La guerre de Crimée et les chrétiens d’Orient

C’était il y a 160 ans, les grandes puissances s’affrontaient en Crimée. Mais à l’époque, tout le monde voulait protéger les chrétiens d’Orient. Non sans arrière-pensées…

LA SIGNATURE du traité de Paris, le 30 mars 1856, mettait fin à la guerre de Crimée. La consécration, en apparence, du statu quo ante dans les Balkans, au Proche-Orient et en Mer noire. Mais quel gâchis ! 95.000 soldats français, 20.000 hommes de l'armée britannique et au moins 200.000 Russes périrent dans le conflit. Morts pour Sébastopol, pour quelques kilomètres de terre.

Le prestige diplomatique de Napoléon III, à l'issue du conflit, était immense, mais c'était une gloire bien chère payée et fondée sur de biens maigres gains, pour ce souverain habituellement si soucieux de la paix et de la préservation des vies humaines.

En vérité il faut y regarder à deux fois. La guerre de Crimée plongeait ses racines bien plus profondément et son enjeu n'était pas autre que l'équilibre des puissances européennes.

La question d'Orient aux sources du conflit

L'Empire ottoman était, du mot même du tsar Nicolas Ier « l'homme malade de l'Europe ». Dans les Balkans son pouvoir s'était effrité avec l'indépendance de la Grèce, l'autonomie chèrement acquise de la Serbie, de la Moldavie et de la Valachie. Mais c'était une force encore capable de nuire, comme l'avaient durement éprouvés les Serbes durant la décennie 1840, victimes de nombreux massacres visant à réaffirmer la suzeraineté turque sur sa province autonome.

En Afrique du Nord et au Proche-Orient Méhemet Ali, général ottoman d'origine macédonienne, avait pris le pouvoir en Égypte et conquis la Palestine et la Syrie. D'abord soutenu par les Britanniques et les Français qui voyaient en lui un utile moyen d'affaiblir la Sublime porte, il avait dû rabattre de ses prétentions, Constantinople ayant bénéficié d'un retournement d'alliances in extremis, les Occidentaux préférant une mosaïque de puissances moyennes qu'une nouvelle puissance musulmane forte et structurée autour du pouvoir égyptien. Nous étions en 1841.

Ce jeu de balancier oriental était ce que l'on appelait, depuis la fin du XVIIIe siècle, la question d'Orient.

Mais si les deux puissances atlantiques qu'étaient la France et le Royaume-Uni voyaient ainsi la préservation de leurs intérêts, c'était compter sans l'Autriche et la Russie. Ces deux États, longtemps menacés par la puissance ottomane, n'imaginaient pas autrement l'avenir de cet Empire que détruit ou amoindri jusqu'à l'insignifiance. L'empire russe, notamment, était mû ici par deux motivations civilisationnelles majeures :

- D'une part les peuples en train de se libérer du joug turc, dans les Balkans, étaient slaves et donc frères des nations russes.

- D'autre part les chrétiens de l'empire ottoman, membres pour la plupart de l'un des patriarcats orientaux en rupture avec Rome et proches de celui de Moscou, tournaient leurs regards vers l'empire des Romanov qui souhaitait s'en faire le protecteur face à une France qui, protectrice des Lieux saints et des chrétiens de Terre sainte, concevait ce rôle dans la négociation avec le pouvoir turc quand les Russes le voulaient soumis.

On ne peut comprendre ces velléités guerrières de la Russie si on ne conserve pas en mémoire le poids symbolique de Constantinople, capitale du défunt l'empire byzantin, siège du patriarcat qui évangélisa la Russie, deuxième Rome quand Moscou occupait le titre pompeux de troisième Rome.

Les considérations stratégiques en renfort des symboles

Bien sûr, on ne déclenche pas une guerre pour des symboles. Ceux-ci peuvent légitimer l'action ou contribuer à la motiver, mais ils ne sauraient être suffisants, compte tenu de l'investissement de départ à consentir pour mener le conflit.

