" Il nous répugne, c'est certain, de traiter la naissance de fléau :

ne nous a-t-on pas inculqué qu'elle était le souverain bien,

que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ?

Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous.

 

C'est ce qui a échappé au Christ, c'est ce qu'a saisi le Bouddha :

"Si trois choses n'existaient pas dans le monde,

ô disciples, le Parfait n'apparaîtrait pas dans le monde..."

Et avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître,

source de toutes les infirmités et de tous les désastres. "

 

Cioran, De l'inconvénient d'être né

 

LE 28 NOVEMBRE DERNIER, la Cour de cassation a confirmé pour la deuxième fois en quelques mois la jurisprudence de l'arrêt Perruche du 17 novembre 2000. Celui-ci apparaît donc comme le modèle à partir duquel on peut réfléchir sur les enjeux fondamentaux que la société française doit affronter en ce début de siècle concernant l'accueil des personnes handicapées et, par là, la valeur qu'elle prétend reconnaître à la vie humaine.

Rappelons en deux mots cette affaire désormais bien connue. Une femme est atteinte de rubéole alors qu'elle est enceinte. Décidée à avorter si l'enfant qu'elle porte est touché par la maladie, les analyses du laboratoire médical sont négatives. Elle garde donc son enfant qui est en fait contaminé et se révèle gravement handicapé. Les parents ont déjà été indemnisés pour ce préjudice, mais " l'affaire Perruche " est née d'une demande d'indemnisation au nom de l'enfant lui-même. Après un long périple judiciaire contradictoire, la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière, a tranché en faveur de Nicolas et en défaveur des médecins. L'arrêt de la Cour de Cassation reconnaît effectivement que 1/ les fautes attribuées aux médecins et au cabinet médical sont causes 2/ du dommage subi par l'enfant.

Or ce lien n'a rien d'évident ; il est même éminemment problématique. En effet, le handicap n'est pas causé par l'erreur médicale mais par la maladie de la mère, antérieure à tout examen. Comment peut-on alors passer de la faute médicale au dommage subi par l'enfant ? Par le fait que la mère ait poursuivi sa grossesse. En effet, l'erreur de diagnostic des médecins a été cause de la poursuite de la grossesse. Une information vraie concernant l'état de son fœtus aurait conduit à le supprimer. Il y a donc un lien de causalité entre l'information (erronée) et la grossesse ; et comme la grossesse est cause de la naissance de l'enfant, ce qui détermine le maintien de la grossesse détermine par le fait même l'état de celui qui est né.

L'arrêt semble donc d'une rigueur logique implacable. Et pourtant, à beaucoup, il est apparu scandaleux et absurde ; mon propos n'est pas tant d'envisager les conséquences de cette logique absurde, ce qui a déjà été fait , que d'en chercher les raisons. Ma thèse consiste à reconnaître que cet arrêt n'est que la conséquence nécessaire de certains principes qui, pour ne pas recueillir l'unanimité, n'en sont pas moins de plus en plus reçus dans la mentalité, les pratiques et les institutions judiciaires, médicales et éthiques. Ces principes sont mis en jeu dans la discussion du caractère moral de l'interruption médicale de grossesse et de l‘euthanasie volontaire.

La philosophie sous-jacente de cet arrêt est la suivante : toute vie humaine ne vaut pas la peine d'être vécue. Pour que la vie soit poursuivie, il faut que lui soit reconnue certaines conditions. L'absence de telles conditions peut faire préférer la non-vie, c'est-à-dire la mort. D'où la première question :

 

1/ Qui détermine la valeur d'une vie humaine et à partir de quel critère ?

