LIBERTE POLITIQUE n° 41, été 2008.
Par Jean-Marie Le Méné. Avant 1981, époque reculée à laquelle j'ai fait mon droit, je me souviens de certains professeurs de faculté, pareils au Schpountz de Marcel Pagnol, qui glosaient sur le plus bel alexandrin du code pénal : Tout condamné à mort aura la tête tranchée.
En fait, à bien y regarder, ce n'était pas exactement un alexandrin, dans la mesure où le second hémistiche, après la césure, comportait sept pieds et non pas six. Le e muet du mot tête venant avant une consonne, en effet, ne peut être élidé. Si l'on avait voulu vraiment en faire un bel alexandrin, il aurait fallu écrire, par exemple : tout condamné à mort aura le cou tranché . Voilà qui eût été plus conforme au génie poétique français, ou du moins à nos règles immémoriales de versification. Parce que au-ra-le-cou-tran-ché cela fait bien six pieds. Bref, un pied de plus ou un pied de moins, pour le condamné, cela faisait, quoi qu'il en soit, plus de tête du tout...
Les mots et la chose. Dans certains cas, les mots ne changent rien à la chose. Ils occupent le terrain, ils se promènent les mains derrière le dos, ils regardent la chose, c'est tout. Ainsi dans mon histoire. Le système est clos, logique, paisible. On peut jouer sur les mots sans changer le sens. On peaufine la formule, même si c'est une formule qui tue. On s'attache aux moyens et on néglige la fin. Qu'importe au fond, puisque la peine de mort n'est pas discutée. Et puis, au contraire, il y a des cas où les mots ont beaucoup plus d'importance. Il faut s'en méfier. Ils sont hyperactifs. Les mots sont armés, dangereux, ils font la guerre, ils se battent, ils rusent, ils tuent et quelquefois ils gagnent. Contre la chose.
Voilà un peu à quoi ressemble la bioéthique dans notre pays : un drôle de rapport entre les mots et la chose. Tout n'est pas simple d'ailleurs. Parce que nous sommes tantôt dans une situation tantôt dans une autre. À la vérité, les événements se succèdent généralement dans cet ordre : d'abord les mots sont des soldats combattants qui montent au front, ensuite les mots deviennent de tranquilles forces d'occupation. Avec, de temps en temps, des échauffourées au cours desquelles les mots-combattants reprennent du service, histoire de se refaire une santé. Je n'ai pas l'intention de réécrire un traité sur la confusion des mots en bioéthique, ce qui a déjà été fait cent fois en pure perte. De toute manière, c'est bien la vocation des mots de dépeindre la réalité ou de la créer. On ne peut pas en vouloir aux mots. À nous de les utiliser avec fermeté et de ne pas nous laisser attaquer par des mots pirates qui naviguent sous pavillon de complaisance. La charité du mot juste est une ardente obligation, c'est entendu, j'y ai souvent exhorté. Non, ici, les lignes qui vont suivre se contentent d'illustrer par quelques exemples à quel point certains combats — sur ce terrain — sont devenus inutiles, parce que dépassés, parce que perdus. Elles invitent, dans une seconde partie, à privilégier d'autres formes d'action.
Les mots-combattants
À tout seigneur tout honneur. S'il faut donner l'exemple percutant d'un mot qui a changé la chose, il n'y en a qu'un, c'est celui de l'avortement. Personne ne peut oublier que l'interruption volontaire de grossesse (IVG) avait pour but — et a eu pour effet — de faire oublier l'avortement. Pendant longtemps, après la loi, il a été très mal vu ne serait-ce que d'articuler le mot même d'avortement. Dans certains milieux — je pense plus à ceux qui ont été piégés qu'à ceux qui sont familiers de l'acte — cette pudeur est d'ailleurs toujours de mise. Imagine-t-on que l'on puisse un jour réutiliser le mot d'avorteur ? Vous connaissez comme moi des personnes opposées à l'avortement qui pourtant ne le souhaitent pas et je pense qu'elles ont tort en ce qu'elles font la part belle à l'adversaire. Car il est un fait que l'IVG a été l'une des plus redoutables batailles sémantiques gagnées contre la réalité de la chose. Sauf à y être soi-même confronté, l'acte d'avorter est devenu abstrait, ce qui est tout de même un comble pour une réalité aussi sordidement concrète.
