Alexandre Soljenistyne : « La presse peut pervertir l'opinion »

En 1974, Alexandre Soljenitsyne est expulsé de l’Union soviétique. Il s’installe d’abord en Suisse, puis aux Etats-Unis où il donne plusieurs interviews et discours restés célèbres, notamment à Harvard (1978). L’écrivain craint que le recul de la spiritualité, l’individualisme et la société de consommation soient une nouvelle forme d’aliénation de la personne humaine, plus difficile à comprendre et à combattre que les institutions ouvertement autoritaires du régime soviétique. Le dissident soviétique dénonce ce qu’il appelle le « déclin du courage » lié au « matérialisme occidental ». Parmi les signes « avant-coureurs de la fin », l’irresponsabilité de la culture, et de la presse en particulier.

UNANIME, la presse nationale a annoncé que les attentats de Paris étaient une attaque contre « la liberté d’expression », c’est l’occasion de relire ces lignes extraites du discours de Harvard, où Alexandre Soljenitsyne n’hésite pas à mettre en doute la qualité du travail de « la presse » en Occident. Il s’interroge sur la responsabilité des journalistes devant leurs lecteurs et devant l’Histoire et sur l’"unification" des lignes éditoriales.

Ses propos sont d’une cruelle actualité pour l’observateur attentif. Mais ce que Soljenitsyne n’a pas cru possible, c’est qu’en Occident aussi, l'Etat peut devenir l'instrument de contrôle de cette unification. Le traitement réservé par la justice française aux caricaturistes de Minute et à ceux de Charlie Hebdo est édifiant : les premiers ont été poursuivis et condamnés quand les seconds bénéficiaient d’une protection policière.

Ainsi, les humoristes, intellectuels, journalistes et écrivains qui sortent de ce que Soljenitsyne appelle « la tendance générale de la presse » apparaissent désormais comme des « ennemis de la République » et font l'objet de mesures de rétorsion, tandis que la « liberté de la presse » est présentée comme un fondement de l’unité nationale. Il y a de quoi s’étonner de la distinction croissante entre les intentions officielles de nos gouvernants et leurs décisions politiques.

Axel Rokvam, 19 janvier 2015.

 

LE JOURNALISTE S'EN TIRE TOUJOURS

La presse (j'emploie le mot « presse » pour désigner tous les mass média) jouit naturellement, elle aussi, de la liberté la plus grande. Mais comment en use-t-elle ? Nous le savons déjà : en se gardant bien de transgresser les cadres juridiques, mais sans aucune vraie responsabilité morale si elle dénature les faits et déforme les proportions. Le journaliste et son journal sont-ils vraiment responsables devant leurs lecteurs ou devant l'Histoire ? Quand il leur est arrivé, en donnant une information fausse ou des conclusions erronées, d'induire en erreur l'opinion publique ou même de faire faire un faux pas à l'État tout entier — les a-t-on jamais vus l'un ou l'autre battre publiquement leur coulpe ? Non, bien sûr, car cela aurait nui à la vente. Dans une affaire pareille, l'État peut laisser des plumes — le journaliste, lui, s'en tire toujours. Vous pouvez parier qu'il va maintenant, avec un aplomb renouvelé, écrire le contraire de ce qu'il affirmait auparavant.

La nécessité de donner avec assurance une information immédiate force à combler les blancs avec des conjectures, à se faire l'écho de rumeurs et de suppositions qui ne seront jamais démenties par la suite et resteront déposées dans la mémoire des masses. Chaque jour, que de jugements hâtifs, téméraires, présomptueux et fallacieux qui embrument le cerveau des auditeurs — et s'y fixent ! La presse a le pouvoir de contrefaire l'opinion publique, et aussi celui de la pervertir. La voici qui couronne les terroristes des lauriers d'Érostrate ; la voici qui dévoile jusqu'aux secrets défensifs de son pays ; la voici qui viole impudemment la vie privée des célébrités au cri de : « Tout le monde a le droit de tout savoir » (slogan mensonger pour un siècle de mensonge, car bien au-dessus de ce droit il y en a un autre, perdu aujourd'hui: le droit qu'a l'homme de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme créée par Dieu avec des ragots, des bavardages, des futilités. Les gens qui travaillent vraiment et dont la vie est bien remplie n'ont aucun besoin de ce flot pléthorique d'informations abrutissantes).

L'unification de la presse

La presse est le lieu privilégié où se manifestent cette hâte et cette superficialité qui sont la maladie mentale du XXe siècle. Aller au cœur des problèmes lui est contre-indiqué, cela n'est pas dans sa nature, elle ne retient que les formules à sensation.

Et, avec tout cela, la presse est devenue la force la plus importante des États occidentaux, elle dépasse en puissance les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pourtant, voyons: en vertu de quelle loi a-t-elle été élue et à qui rend-elle compte de son activité ? Si, dans l'Est communiste, un journaliste est ouvertement nommé comme tout fonctionnaire — quels sont les électeurs de qui les journalistes occidentaux tiennent leur position prépondérante ? Pour combien de temps l'occupent-ils et de quels pouvoirs sont-ils investis ?

Enfin, encore un trait inattendu pour un homme venu de l'Est totalitaire, où la presse est strictement unifiée : si on prend la presse occidentale dans son ensemble, on y observe également des sympathies dirigées en gros du même côté (celui où souffle le vent du siècle), des jugements maintenus dans certaines limites acceptées par tous, peut-être aussi des intérêts corporatifs communs — et tout cela a pour résultat non pas la concurrence, mais une certaine unification. La liberté sans frein, c'est pour la presse elle-même, ce n'est pas pour les lecteurs: une opinion ne sera présentée avec un peu de relief et de résonance que si elle n'est pas trop en contradiction avec les idées propres du journal et avec cette tendance générale de la presse.

Alexandre SoljenitsyneLe Déclin du courage, Discours de Harvard, 8 juin 1978.

 

 

 

 

***