 

Dans l'optique de l'affaire Perruche, la valeur dépend d'une évaluation. La valeur existe parce que quelqu'un en a attribué, en a investi ou bien a estimé que l'état d'une vie humaine correspondait au critère minimal lui permettant de poursuivre son processus. Ce mode de détermination de la valeur se retrouve dans la notion de " projet parental ", concept très employé dans les discussions bioéthiques. " Quel que soit son stade de développement, ce n'est pas tellement le "présent" de l'embryon qui exige le respect. [...] Ce qui commande le respect de l'embryon, c'est l'avenir dont il est porteur. Sans avenir, sans désir, sans mère pour le recevoir et le conduire à la dignité de personne, il ne saurait être autre chose qu'une promesse non tenue. En dehors d'un projet parental, mon regard ne peut le percevoir, en définitive, que comme un amas de cellules . " Identifier l'avenir (objectif) d'un embryon au désir (subjectif) est une confusion lourde de conséquences. De fait, l'avenir d'un être est d'autant plus conditionné par l'accueil qu'on lui fait et les soins qu'on lui procure qu'il est fragile. En effet, la fragilité consiste en cette impossibilité de subvenir soi-même à ses besoins et donc en cette dépendance d'autrui. Mais s'appuyer sur la conditionnalité réelle de sa survie biologique pour décréter que le respect dû à sa dignité sera donc lui-même conditionnel, c'est justement faire dépendre ce respect d'un critère qui n'est pas la dignité et que l'on va projeter sur l'être pour l'évaluer. Ce critère est le plus souvent désigné comme qualité de vie. Mais cette notion est elle-même dépendante d'une évaluation ayant son critère à déterminer. On entre donc dans le domaine profondément mouvant de la relativité. Or une décision à un moment doit être tranchée, puisqu'elle ouvre sur une action réelle et irréversible. La relativité engendre donc de toute façon quelque chose d'effectif qui vaut comme absolu et définitif ; mais alors elle ne s'appuie sur aucune légitimité ; c'est ce que l'on appelle l'arbitraire. Voyons comment et sur quoi se déploie ce critère relatif et arbitraire permettant d'évaluer la valeur de la vie : la qualité de vie.

 

2/ Comment estimer la qualité de vie, critère souvent invoqué pour discerner si la vie d'un être humain vaut la peine d'être vécue ?

 

Cette question est loin d'être seulement théorique ; elle participe à la détermination de la plupart des décisions concernant la poursuite d'une réanimation et les interruptions médicales de grossesse (IMG). C'est un concept très complexe, au sens strict, car la vie humaine est faite de différents types de composantes, physique, psychique, relationnel, etc. L'Organisation mondiale de la santé définit la qualité de vie comme étant " la perception par un individu de sa place dans l'existence, dans les contextes de sa culture et de son système de valeur et en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes ". Selon cette définition, la qualité de vie optimum a donc deux pôles : l'un subjectif en tant qu'elle est dépendante d'un état de conscience du sujet lui-même ; l'autre objectif en tant que cette conscience porte sur une réalité humaine et sociale déterminée (les contextes). Mais ces deux pôles ne sont pas au même niveau, car le contexte est évalué en fonction d'attentes, de normes et d'inquiétudes du sujet. C'est donc bien lui qui va projeter sur la réalité de sa vie des critères en en situant par là le niveau de qualité. Or ceux-ci sont largement relatifs à la manière dont le sujet se sent regardé et apprécié par autrui. Se met ainsi peu à peu en place un jeu de miroir entre le sujet et ceux qui l'entourent (les cercles de plus en plus larges de la société), mécanisme complexe d'(auto)évaluation de ce qu'est sa vie en comparaison de ce qu'elle devrait être. C'est donc en interrogeant cet idéal que l'on va réussir à donner un certain contenu aux normes que la société met peu à peu en place.

L'arrêt que nous étudions participe à cette détermination d'un critère social manifestant une idéologie ambiante et ainsi la renforçant. Cet idéal représentant l'optimum de la qualité de vie se présente souvent tout simplement comme étant la santé. Celle-ci est définie par l'OMS en 1947 comme étant " l'état complet de bien-être physique, mental et social et non pas seulement l'absence de maladie et d'infirmité ". La valeur d'une vie humaine sera donc déterminée en fonction du niveau de bien-être, c'est-à-dire de plaisir, dont elle pourra être le sujet. Dès lors, on voit que toute vie, au sens strict, ne vaut pas la peine d'être vécue.