Maintenant que peut-on faire sur ce terrain ? Prescrire à tous ceux qui veulent lutter contre d'employer prioritairement le mot avortement ? J'y suis tout à fait favorable mais ce ne sera pas suffisant. D'abord, il y aurait les réticences de ceux que j'ai évoquées plus haut. De plus, je constate comme un reflux du mot avortement qui revient tout seul et commence à reprendre du service. Pourquoi ? C'est à la fois simple et terrible : la réalité de la chose a été transformée dans l'esprit des gens, la chose est devenue acceptable et acceptée, par conséquent le pavillon de complaisance de l'IVG est moins nécessaire et le mot avortement ne fait plus peur. L'avortement a intégré le quotidien des gens, il marque une étape initiatique de la féminisation, il fait partie de la vie.
Le destin de l'interruption médicale de grossesse (IMG) a été aussi brillant — sinon plus — pour changer une réalité aux yeux de l'opinion. Non seulement parce qu'elle n'est pas considérée comme un acte de convenance, l'IMG est un avortement déculpabilisé aux yeux de beaucoup, mais encore parce qu'elle est présentée comme un moyen d'éviter certaines maladies ou certains handicaps, l'IMG est un avortement positivé sur le plan social . Combien de fois ai-je été surpris de découvrir, même chez des personnes d'un certain niveau socio-culturel, que l'IMG c'était tout de même moins pire que l'IVG ! À telle enseigne, par exemple, que les autorités de telle grande maternité catholique n'ont jamais été gênées pour prétendre avec aplomb que leur établissement ne fait pas d'IVG alors qu'on y avorte en toute impunité des enfants trisomiques. Sous entendu : l'IMG n'est pas un avortement. Un ancien président de l'Académie nationale de médecine, dont l'ouverture d'esprit à cet égard n'est un secret pour personne, m'avait un jour lancé fièrement, après une table ronde à laquelle nous avions participé : Moi, monsieur, je ne fais pas d'IVG. Si je n'avais rien répondu, il pouvait penser faire illusion : pas d'IVG donc pas d'avortement. Je lui ai rétorqué : Pas d'IMG non plus ? Évidemment, il n'a pas nié qu'il en pratiquait. Le mot médical de l'expression IMG fonctionne comme un cheval de Troie.
Il faudrait répéter sans cesse que l'avortement n'a jamais été un acte médical. L'acte médical n'est pas l'acte d'un technicien en blouse blanche, il est l'acte qui se définit par son dessein qui est de traiter, soigner, sauver... Le combat des mots est perdu là aussi. À partir du moment où l'opinion publique est convaincue que l'IMG est ce que la médecine propose de mieux pour prévenir le handicap et que beaucoup de catholiques eux-mêmes pensent que l'Église n'y est pas opposée, que voulez-vous faire ? Une analyse grammaticale ne peut rien contre un lavage de cerveau.
Il serait coupable de ma part de ne pas convoquer au tribunal des mots pirates, combattant sous pavillon de complaisance, l'autre couple infernal clonage reproductif / clonage thérapeutique. Il constitue aussi un autre bel exemple de terrorisme sémantique réussi. Alors que l'on devrait parler de clonage humain, tout simplement, l'invention machiavélique de deux clonages prétendument différents a créé un brouillard explicatif dont on n'est pas prêt de sortir.
