Paul, et aux veuves, je dis qu'il est bon de rester comme moi. "

Sur ce dernier point, Pierre Chaunu commente avec son livre :

– " Il faut bien que Paul et quelques autres sacrifient leur humanité – Dieu le leur demande – pour que la foi progresse au milieu de foules nombreuses... "

Nous comprenons que la Femme et Dieu sera un long, un très long acte de foi, rudement argumenté.

 

Le démographe est un scientifique

 

Le démographe est un scientifique, il use de chiffres. Pierre Chaunu ajoute :

– Le livre comporte quelque deux cents pages d'analyse historiques et théologiques ; il est complété par tout un jeu de statistiques, que je crois sans appel. Quelque cent cinquante pages, rien de secret, bien sûr, mais des chiffres donnés par le Bureau of Census américain et que l'on évite soigneusement de divulguer !

Nous en venons à évoquer l'état démographique français, dans toute sa cruauté. Aujourd'hui, la fécondité moyenne des Françaises est inférieure à 1,7 enfants par femme en âge de procréer. Or, les générations ne se renouvellent qu'au-delà d'un seuil de 2,2 enfants par femme. Les projections pour les décennies à venir sont pessimistes : sur la lancée actuelle le taux de fécondité pourrait stagner autour de 1,5, voire moins. Si cela était, notre pays s'acheminerait vers un collapsus démographique. Le nombre des naissances chute. 759 000 en 1991 ; 710000 en 1994. En 1995, 20 % des Français ont plus de 60 ans. Sur la base d'une fécondité de 1,5 et compte tenu de l'allongement de l'espérance de vie, ce taux passera 25 % en 2015 et à 40 % en 2050. On compterait alors quelque 430000 naissances contre 740000 décès. Le taux des moins de 20 ans serait inférieur à celui des plus de 75 ans. Avec un âge moyen situé à 51 ans et un nombre de femmes de 80 ans deux fois supérieur à celui des petites filles nées cette année-là, nous serions entrés sans espoir de retour dans une ère de décrépitude. Éviter la disparition de la souche française relève désormais d'une politique hardie. Il ne saurait être question de revenir autoritairement (comme dans la Roumanie de Ceaucescu) à la démographie naturelle telle au moins qu'elle existait avant l'apparition des contraceptifs modernes. Pour que chaque couple demeure libre de mettre au monde le nombre d'enfants qu'il souhaite, il faut qu'une forte proportion d'entre eux désire avoir 4 enfants ou plus. Si 15 % des couples choisissent d'élever de 4 à 6 enfants et que 40 % en aient 3, la dynamique démographique repartira. La collectivité doit leur en donner la liberté.

 

Libres de choisir la procrétaion

Il convient au premier chef de combattre l'a priori selon lequel la femme ne peut se réaliser dans la maternité. N'en déplaise aux féministes, une femme peut choisir librement d'être mère de famille nombreuse, et s'épanouir. La femme s'épanouira d'autant mieux que ses maternités seront reconnues d'utilité publique. L'argent ne fait ni les familles ni les enfants, pas plus que le bonheur, mais il y contribue. À la collectivité de procurer aux mères des familles les plus nombreuses salaire et avantages sociaux que leur fournirait une activité professionnelle. Dans notre monde de consommation le temps est dépassé des allocations familiales chiches et temporaires : on ne peut prétendre faire vivre 7 ou 8 consommateurs avec les revenus nécessaires par ailleurs à 3 ou 4 consommateurs seulement. Sans aller jusqu'à l'intérêt de procréer, la liberté pour une femme de choisir la procréation place donc très haut la barre de cette contribution pécuniaire à l'effort démographique. D'autant plus que le long terme doit être envisagé ; ces femmes doivent vivre une fois leurs enfants élevés et leur retraite être prise en compte — quel que soit, demain, le mode de pension des retraités, redistribution ou épargne personnelle.

Pour les familles de 2 ou 3 enfants, ce sont des investissements sociaux qui sont nécessaires : le travail à temps partiel ou choisi en est un ; la multiplication des aides familiales, des aides au logement en pleine propriété ou en location, celle des crèches, des équipements collectifs sainement gérés et encadrés également. Pour toutes ces familles, l'école doit cesser d'être trop souvent un lieu de promiscuité, et la fiscalité est à revoir : surtout à une époque où le système des retraites par répartitions montrent ses limites et où l'épargne personnelle est appelée à la remplacer. En tout cas, pour inciter les femmes à assurer sa survie, la collectivité doit consentir un effort considérable — faute de quoi, dans cent ans ou cent cinquante ans, la France aura cessé d'exister.

La Femme et Dieu explique à tous pourquoi, et par l'image encore ! En tête des statistiques présentées, une courbe : en abscisse les siècles, en ordonnée, les milliards d'humains. Jusqu'au point 2000 par 6 milliards, la courbe est en trait continu avant d'être interrompue par un gros point d'interrogation. Au-delà de ce point qui en occupe presque le sommet, la courbe redescend, en pointillés, pour rejoindre le niveau zéro, au-delà de 2200.

– Un monde vide d'hommes ?

– Rappelez-vous ce que disait Jérôme Lejeune, la sélection surnaturelle, et vous savez comme moi que l'Alliance n'est pas rompue !