 

3/ La souffrance (justement, la peine) est-elle l'anti-valeur par excellence, celle au regard de laquelle la qualité de vie identifiée au bien-être devient indigne ?

 

Pour la loi française, une vie humaine peut ne plus valoir la peine d'être vécue si elle est intrinsèquement liée à des souffrances : " L'interruption volontaire de grossesse peut à toute époque être pratiquée si deux médecins attestent après examen et discussion, qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic . " Une affection grave est donc reconnue comme modifiant la " valeur vitale " du fœtus humain. L'interruption est donc décidée au nom du refus de faire subir à l'être humain une vie ayant peu ou pas de qualité. C'est ce qui amène le professeur Milliez à soutenir qu'un " fœtus atteint de trisomie 21 peut, légitimement au sens de l'éthique collective et individuelle, bénéficier d'une interruption médicale de grossesse ". Refuser à quelqu'un de bénéficier de ce qui apparaît comme un avantage, c'est lui causer un préjudice ; voilà ce que la Cour de cassation entérine. Mais considérer qu'il y a préjudice pour l'enfant du fait d'être né ayant un handicap, c'est reconnaître un droit à naître en bonne santé, droit s'imposant aux parents et par eux aux médecins qui doivent fournir la santé. C'est faire comme si les parents portaient la responsabilité de la souffrance de leur enfant. Poids de culpabilité insupportable dont on peut préférer se débarrasser par compassion ou sens de la justice, face à un mal dont personne n'est en fait responsable.

De là à conclure que cette vie humaine ne vaut pas la peine d'être vécue, il n'y a qu'un pas. On voit que tout repose sur le fait que le critère du maintien en vie est la qualité de celle-ci, identifiée au sentiment de bien-être et à l'utilisation de certaines capacités délimitant le caractère humain de cette vie. Dès lors la souffrance et la diminution de l'exercice de ces capacités peuvent amener à préférer pour soi ou pour autrui la mort, moindre mal par rapport à ce qui apparaît comme un mal absolu, incrusté dans la vie.

Cette argumentation est aussi celle des partisans de l'euthanasie volontaire pour lesquels la mort peut respecter davantage la dignité de la personne qu'une vie jugée indigne. Mais le mot de dignité utilisé ici a, en réalité, deux sens qu'il faut bien distinguer : 1/ la dignité ontologique qui est liée à la vie humaine en tant que telle ; dignité veut dire ici valeur en soi, intrinsèque à l'être indépendamment de ses qualités, défauts, handicaps et actes ; sous ce rapport même le pire des criminels est digne ; 2/ la dignité éthique qui fait référence à ses actes et aux conditions d'existence ; dans ce cas certains actes ne sont pas dignes d'un homme, certaines conditions de vie sont également jugées indignes et provoquent à juste titre l'indignation.

Or les partisans de l'euthanasie ont tendance à considérer que la valeur d'une vie n'est pas en soi mais qu'elle est dépendante d'un certain état physique ou mental . Au-delà d'une certaine limite certains états seront considérés comme dégradants et indignes d'un être humain. La mort apparaîtra alors comme préférable à une vie dénuée de toute qualité et de toute dignité, à une vie préjudiciable en elle-même. Ce qui a fait réagir dans la jurisprudence Perruche n'est que la concrétisation juridique de ce qui est de plus en plus accepté par la mentalité ambiante. Ce qui a choqué c'est que le principe souvent implicite est apparu avec toute sa force : la vie humaine n'a pas de valeur en soi ; il y a donc des degrés de vie la rendant plus ou moins désirable, voire franchement haïssable. Essayons maintenant de comprendre ce que présuppose le contraire.

 

4/ Qu'est ce que l'on veut dire lorsqu'on affirme que la vie humaine a une valeur en soi et donc qu'elle ne peut jamais constituer un préjudice ?