D'un côté, on brandit comme un spectre un méchant clonage reproductif qui est vigoureusement condamné, histoire de rassurer l'opinion, et d'un autre côté on porte sur les autels un gentil clonage dit thérapeutique qui sera réputé nous guérir de tout. Qu'il suffise pour s'en convaincre de s'imprégner de ces quelques lignes du professeur Bernard Debré qui a porté l'emphase à un niveau inégalé . Pour lui, l'espoir le plus fou se trouve du côté du clonage grâce à la possibilité désormais acquise d'utiliser des cellules souches pour recréer des organes entiers, exempts de toute malformation . Vous avez lu comme moi. Il s'agit bien d'organes entiers recréés à partir de cellules embryonnaires ! Et l'auteur de pleurer, en conséquence, sur la destruction inutile de milliers, voire de dizaines de milliers, d'embryons surnuméraires, en ces termes : Imagine-t-on les vies qu'ils auraient pu sauver si la recherche avait pu en disposer plus tôt ? Celle-ci aurait vraisemblablement permis de constituer des banques d'organes de rechange. On n'est pas loin du fantasme de bocaux contenant des cœurs et des reins en conserve où il suffira d'aller piocher comme dans un bocal de cornichons... Il aurait suffi (à l'insuffisant cardiaque ou au déficient rénal) de s'adresser à une banque d'organes qui aurait recherché parmi son fonds le myocarde ou le rein le plus compatible avec son ADN , n'hésite pas à déclamer M. Debré. Il aurait suffi !
Quelle démonstration apporte-t-il ? Exhibe-il des publications ou de la publicité ? Ainsi ce spectacle qu'il qualifie d'unique, merveilleux et émouvant où il aurait assisté, lui-même, à la transformation de cellules embryonnaires en cellules de cœur qui ne demandaient qu'à être injectées dans le cœur d'un malade pour remplacer ses cellules défaillantes ! Comment, dès lors, ne pas croire à l'avenir du clonage thérapeutique ? Il est vrai que si ce sont les cellules elles-mêmes qui le demandent, alors comment ne pas y croire ? Les incrédules n'ont qu'à bien se tenir : Je trouve honteux, pour ne pas dire criminel, de maintenir fermée la seule porte qui ouvre sur le clonage thérapeutique.
Naturellement, les vrais scientifiques au fond d'eux-mêmes n'en croient rien. Mais le cheval de Troie médical a encore opéré. Il faudra bien accepter le clonage thérapeutique, tout le monde en est maintenant convaincu. Dès lors que la révolution s'est faite dans les esprits, qu'il est fulminé urbi et orbi que le clone n'est pas un embryon mais une vulgaire culture de cellules, on peut même abandonner le pavillon de complaisance et revenir à un peu plus de décence dans la terminologie pour parler dorénavant de clonage scientifique ou de clonage de recherche puisqu'il est convenu qu'il ne sera jamais thérapeutique. Reste que le mot clonage fait désordre, n'inspire pas confiance, n'a pas bonne presse.
Alors les puristes du vocabulaire ergotent. Le professeur Pierre-Louis Fagniez propose la notion de clonage non reproductif, ce qui ne manque pas d'audace parce que si la technique n'est pas reproductive elle n'est pas du clonage. On peut même se payer le luxe de faire disparaître le mot clonage au profit de transfert de noyau cellulaire ou transfert nucléaire. Qu'importe ! Le principe de la création d'un embryon qui servira de boîte à outils pour les chercheurs est acquis. Une fois de plus la guerre des mots est perdue. Les mots-combattants ont hérissé des pièges, lancé des leurres, creusé des traquenards qui interdisent aux citoyens ordinaires de retrouver le chemin de leur raison, de leur âme, de leur cœur. Encore une fois, une explication de texte peut être faite mais elle arrive trop tard pour changer le cours des événements.
Les mots-forces d'occupation
La guerre a été bien conduite, l'ennemi a gagné, il faut occuper le terrain. C'est l'heure de la pacification. Pour un peu, on oublierait presque qu'on est en zone occupée ! On n'est pas loin de pactiser. Les mots-forces d'occupation sont à l'œuvre : information, consentement, transparence, anonymat, gratuité, don, réciprocité, solidarité, générosité, équité, égalité d'accès, sécurité, hygiène, efficacité, économie, encadrement, débat, etc. etc. Les mots-forces d'occupation sont intarissables et glissent dans l'oreille avec une sorte de suavité dont étaient dépourvus les mots-combattants. Et si c'était une bonne opportunité, au fond, après tout, qu'on nous propose de débattre de l'encadrement de certaines pratiques, que l'on se préoccupe d'évaluer les résultats obtenus, sous l'angle quantitatif mais aussi qualitatif ? N'est-il pas choquant que tous les couples ne bénéficient pas des mêmes droits ? Et le don d'ovocyte, vous êtes pour une rétribution ou un dédommagement des femmes, c'est important pour les pays pauvres ! Comment faire comprendre que c'est un devoir moral de se battre pour augmenter les dons d'organe, faire diminuer les refus ? Et l'anonymat des dons de sperme, faut-il le lever ou pas ? Le droit à connaître ses origines peut-il être mis en balance avec le risque de tarir les banques de sperme et donc de désespérer les couples qui souffrent de ne pas avoir d'enfant ?