La Russie est un État continent, mais c'est un État enclavé ! Son ouverture à l'Ouest est continentale, ses ports sur la Baltique sont trop proches des puissances navales scandinaves et britanniques pour constituer un véritable intérêt en cas de guerre. La côte nord est gelée la plus grande partie de l'année et l'accès par une flotte est difficile. Le littoral du Pacifique n'est pas tellement mieux loti, et en ces années 1850 l'absence de train trans-sibérien rendait très difficile l'exploitation de cette partie lointaine de l'empire. Il ne restait plus alors, comme ouverture, que la Mer noire, avec les ports de la Crimée. Mais ceux-ci pouvaient être facilement neutralisés en cas de guerre européenne, en fermant l'accès à la Méditerranée par le détroit du Bosphore. C'était exactement ce qui était prévu par le traité de Londres de 1841, stipulant que le passage du Bosphore par une flotte de guerre ne pouvait s'effectuer qu'avec l'accord du sultan ottoman. Il était donc nécessaire pour Nicolas Ier de tenir les détroits par lui-même pour assurer la sécurité de ses déplacements maritimes.

Par ailleurs, le soutien de la Russie aux mouvements indépendantistes slaves dans les Balkans n'était pas qu'un immense élan d'amitié européenne et chrétienne. Les Russes avaient beau parler de croisade, nul n'était dupe, le tsar rêvait avant tout d'étendre l'influence de ses États dans la région, enveloppant les Balkans.

Pour le Royaume-Uni et la France c'était un risque majeur que de voir parvenir si près de leurs zones d'influence une puissance majeure comme la Russie. De cela il n'était pas question. La Russie avait réaffirmé sa puissance ses dernières années en réprimant les soulèvements de 1848 en Europe centrale et orientale, contribuant à sauver bien des trônes. Mais elle devait demeurer une puissance confinée aux confins orientaux du continent.

Le déclenchement de la guerre

Nicolas Ier commença cependant, dans le courant de 1853, des négociations avec le sultan ottoman. Il s'agissait d'obtenir de lui la reconnaissance d'un droit de protection spécial de la Russie sur les chrétiens orientaux, permettant aux armées du tsar d'intervenir pour assurer leur protection chaque fois que nécessaire. C'était réduire à rien la souveraineté turque et faire, de fait à défaut de droit, de tous les chrétiens d'Orient des sujets du tsar. En mai 1853, Nicolas Ier passait à l'acte et ses troupes entraient en Moldavie-Valachie.

La diplomatie russe pensait pouvoir s'appuyer sur la neutralité bienveillante du Royaume-Uni, trop heureux de voir la France perdre son droit de protection des chrétiens de Terre sainte, et sur l'amitié de l'Autriche, sauvée de la Révolution par les armées du tsar en 1849.

Les appétits de Saint-Pétersbourg étaient trop inquiétants pour l'équilibre des puissances, et il n'en fut pas ainsi. La diplomatie britannique et française s'entendit pour soutenir Constantinople qui, lasse de subir les pressions russes déclara la guerre au tsar Nicolas à la fin de 1853. Automatiquement la France et le Royaume-Uni se joignirent au sultan, mais sous condition, notamment que celui-ci proclame, à l'issue du conflit, l'égalité des droits pour tous les cultes dans l'empire et confirme l'autonomie des provinces balkaniques. En somme, qu'il fut confronté à l’expansionnisme russe ou au secours occidental, l'empire ottoman affaibli restait le jouet de leurs visées géopolitiques.

Le conflit à peine commencé s'élargissait à l'Europe entière. L'Autriche, inquiète des ambitions de Nicolas Ier, pensait se joindre à la coalition avec toute la Confédération d'Allemagne. Mais la diète de Francfort refusa l'engagement, menée par un jeune député prussien craignant qu'une défaite trop cinglante de la Russie ne déséquilibre de nouveau le jeu des puissances en faveur de la France et de l'Autriche au détriment de la Prusse. C'était Bismarck.

Le royaume de Piémont, pour des raisons similaires de maintien ou d'accroissement de sa puissance, se joignit à cette lutte lointaine, qui lui permettait de s'affirmer, à peu de frais, comme un État guerrier digne de gouverner l'Italie.