 

Peut-on dire que donner la vie, ce n'est jamais causer un tort tel qu'il aurait été préférable que l'on nous donnât la mort ? Si la valeur de la vie est dite en soi, c'est qu'elle n'est pas relative à une évaluation faite par la conscience prenant pour critère un idéal posé librement par elle. En effet, la conscience libre est celle d'un être vivant ; c'est-à-dire que si cet être meurt elle disparaît également. L'être humain n'est pas évaluable ; il n'a pas de prix. Toute tentative de ramener sa valeur à un critère autre que son être même, c'est se donner la possibilité de relativiser ce qui est la condition de tout le reste, l'existence vivante. Or un être n'existe pas plus ou moins ; de plus, il n'est jamais totalement indéterminé, il a toujours une détermination bien spécifique, il est un être de telle nature. On retrouve cette idée dans un usage habituel du langage : la permanence et la continuité du je.

 

Lorsque j'envisage actuellement un avenir dans lequel je ne pourrai plus dire " je ", je dis d'avance " je " en pensant à cet être futur, exactement comme je dis rétrospectivement que je suis né en tel lieu à tel moment, alors que je ne me rappelle rien de ce que je fus comme nouveau-né et qu'au moment de ma naissance je n'ai naturellement pas dit " je ". Chacun part du principe qu'il existe une continuité de la personne, du je, au-delà de l'instant où je dis " je ", et personne n'est autorisé à accorder à autrui le droit de se prononcer sur la limitation de cette continuité .

 

L'être humain est plus que l'exercice de sa liberté et plus que son état physique ou affectif. L'existence apparaît pour l'homme comme un absolu car il n'en est pas la source, il n'a pas comme tel de pouvoir sur elle ; il n'en est pas au sens strict propriétaire, comme nous allons le voir bientôt. L'arrêt Perruche laisse entendre qu'un homme peut être libre de préférer la mort à la vie, celle-ci ne valant pas la peine d'être vécue. Ne choisissant pas son être, sa valeur ne dépend pas de lui mais s'impose sans autre qualité requise que son appartenance à l'espèce humaine . Il reste cependant à déterminer :

 

5/ En quel sens peut-on dire que l'on n'est pas propriétaire de soi-même ?

 

Il pourrait sembler au premier abord que toute personne est propriétaire d'elle-même parce qu'elle est libre, c'est-à-dire non-dépendante d'autrui. Certes, la propriété ouvre à la disposition du bien possédé, mais cela suffit-il ? Au sens habituel, on est propriétaire de quelque chose d'extérieur à soi. Quelle est alors l'origine de la propriété ? Une appropriation dont la modernité définit la cause comme étant le travail. Celui-ci, pour Locke , est source de la propriété car il est ce par quoi quelque chose (une terre, des végétaux, etc.) passe du commun, de l'indifférencié au propre, à l'exclusif. Le travail permet l'appropriation car il correspond à un acte du sujet investissant une partie de lui-même dans un objet quelconque que, par là, il modifie, enrichie et particularise. Ainsi quelqu'un va s'approprier une terre par un travail agricole de mise en valeur. Le fondement de cette appropriation légitime est le fait que l'homme, pour Locke, est " le maître et le propriétaire de sa propre personne ".

Dès lors, nous nous trouvons devant une structure en boucle dans laquelle nous devons appliquer à l'homme ce qui était jusqu'alors dit des biens extérieurs à lui : si l'homme se conçoit comme propriétaire de lui-même, c'est qu'il se considère à l'origine comme n'étant que de l'indifférencié biologique et naturel. Par ses actes libres, il se produit lui-même, s'individualise, s'assujettit. Hegel, puis Marx, reprendront ce schéma dans lequel le travail crée en même temps le produit et l'homme, puisqu'il est un acte d'arrachement à la nature brute. Il y a donc un lien très fort entre la conception selon laquelle on est propriétaire de soi et la vision d'une liberté auto-créatrice et absolue. Étant source de moi-même, je suis propriétaire de moi-même, je peux alors jouir de moi et déterminer souverainement les limites au-delà desquelles le produit que je suis doit être supprimé. Les limites sont en effet fixées en fonction d'un critère idéal choisi et identifié à une vie ayant pour moi de la valeur.