La France a cédé, la France est sous le charme, la France va s'investir avec sincérité dans toutes ces questions et se passionner. Terminé la polémique ! C'est vrai, on en avait assez de ces interrogations de principe sur l'apparition de la vie dans l'embryon ou sur l'humanité du clone. Heureusement, la loi a déjà décidé pour nous. Voilà de vrais problèmes concrets que se posent les vrais gens, c'est à cela qu'il faut répondre. Pas une radio populaire, pas une télé populiste, pas un journal féminin-féministe qui n'ira de son petit couplet moralisateur et sentimental. Il ne fait guère de doute que des combats isolés peuvent resurgir, par exemple, entre les farouches partisans d'utiliser pour la recherche les embryons surnuméraires dépourvus de projet parental et les valeureux militants de la création d'embryons spécialement dédiés à des fins de recherche. Ou entre les praticiens inspirés qui choisissent le prélèvement d'organes sur des personnes en état de mort encéphaliques et les cliniciens prophétiques qui optent pour le prélèvement sur personnes en arrêt cardiaque.
Or la caractéristique de tous ces débats n'est-elle pas de nous situer désespérément dans une logique de moyens ? Car ce n'est pas le but recherché qui doit être juste et bon, c'est le moyen, la procédure pour y arriver. Étant entendu que la finalité a déjà été prédéterminée, au terme des combats de mots dont certains ont été évoqués plus haut, non pas en vertu d'un bien objectif, mais après un simple vote majoritaire. Alors, à perte de vue, on va discuter de savoir comment disséquer proprement les embryons humains qui ne sont pas arrivés à date de péremption. Ou selon quelles modalités les cellules sexuelles des hommes et des femmes de ce temps vont pouvoir continuer à être dérobées à leurs légitimes et exclusifs détenteurs. Ou sous les auspices de quel protocole hygiéniste on pérennisera les homicides volontaires qui permettront d'améliorer les prélèvements d'organes. L'enjeu de la bioéthique relativiste à la française n'est finalement que de savoir composer un vers parfait sur une thématique odieuse. Tout condamné à mort aura la tête tranchée , alexandrin ou pas ? Nous sommes déjà en enfer mais on réglemente sur les bordures de trottoir. En gants blancs. La vraie dispute sur les mots est loin derrière nous.
Que nous reste-t-il pour agir ?
Il reste la meilleure défense qui est l'attaque. Ce que précisément nous n'avons jamais fait. Nous sommes éternellement le dos au mur, sur la défensive. Par pusillanimité. Pour ne pas être contre. Alors de deux choses l'une : ou bien, comme disait Édith Stein, le prochain c'est celui que vous aimez et, dans ce cas, vous passez votre chemin comme un prêtre ou un lévite, ou le prochain c'est celui qui passe près de vous, et alors vous arrêtez tout ce que vous faites pour le sauver s'il est en perdition. En un mot, ou vous croyez en l'homme ou vous n'y croyez pas et ne venez pas plaider qu'il y a un entre les deux , une zone grise, ou vous ne reconnaîtriez pas votre prochain, au motif qu'à l'état embryonnaire ou fœtal il ne vous ressemble pas. Ce serait un mauvais remake de la parabole du bon Samaritain.
Ce n'est pas la conscience que vous en avez qui fait la vérité d'un être. Commencez par poser, comme allant de soi, l'existence objective du monde extérieur. Ça n'a l'air de rien, mais c'est très original aujourd'hui. Et à ceux qui exigent une preuve en bonne et due forme de l'humanité de l'embryon, répondez que vous refusez par principe de suivre cette voie. Réfugiez-vous avec insolence derrière le mot d'Aristote : C'est être un rustre que de ne pas savoir distinguer entre ce qui exige de nous une démonstration, et ce qui, au contraire, nous en dispense. Renversez la charge et imposez à ceux qui veulent le détruire de faire la preuve que l'embryon n'est pas un homme. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, cela ne sera jamais fait, c'est impossible.