La conclusion générale d'un conflit localisé

Les opérations militaires, cependant, restèrent limitées à la seule Crimée, et encore à une partie de celle-ci. Les Russes avaient échoué à s'enfoncer durablement dans les Balkans ottomans. Ayant franchi le Danube en avril 1854, un fort corps expéditionnaire de 50.000 Anglo-Français, la menace d'une intervention autrichienne et les forces mobilisées par le sultan les contraignirent à se replier également. Une colonne française avait tenté de les poursuivre en Russie. Brisée par le choléra, harcelée par les Russes, elle dû battre en retraite.

Les combats allaient donc se concentrer sur les ports de la Mer noire, enjeu stratégique du conflit. En septembre 1854 les troupes de l'empereur Napoléon III et de sa majesté la reine Victoria débarquaient en Crimée. En octobre le siège était mis devant Sébastopol. Le gâchis fut immense. Mal préparées à une expédition longue dans des conditions climatiques difficiles, les armées occidentales perdirent bien plus d'hommes du choléra et du scorbut que des combats. Sur le total des pertes européennes (115.000 environ), celles dues à des affrontements militaires ne dépassent pas 25.000 hommes. La santé des Russes n'était pas plus brillante, et leur incapacité à briser l'étau du siège par l'envoi de troupes venues de l'intérieur de la Russie était éloquente. Si l'empire ottoman était « l'homme malade », l'empire russe était un colosse aux pieds d'argiles.

La chute de Sébastopol au début de septembre 1854, après une succession d'assauts frontaux aussi coûteux en hommes qu'inutiles en gain de terrain, mettait fin à la guerre. Nicolas Ier était mort au mois de mars, abattu par l'échec de sa politique. Son fils Alexandre II, pressé par l'Autriche et les États allemands, mis face à la défaite des armées de son père, accepta de négocier.

Le traité de Paris fixa le principe de la démilitarisation de la Mer noire, sur laquelle aucune puissance n'aurait plus le droit, désormais, d'entretenir une flotte ou des ports de guerre. En outre, les provinces autonomes de l'empire ottoman dans les Balkans se voyaient confirmer leur statut, garanti par les puissances européennes. La Russie cédait à la province autonome de Moldavie le sud de la Bessarabie, c'est-à-dire l'embouchure du Danube, dont la liberté de navigation était ainsi garantie. L'intégrité du territoire ottoman était garantie, en échange de la reconnaissance de l'égalité des droits pour les chrétiens de l'empire.

La Russie était ainsi neutralisée au sud de l'Europe, tandis que Constantinople ne s'en tirait que par une fausse victoire. En effet, la garantie de la protection européenne sur les États balkaniques limitait au minimum sa souveraineté effective et préparait les indépendances serbes et roumaines (union de la Valachie et de la Moldavie) en 1878.

Quant aux chrétiens de l'empire, il fut impossible, dans la pratique, de leur donner des droits nouveaux. Les Turcs considéraient cette réforme comme une œuvre impie, et les chrétiens préféraient finalement leurs anciens privilèges, même fragiles, à une égalité de droits qui les fondait dans l'empire, au risque de perdre leur spécificité communautaire. Pour eux les persécutions n'étaient pas finies, et en 1860, débarrassée de la concurrence russe, c'est la France qui intervint au Liban et en Syrie pour défendre les Maronites martyrisés par les Druzes.

Voici le témoignage du chef d'escadron de Tucé sur les massacres de chrétiens en 1860 en Syrie : >>>« Nous avons traversé beaucoup de villes, bourgs, etc. : tout est saccagé, brûlé, pillé. Il est impossible d'opérer une œuvre de destruction d'une façon plus complète. Dans les rues, les cadavres des habitants conservaient la posture du supplice qu'on leur avait infligé. Il y en avait de toutes les sortes, crucifiés, empalés, et une foule de raffinements de cruauté dont on ne saurait se faire idée. Les journaux qui ont raconté ces horreurs sont tous restés au-dessous de la vérité. Seulement on n'accuse que les Druses de ces atrocités ; ils en ont leur part, mais ceux qui les ont le mieux aidés, ce sont les troupes turques... »

Toute ressemblance entre cette guerre de Crimée et son contexte international avec des événements récents serait absolument fortuite...

 

Gabriel Privat

 

 

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