 

6/ Comment passer de là à l'interruption médicale de grossesse et à l'arrêt Perruche ?

 

D'une part, par projection : comment imposer à quelqu'un ce que l'on refuse absolument pour soi (argument de la compassion) ? Et d'autre part, par souci de ne pas souffrir du mal-être de l'autre, au sens où il est encombrant et gène ma liberté de mouvement ( je dois le supporter) mais aussi au sens où voir souffrir quelqu'un est extrêmement inconfortable et fait peur ; on ne peut rien faire pour le soulager, on est impuissant . Le grand refoulé est donc la passivité, le fait de subir (pathein, en grec, qui donne pathologie, passion et souffrance). En effet, ce que l'on subit, c'est ce que l'on ne peut s'approprier librement, ce qui met en échec notre idéal de construction de soi. On n'est pas propriétaire de sa souffrance, au sens où elle n'est pas produite par nous et où on ne peut en disposer à notre guise. La passivité en soi et en l'autre suscite la peur et fait fuir. On le perçoit dans un tout autre domaine mais qui est en réalité très proche du notre, celui des mécanismes d'exclusion de ceux qui nous dérangent, par exemple des SDF. Ceux-là sont complexes car très souvent ils ne sont pas l'objet d'un choix délibéré mais d'une réaction viscérale de rejet face à ce qui nous dépasse et nous désarçonne. Cette exclusion, on peut parfois la souhaiter pour soi ou pour celui qu'on aime, tellement la vie paraît lourde à porter. On est submergé. Mais ce souhait bien souvent est un appel à l'aide ou le signe d'une peur devant l'inconnu, une peur face à un total manque de maîtrise, le refus de relever le défi :

 

Quand on fait des enfants, on sait qu'on va être face à des ennuis. Donc, qu'on les ait à la naissance parce qu'il a une malformation ou à l'âge de 5 ans parce qu'il s'est fait renverser ou à 15 ans parce qu'il se drogue, de toute façon, on n'échappe pas aux ennuis. Là au moins, on est prévenu parce qu'on les a tout de suite, après on fait avec. C'est vrai qu'à 15 ans, on ne va pas le tuer parce qu'il se drogue et qu'il n'est pas comme on le voudrait ! Pareil pour celui qui a développé une leucémie à 7 ans : on ne va pas l'étouffer entre deux matelas en lui disant : "Ah non, j'en voulais pas un comme çà." Alors, pourquoi là, sous prétexte qu'il serait plus petit, on s'en débarrasserait ? C'est pas logique .

 

La passivité multiforme de la vie humaine est la face subjective du fait que nous ne nous sommes pas choisis, que nous ne sommes pas notre origine, que celle-ci nous échappe et pourtant nous constitue. Cette passivité ne vient-elle pas que justement la vie n'est pas fabriquée par l'homme ni par ses parents, que la vie se reçoit et que donc elle peut dérouter, au-delà de toutes nos prévisions ?

 

7/ La passivité n'est-elle donc pas inhérente à la condition humaine?

 

Si l'homme se reçoit et se trouve par là dans une passivité fondamentale par rapport à lui-même , le refus absolu de la souffrance n'est-il pas une forme de refus désespéré de soi ? En cela, il est souvent un cri demandant de l'aide, tel qu'en témoignent beaucoup de ceux qui accompagnent les personnes en fin de vie. La désespérance devant une vie trop lourde à porter est le signe que la vie n'est pas faite pour être portée toute seule. Il y a une manière de magnifier le principe de l'autonomie qui est une forme de repliement sur soi. La passivité que tout être humain connaît de manière plus ou moins forte dans sa vie est un appel au surcroît d'activité et d'accueil de la part de ceux qui l'entourent .