Première consigne donc : il faut arrêter de nous fustiger dans la position d'accusés devant répondre de ce qui ne relève pas de la preuve mais du constat, de l'évidence, du bon sens. Comme si la preuve de leur humanité, attestée devant témoins, nous aurait épargné le massacre des Indiens, des Noirs, des juifs ou des trisomiques. Depuis la nuit des temps, tout le monde a toujours su que le petit de l'homme était un homme petit, quelles que soient ses propriétés accidentelles. A man is a man is a man... Les scientifiques sont les premiers à le savoir. C'est d'une infinie lâcheté ou d'une immense naïveté — ainsi qu'une regrettable erreur de méthode — que d'accepter seulement d'en débattre. Soyez affirmatif et sautez la case de l'apologétique quand elle n'a pas lieu d'être.
Gardons au contraire notre énergie pour élever un barrage intellectuel et politique à la pensée négationniste qui s'étale et s'insinue dans les replis de la vie sociale : l'embryon n'existe que dans la mesure où il permet de réaliser le projet du couple.
Il se trouve, toutefois, que ce projet peut changer : ou bien le couple se dissocie, ou bien l'un des partenaires décède, ou bien encore le projet d'enfant est réalisé. L'embryon change alors de nature puisqu'il existe de manière indissociable des raisons pour lesquelles il a été créé. Lorsque ces raisons n'existent plus, il devient quelque chose d'autre ou quelqu'un d'autre ou autre chose ; la question se pose alors du devenir de cet embryon. Il n'y a pas plusieurs choix : soit il sera utilisé par un autre couple, soit il sera détruit. Il y a deux manières de le détruire : soit purement et simplement, soit on permet à cet embryon de servir la recherche, comme toutes les autres étapes de la vie — quand on va mourir, on peut servir la recherche en donnant ses organes, ses cellules —. Je crois donc que l'embryon n'existe pas en lui-même, mais en fonction des raisons pour lesquelles il a été créé. C'est ce que nous vivons concrètement avec les couples qui font appel à nous .
Celui qui s'exprime ainsi n'est autre que le professeur Pierre Jouannet, chef du service de biologie de la reproduction à l'hôpital Cochin, à Paris. Tout est dans cet extrait : l'indigence philosophique ou l'idéologie de rupture (l'embryon change de nature...— et pourquoi pas la génération spontanée pendant qu'on y est ?), la froide détermination de la science déconnectée de toute préoccupation morale (il y a deux manières de le détruire...), la précaution de s'absoudre à l'avance de tout reproche qui ne manquera pas d'arriver (les couples qui font appel à nous...). On pourrait multiplier les exemples de cette irrationalité paradoxale chez certains scientifiques. Il en est une autre qui revient sans cesse dans la bouche de beaucoup de techniciens : puisque la condition de la procréation humaine est que l'immense majorité des embryons fécondés sont éliminés spontanément avant la nidation, l'embryon ne devrait être considéré comme tel qu'après l'implantation dans l'utérus. En attendant, il ne serait rien. Or, l'éventualité de mourir ne fait pas de l'embryon un non-être. Et ceux qui prennent leur voiture — en dépit des risques du voyage — ne cessent pas d'être des vivants avant d'arriver à bon port.
Si l'on ne peut pas toujours exiger de certains techniciens un abîme de réflexion fondamentale, au moins est-on en droit d'attendre que leur propos et leur influence soient circonscrits à la sphère de leur technique. Il est dangereux de leur faire confiance aveuglément. Il est insensé de les produire à tout bout de champ dans les médias. Il est anormal de les entendre trop souvent à la place des politiques. C'est la raison pour laquelle la prochaine loi de bioéthique serait bien avisée de ne pas étendre les pouvoirs déjà bien trop considérables de l'Agence de la biomédecine et de ses technoscientifiques qui dépossèdent les politiques de leurs responsabilités inaliénables dans un funeste démembrement démocratique. Ce serait une deuxième piste à travailler.
