Bernard Kouchner au Quai d'Orsay, scandale ou provocation calculée ? La réponse d'Yves Meaudre, directeur général de l'ONG Enfants-du-Mékong, fin connaisseur du monde des "humanitaires" français dont le nouveau ministre des Affaires étrangères est une figure emblématique.

HOMME LIBRE libre intellectuellement, Bernard Kouchner n'est pas un idéologue, malgré son passé aux jeunesses communistes. Qu'on se souvienne : son engagement à faire découvrir le drame des boat people et condamner le régime communiste d'Hanoi lui valut les inimitiés déchaînées de son propre milieu. Dans ses nombreux livres, la star la plus populaire de la gauche française n'a cessé de dénoncer l'aveuglement de son camp devant la vérité du marxisme. Il rappelle par exemple comment Roger Garaudy, insensible à l'extrême jeunesse des réfugiés en fuite, lui reprocha de sauver les boat people, et notamment des nourrissons : Qu'ils meurent, ce sont de futurs fascistes ! Kouchner fut l'un des seuls à s'indigner du cynisme des bien-pensants, et cela au plus fort des années de souveraineté idéologique du marxisme en France. Il avait tout à y perdre, mais il l'a fait.

 

Fondateur de Médecins-sans-frontières, administrateur du Kosovo en guerre sous mandat de l'ONU, l'homme est un mondialiste, la Terre est son village . Sans enracinement historique personnel, on voit mal comment il pourra intégrer dans sa politique la défense des intérêts de la France, lui qui a une vision planétaire de sa mission d'homme public.

Enseignant aux États-Unis, il aime les Américains, et n'a pas les réserves d'usage des Français à l'égard de Washington, tout comme le nouveau Président. Ni l'un ni l'autre n'ont peur d'affirmer leurs engagements dans les sphères internationales. Mais cela augurera peut-être une diplomatie plus crispée vis-à-vis du monde arabo-musulman.

Très courageux physiquement, Bernard Kouchner a conduit des opérations extérieures à haut risque, y compris comme ministre, sous les yeux horrifiés des diplomates. Il est sensible aux hommes d'action intrépides et fidèles ; ainsi, il vénère certains religieux catholiques engagés sans réserve au service des plus pauvres, comme le Père Pierre Ceyrac avec qui s'est établi une réelle confiance. Ils se tutoient. J'ai été le témoin de débats spirituels entre eux sur la souffrance, le ramenant sans cesse à la question des finalités. Incontestablement celles-ci le travaillent : B. Kouchner. — Mais Pierre je ne crois pas en Dieu !

P. Ceyrac. — Là n'est pas la question, la vraie question est celle de Dieu qui croit en toi.

B. Kouchner. — Je n'ai jamais envisagé la question sous cet angle. Il a beaucoup joué à s'approprier l'image de l'abbé Pierre avec qui il entretenait des liens presque filiaux, et a écrit une biographie de Sœur Emmanuelle.

 

Ancien ministre de la Santé, Kouchner est sans référence morale objective, comme la plupart de ses confrères depuis Simone Veil. Son système de valeurs est celui de ses contemporains fatalistes qui ne comprennent pas l'enjeu de la défense de la vie. Mais contrairement à d'autres, il n'est pas fermé. Il pourrait évoluer en face d'une argumentation rigoureuse et sensible. Médecin, il soigne et il lutte comme le docteur Rieux dans La Peste, porté par pur dévouement existentialiste : Je suis dans la nuit, et j'essaie d'y voir clair... Il aime Camus comme... le Père Marie-Dominique Philippe !

 

Résumer le nouveau ministre des Affaires étrangères à la diplomatie des sacs de riz devant les caméras serait donc injuste. L'homme a une autre envergure. Son mondialisme laïque est une philosophie largement partagée chez les têtes pensantes du monde de l'humanitaire..., mais son humanisme n'est pas abstrait. L'homme est un combattant d'expérience qui aime provoquer. Ce n'est pas par hasard s'il existe une connivence entre esprits rebelles des deux bords : Christine Ockrent, Mme Kouchner à la ville, a été marraine de Science Com', l'école supérieure de communication créée par Philippe de Villiers. Mais plus normalement, c'est avec le fond catho d'un centre-gauche décalé, prodigieusement efficace dans l'instrumentalisation des médias, que le volontarisme kouchnerien se trouve des complicités. C'est le futur président d'Emmaüs-France, son ami Martin Hirsch, un énarque brillant, généreux, qui sera son chef de cabinet en 1997 — et qui vient d'être nommé haut-commissaire aux "Solidarités actives contre la pauvreté" !

En prenant Bernard Kouchner dans le gouvernement de François Fillon, Nicolas Sarkozy se dote d'une arme médiatique redoutable. En tous cas, l'homme est d'une autre dimension que son prédécesseur. Avec ce french doctor fort en gueule, le nouveau président trouve un collaborateur de caractère qui partage les mêmes références culturelles et morales. Son choix est cohérent. Et il joue plutôt bien sa partie pour achever d'ébranler l'édifice socialiste.

L'alternative socialiste, Hubert Védrine, offrait davantage de compétence, mais contrairement aux apparences, l'ancien chef de la diplomatie française sous Lionel Jospin est sans doute plus sectaire. Ses racines idéologiques — l'homme est président de la Fondation François-Mitterrand — auraient eu raison de sa participation à un gouvernement UMP. Kouchner lui, n'est pas idéologue, de cela je suis certain.

Cela dit, il faut vraiment craindre que notre diplomatie soit agitée, et beaucoup compter sur François Fillon pour préserver l'indépendance qui assure l'autorité de la France sur le plan international. Le risque serait qu'on réduise la politique étrangère à la défense de "causes" ou plus dangereusement, qu'on utilise les forces de la France pour faire avancer des causes.

Certes, on comprend que la vieille droite s'émeuve, et que les fidèles toussent. Mais gouverner un pays, ce n'est pas distribuer des accessits aux amis qui le méritent peut-être. Si l'intérêt supérieur de la nation passe par une décrispation des autorités autour d'un projet commun qui suppose l'engagement de réformes aussi douloureuses que nécessaires, pourquoi pas ?

*Yves Meaudre est directeur général des Enfants-du-Mékong, aide à l'enfance du Sud-Est asiatique.

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