Il ne s'agit évidemment pas de nier la souffrance que cause cet accompagnement, mais de comprendre que la qualité d'une vie ne se mesure pas à la quantité de bien-être dont l'individu peut jouir durant toute sa vie. Subordonner l'accueil de la vie à un critère de bien-être arbitrairement fixé, c'est nier la vie dans ce qu'elle a de plus essentiel, le fait qu'étant humaine sa fragilité demande d'autant plus d'attention ; le fait aussi que l'humain apparaît d'abord dans une extrême dépendance et qu'il se développera à la mesure même du regard qu'autrui portera sur lui . Je n'ai pas choisi de vivre ; ma vie déborde la conscience que j'en ai. Je ne saisis pas mon origine qui est à tout jamais scellée. Je peux bien croire, à la suite des partisans de l'euthanasie volontaire, que l'acte le plus libre consiste à me donner la mort et ainsi à la maîtriser, mais cet acte même est illusoire. En effet, je ne maîtrise que le geste initiant la rupture d'une de mes fonctions vitales mais la mort reste à tout jamais un événement que je subis, qui me dépossède et qui est source d'une démaîtrise de plus en plus radicale. Une fois le geste posé, les conséquences biologiques et psychologiques se déroulent sans que ma liberté en soit la source. De plus, l'identité de la mort reste humainement un au-delà infranchissable et inconnaissable qui manifeste une nouvelle fois mon dépassement.

Ainsi Hamlet, au plus fort de la tourmente dit-il :

 

Être, ou ne pas être, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte ? Mourir,... dormir, rien de plus ; ... et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux milles tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir, ... dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. [...] Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d'où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ?

Cette hésitation face à la grandeur cachée de la destinée de la condition humaine, les juges ne l'ont pas eue, qui ont préféré tiré toutes les conséquences d'une mentalité et de pratiques déjà largement présentes dans notre société.

 

Les conséquences d'une logique absurde

 

L'arrêt Perruche est donc l'aboutissement d'une logique mortifère et implacable ; il signifie à travers une fiction juridique que la liberté d'un être vivant aurait pu choisir de ne pas vivre. La vie est donc conditionnelle, évaluable comme une marchandise. Elle a donc un prix, prix qui peut apparaître comme trop onéreux à ceux qui l'accueillent et à la personne elle-même. Le refus absolu de la souffrance et de la dépendance amène à préférer le néant et la mort à la vie dont on considère qu'elle a un coût trop élevé. Forme suprême de l'avarice ! Nous avons tenté d'éclairer cet arrêt en le saisissant dans la logique de ses principes ; il aurait été aussi possible de le voir dans ses conséquences présentes et futures. Considérons les rapidement pour finir. Elles concernent 1/ la pratique médicale, notamment l'échographie et le dépistage prénatal, 2/ par ce biais là, la liberté des parents relativement à la poursuite de la grossesse et enfin 3/ la question sociale de l'eugénisme.

 

1/ Certains médecins échographes s'insurgent et soulignent que leur profession est en danger et que les tarifs des assurances risquent de devenir prohibitifs après un tel arrêt faisant jurisprudence et dans l'attente de plusieurs centaines d'autres décisions de justice (on parle d'une multiplication par 8 ou 10, passant environ de 3000 F par an à 30.000 F ! Le montant de l'indemnisation du seul arrêt Perruche atteint 20 millions de francs ). La jurisprudence Perruche va faire peser de plus en plus de pression sur les praticiens chargés d'informer les parents sur la " normalité " de l'enfant à naître. Par peur de procès futurs, ils pourraient par anticipation inciter fortement ceux-ci à ne pas prendre de risque à la moindre indication douteuse. Cela a permis au président du Collège français de l'échographie fœtale de prédire en ces termes, pour le moins paradoxaux et révélateurs, la fin du diagnostic prénatal : " Les magistrats menacent aujourd'hui trente ans de progrès en diagnostic prénatal. On n'aidera pas les handicapés car on va éteindre la discipline médicale qui permet justement de ne pas avoir de handicapés (sic) . "

Il s'agit donc de bien interpréter les hurlements de certains médecins qui critiquent cet arrêt non par souci de la personne handicapée mais par le caractère de plus en plus dangereux de l'activité qui consiste à les supprimer, en conséquence à en laisser, par ignorance ou incompétence, quelques uns passer entre les mailles serrées du diagnostic prénatal et donc à en subir les conséquences : être puni d'avoir fait mal son travail et payer les sommes requises pour que la société n'ait pas à supporter ceux qui n'auraient jamais du naître.