Vous me direz que lorsque le politique est scientifique de formation, on a parfois des surprises. En témoigne ce que le Pr. Pierre-Louis Fagniez est capable de soutenir pour justifier le recours à la destruction embryonnaire :
Lorsque je prélève le foie d'une personne en mort encéphalique, c'est pour l'inscrire dans un projet humain qui ne lui retire aucune dignité. Je considère donc que le principe constitutionnel de la dignité attachée à l'embryon est particulièrement respecté lorsque l'on utilise les cellules de cet embryon, parvenu au terme de sa conservation, pour l'inscrire dans un projet de recherche qui lui permet de jouer le même rôle que le foie de la personne en mort encéphalique .
Je-Je-Je... Mais, rien n'indique que l'on doive faire davantage confiance à ces techniciens qui vous enlèvent le foie en décrétant que vous êtes mort ! Et si l'acte est vraiment le prélèvement sur un mort, que signifie cette comparaison puisque l'embryon, lui, est bien vivant ? Il nous revient alors d'inciter les plus hautes autorités spirituelles et morales – qui par définition se situent au dessus de la politique et devraient en garantir la justice — à signaler avec clarté et publiquement aux politiques auteurs de tels débordements qu'ils ne sauraient les suivre sur cette voie de l'arbitraire. Et qu'à partir du moment où la loi n'est plus destinée par ses artisans à être une ordonnance de la raison en vue du bien commun, elle devient méprisable, ce qui n'est pas sans conséquence au regard du lien social. C'est une troisième consigne.
Sans doute animé d'une pieuse intention, le professeur Claude Sureau, ancien président de l'Académie nationale de médecine, membre du Comité consultatif national d'éthique et catholique déclaré, a publié un livre sur le statut de l'embryon . Le faible écho que, grâce à Dieu, cet ouvrage a suscité dans les médias ne doit pas faire oublier le piège de ses propositions. En effet, comme dans la fable de La Fontaine, L'Âne vêtu de la peau du lion, l'auteur avance masqué : Et bien qu'animal sans vertu, il faisait trembler tout le monde. De fait, après des propos lénifiants, il en arrive à la révélation stupéfiante du livre, dans un chapitre de conclusion intitulé Le paradoxe du petit chien , où il ne propose rien de moins que de donner à l'embryon humain le statut de l'animal !
Depuis le droit romain, une summa divisio distinguait deux catégories d'êtres : les personnes que l'on doit respecter, et les choses dont on peut disposer. Mais Sureau survint et la lumière fut. Il n'y a plus les personnes et les choses. Il y aurait les personnes, les choses et... les ratons laveurs dont nous ferions tous partie dans notre extrême jeunesse ! Il faut que ceux qui seraient prêts — par générosité et avec les meilleures intentions du monde — à donner un statut à l'embryon, mesurent bien le danger.
Par définition, une proposition de donner un statut à l'embryon est suspecte dans la mesure où elle ne peut conduire qu'à lui donner un statut infra humain. Au point où nous en sommes, vous me direz que le statut d'animal protégera peut être plus l'embryon que le statut d'être humain dont il continue à être doté, mais auquel les juges se réfèrent quelquefois avec réticence. Il reste tout de même que la loi aujourd'hui ne permet pas absolument n'importe quoi et qu'elle demeure, malgré tout, encore protectrice. Or une loi qui animaliserait l'embryon permettrait de justifier une complète disponibilité de l'embryon, voire l'autorisation de créer des embryons par clonage. C'est cette loi que suggère Claude Sureau, gaillardement vêtu d'une peau de lion laissant dépasser des oreilles d'âne. Nous n'en voulons pas.
Telle est ma quatrième et dernière consigne : ne soyons pas naïfs, l'embryon c'est moi, c'est nous. Notre seul statut est la dignité d'appartenir à une même fraternité humaine mûrie dans le ventre chaleureux d'une mère.
J.-M. L. M.*
*Président de la Fondation Jérôme-Lejeune.