Les déboires judiciaires de Serge Dassault à Corbeil offrent une cible facile à la bien-pensance de gauche, et même de droite. D'autant que, loin de prendre le chemin de la retraite, l'ancien maire, né en 1925, toujours sénateur de l'Essonne, espère retrouver son siège en 2010, une fois redevenu éligible.

Les relations des maires avec leur ville sont souvent comparées à une histoire d'amour. Celle-là est singulière à plus d'un titre.

Quelles que soient les raisons qui ont conduit le Conseil d'État à invalider son élection, ou même la manière assez acrobatique dont il gérait, paraît-il, sa ville, l'histoire de Serge Dassault à Corbeil est, il faut bien le dire, parfaitement atypique dans l'histoire politique française.

Passion tardive

D'abord parce que, si passion il y a, il s'agit d'une passion tardive : c'est à soixante-dix ans qu'il fut élu maire pour la première fois, après plusieurs tentatives infructueuses. Amour d'automne en quelque sorte. Serge Dassault avait aussi essuyé à Corbeil plusieurs échecs aux législatives et n'était entré que de justesse au conseil général en 1988. Tout cela après une carrière industrielle déjà fort bien remplie.

Mais le véritable mérite de Serge Dassault n'est pas dans le caractère tardif de cette passion. La vérité est que, compte tenu de ce qu'il était, de son nom, de sa fortune, il n'avait, s'il voulait entrer en politique, qu'à bouger le petit doigt pour obtenir une investiture confortable dans le VIIe ou le VIIIe arrondissement, à la rigueur dans une jolie ville bien ancrée à droite de l'Ouest parisien.

Pourquoi a-t-il tenté de s'implanter à Corbeil-Essonne, une ville mal commode d'accès quand on vient de Paris, ville ouvrière longtemps tenue par le Parti communiste, banlieue difficile dont l'immense cité des Tarterets défraye régulièrement la chronique et où par conséquent il n'était sûr ni d'être élu, ni de le rester facilement ?

Attitude d'autant plus déconcertante qu'elle n'a guère de parallèle en France. Le grand-père Marcel lui-même, n'avait pas pris tant de risques, en s'implantant dans une Oise rurale et conservatrice.

On peut voir là le goût du défi. C'est déjà bien.

On peut y voir plus : au moment où tout le monde se croit obligé de jeter la pierre à l'élu invalidé, peut-être faut-il mettre à son crédit d'avoir fait ce que personne ne se soucie plus guère de faire dans nos élites : jeter un pont entre les deux France — celle qui dirige, laquelle de moins en moins, quitte le pourtour du bois du Boulogne et celle qui se trouve marginalisée dans les banlieues appelées autrefois ouvrières, dites aujourd'hui par une litote pudique difficiles .

 

Deux France
Il fut un temps où la classe politique servait de lien entre une France populaire encore rurale et les centres de décision parisiens. Même si ce lien prenait souvent la forme du patronage ou du clientélisme, il valait après tout mieux que le délaissement qui prévaut de nos jours.
Aujourd'hui les jeunes gens qui veulent arriver vite en politique choisissent le plus souvent la région parisienne et, du côté de la droite, les beaux quartiers : le moins loin possible du VIIe arrondissement et l'électorat le plus facile à fidéliser. Les socialistes eux-mêmes préfèrent de plus en plus les quartiers bobos . Les carrières en province elles-mêmes se dévalorisent. On a pu voir, chose autrefois tenue pour impossible, un jeune homme ambitieux faire une très belle carrière en partant de Neuilly ! Il n'est plus nécessaire de connaître le peuple de France pour devenir président de la République.
Au moment où disparaissent de nos banlieues les cadres religieux ou syndicaux, où s'affaiblissent l'Église catholique et le Parti communiste, rien ne vient relayer cet encadrement traditionnel sinon, pour les adeptes de l'islam, le réseau des imams, et pour les autres, les commissariats de police, expression minimale de l'État et de la société quand toutes les autres ont disparu. Faute de médiateurs sociaux naturels, on en recrute et on les paye. Lors d'un colloque sur l'État comme il s'en tient tant à Paris, un intervenant dit récemment que les élites politico-administratives savaient de moins en moins ce qui se passait dans les banlieues et même dans le monde rural, et que, pour dire les choses brutalement, les riches connaissaient de moins en moins les pauvres.
Le bon pasteur connaît ses brebis. Ce devoir des plus riches, des plus instruits, des plus influents, de garder un contact avec le peuple, non seulement celui des campagnes mais aussi celui des banlieues, d'y exercer une sorte de leadership de proximité, fut-il intermittent, le général de Gaulle en était plus que quiconque conscient : quand Gaston Palewski dut se présenter aux élections, il le parachuta à Saint-Denis – où il gagna ! Là où les esprits superficiels ne virent que le goût du paradoxe, s'exprimait en fait toute une éthique. Inutile de dire qu'aujourd'hui nos élites mondialisées, pour qui Neuilly est plus près de New York que de Clichy, se moquent comme d'une guigne de cette responsabilité. Voilà au moins un reproche qu'on ne saurait faire à Serge Dassault.
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