 

2/ Cela conduit à la deuxième conséquence, moins visible mais que l'avis du Comité d'éthique a pris soin de combattre : l'arrivée d'un élément étranger et déstabilisant dans le soi-disant droit de la femme à mener à terme sa grossesse. En effet, l'arrêt Perruche met le doigt sur la logique perverse du dépistage prénatal en renvoyant sur les parents, les médecins et la société les conséquences d'une prétention arbitraire à un droit de choisir son enfant, et le plus parfait possible, sous la forme d'un droit pour ce même enfant à naître en bonne santé. Une telle reconnaissance ouvre inévitablement à des situations de conflit de droits. C'est pour cela que le CCNE, très soucieux de préserver la liberté de recourir à l'IVG et à l'IMG, veut tout faire pour déconnecter la pratique du dépistage prénatal de l'accusation d'eugénisme et d'" handiphobie. " En cela, le CCNE une fois de plus manifeste son incohérence puisqu'il critique l'arrêt Perruche en s'appuyant sur le droit de la femme à l'IVG, alors même que celui-ci est le principe fondamental dont l'arrêt n'est qu'une conclusion.

 

3/ L'eugénisme, tel est bien pourtant la conséquence ultime et inéluctable d'un tel arrêt. On se dédouane facilement de toutes dérives eugénistes en identifiant celui-ci à une pratique totalitaire fondée sur une théorie raciste. Comment des démocrates libéraux et individualistes pourraient-ils ne pas être vigilants à toutes dérives de ce type ? Il y a, au contraire, beaucoup à craindre puisqu'ils attendent l'ennemi sous une forme où il n'a plus guère de chance d'apparaître. Bref, il faut arrêter d'identifier eugénisme et nazisme pour commencer à réfléchir sur cette question. Il ne s'agit pas de scruter de futures dérives eugénistes puisque l'eugénisme est bien présent dans notre société démocratique, libérale et individualiste. Il n'est certes plus pratiqué dans l'intention nationaliste d'améliorer la race, ni dans l'intention humaniste d'améliorer l'espèce humaine ; il ne correspond plus à un programme explicitement autoritaire.

Jean Rostand pensait que l'eugénisme aurait atteint sa maturité lorsque ses principes auraient été intériorisés par les individus eux-mêmes . Dès lors, peu importe le mot utilisé pour désigner ce tri des naissances, peu importe que les mentalités soient à ce point orientées par la recherche de la qualité de vie que tout recours à une quelconque théorie soit superflue ; les pratiques, elles, sont de plus en plus uniformes et relèvent de présupposés apparaissant toujours plus évidents. Ceux qui pratiquent ce tri ont l'impression que tout cela va de soi ; force quasi irrésistible d'un sujet tendant à l'anonymat. Cela a été admirablement noté par Danielle Moyse :

 

Il est probable qu'en fait de " dérive ", nous nous acheminions vers une situation où les violences perpétrées pour sélectionner les naissances seront de plus en plus invisibles, plutôt que vers des actes dont le caractère manifestant scandaleux pourrait encore parler à nos consciences trop habituées à ne s'émouvoir d'un phénomène qu'en raison de son caractère visiblement odieux. Il se peut en fait que l'aspect sélectif de la gestion des naissances soit finalement amené, si nous n'y prenons pas garde, à être de moins en moins perceptible .

 

La barbarie la plus parfaite est celle qui ne se laisse pas discerner facilement, celle face à laquelle la conscience est endormie et la volonté éteinte. La barbarie parfaite, c'est celle qui s'ignore et ne provoque plus aucune révolte.

TH. C.