Nos coups de coeur
ÉTONNE, DESEMPARE. Ce livre n'est comme aucun autre, comme rien de ce que j'ai pu lire d'essais, de réflexions et de traités philosophiques. Il m'a pris au dépourvu, et maintenant me hante, m'habite, diffuse en moi sa saveur lumineuse.
Si l'on veut dire en deux mots ce qu'est cet opuscule et le cataloguer, c'est une philosophie de la terre. Mais pour que ces deux mots signifient bien ce livre, il faut comprendre par philosophie l'amour impétueux et libre de la sagesse, et par terre notre monde quotidien tel que Dieu le crée et qu'il est laissé à notre bonne garde. Philosophe, Fabrice Hadjadj n'est pas un " spécialiste d'untel, ce qui lui confère un rang social et une place réservée dans les colloques internationaux ", ni un " éclectique pondeur d'aphorismes, ce qui lui remporte les suffrages des esthètes et des brouillons " (p. 20) ; et de fait son petit livre ne ressemble pas aux jeux cérébraux des intellectuels oisifs ou pontifiants, mais s'apparente bien plus à un guide pour la vie de l'âme. Sans jamais se départir d'un langage simple, il part d'une leçon de métaphysique aussi profonde que " terre à terre ", parcourt la morale et la politique, renverse l'écologie en plaçant à son cœur la contemplation, et finit sur l'ecclésiologie et l'eschatologie.
Sa première partie invite à regarder la terre telle qu'elle est. Non pas un cloaque qui souille tout ce qu'il touche, non pas une machine à notre disposition, non pas le tangible divin d'une nature idolâtrée. Mais " l'annonce et le chemin qui mène à Dieu " (p. 40). Fabrice Hadjadj distingue avec sagesse l'extériorité de la transcendance pour montrer comment, par cette dernière, Dieu est présent – intime même – à tout être. Et j'ai apprécié de voir enfin réfuter magistralement et définitivement la notion – ô combien fausse et souvent répétée – de " cause de soi " pour désigner Dieu.
Après cette ouverture originale à la contemplation, la seconde partie du livre de Fabrice Hadjadj prend un tout autre chemin. Il y parle de la patrie. Et là il renvoie à leurs chimères les éternels voyageurs et les irréductibles enracinés, pour désigner la vraie patrie, le Ciel, dont nos patries sont la figure. Il ne cite pas Thérèse de l'Enfant Jésus, mais les vers de la petite sainte semblent affleurer à chaque instant sous sa plume : " Ta Face est ma seule Patrie – Elle est mon Royaume d'amour – Elle est ma riante Prairie – Mon doux Soleil de chaque jour. "
Étonnantes, les méditations de Fabrice Hadjadj le sont. Il s'arrête longuement sur l'ordre donné par Dieu à Abraham : " Quitte ton pays pour le pays que je t'indiquerai ", qui désigne admirablement la situation de l'homme sur terre, qui doit s'exiler pour revenir à la Terre promise. Il prend aussi dans toute sa force le verset du psaume : " Domine jusqu'au cœur de l'ennemi ", pour montrer comment l'Église n'est pas une organisation humaine à côté d'autres, mais qu'elle les infuse et qu'elle prend les hommes au plus profond d'eux-mêmes.
Après un premier livre qui m'avait bouleversé, Et les violents s'en emparent (voir Liberté Politique n° 10, automne 1999), ce deuxième ouvrage de Fabrice Hadjadj m'a surpris, à la fois parce que, plus posé, plus serein, il rompt avec le ton du premier, et parce qu'il a gagné en clarté sans perdre en profondeur. J'aime cette libre réflexion qui s'attarde à ce qui aurait pu sembler un sujet ingrat ou ringard, la terre, mais qui ouvre tout grand les portes du Ciel pour en faire apercevoir la splendeur. Fabrice Hadjadj ne se range pas parmi les auteurs qui flagornent le succès en distillant à leurs lecteurs ce que ceux-ci voulaient entendre. Mais il a réussi, dans cette Terre chemin du Ciel, à rendre claire et familière une pensée exigeante. Je crois qu'il s'agit d'un livre essentiel et j'espère que la postérité le recevra.
Guillaume de Lacoste Lareymondie, février 2003
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