Le président de la République est un homme pressé ; il aime aussi bousculer ses interlocuteurs et faire sentir son pouvoir de décision. Cela ne suffit pas à expliquer le tollé qu'a suscité le discours qu'il a prononcé lors de l'audience solennelle du début d'année de la Cour de cassation.

 Pourtant, qui ne souscrirait aux constatations qui fondaient son propos ? Notre procédure pénale n'est pas assez respectueuse des droits des personnes ; elle est insuffisamment contradictoire ; et la détention provisoire demeure beaucoup trop répandue. La Cour européenne des droits de l'homme sanctionne régulièrement la France sur ce chapitre.
Un diagnostic peu contestable
Alors que la police technique et scientifique a enregistré de très grands progrès, notre justice pénale repose toujours sur le culte de l'aveu au lieu d'avoir le culte de la preuve. Le juge d'instruction ne peut plus à la fois conduire l'enquête et être l'arbitre de la procédure. Le secret de l'instruction est devenu une fable à laquelle plus personne ne croit et que plus personne ne respecte. Les contraintes procédurales accumulées au fil des réformes sont devenues un champ de mines propre aux erreurs et aux nullités.
Enfin, le nombre de réformes de la procédure pénale (vingt réformes en vingt ans) montre que l'on n'a manifestement pas trouvé le point d'équilibre.
Si toutes ces affirmations sont vraies, et elles le sont, pourquoi cette levée de boucliers ? Parce que le chef de l'État a osé s'affranchir des banalités d'un diagnostic avéré [1] pour formuler une proposition précise : remplacer le juge d'instruction par un juge de l'instruction qui ne dirigera plus l'enquête mais qui en contrôlera le déroulement, tandis que l'enquête sera exclusivement confiée au parquet, avec la même obligation d'instruire à charge et à décharge.
C'est d'ailleurs, à peu de choses près, le système en vigueur en Allemagne depuis la réforme de 1975 qui a abolit le juge d'instruction, et l'on ne sache pas qu'il débouche sur une plus mauvaise justice. Quant aux quelque 570 juges d'instruction, ils renforceraient utilement parquets et formations de jugement, tandis que tomberaient d'elles-mêmes les critiques sans solution dont ils font l'objet.
Le juge d'instruction au centre des critiques
Contrairement aux idées reçues, il n'y a plus grand monde pour défendre les juges d'instruction. Ils concentrent sur eux beaucoup des critiques formulées à l'encontre du fonctionnement de la justice bien que seulement 5% des affaires passent entre ses mains : trop jeunes, trop seuls, mal formés, etc. De fait, les échecs les plus retentissants de l'instruction surviennent en général dans les petites juridictions qui ne disposent pas des ressources humaines et matérielles que nécessitent les affaires complexes [2]. La loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l'équilibre de la procédure pénale, à laquelle Pascal Clément a attaché son nom, comporte quelques remèdes avec la co-saisine de plusieurs juges d'instruction et la création de pôles de l'instruction . Ce sont des pis-aller.
L'arbre de certains succès ne doit pas cacher la forêt : même le pôle financier n'est pas à l'abri de sévères critiques qui s'élèvent régulièrement à l'occasion de ses nombreux ratés. Quant au pôle anti-terroriste, on aurait sans doute obtenu les mêmes résultats dans une structure spécialisée du parquet : ils tiennent à la qualité de ses magistrats et à leur longévité en fonction plus qu'à leur statut.
En réalité, le juge d'instruction est une institution en déséquilibre : magistrat du siège, il est néanmoins soumis au parquet sans les réquisitions duquel il ne peut se saisir et qui révise systématiquement tout son travail ; chargé d'instruire, il commence par refaire l'enquête préliminaire à sa saisine ; devant instruire à charge et à décharge, il a néanmoins pour rôle de confondre le coupable quand ce n'est pas déjà fait ; intervenant parfois longtemps après la commission de l'infraction, alors que les preuves et les constatations immédiates n'ont pas été recueillies par lui, il est trop souvent tenté d'utiliser ses pouvoirs comme moyen de pression ; il lui arrive de plus en plus fréquemment de mettre lui-même en scène ses interventions comme s'il voulait stigmatiser d'avance sa cible [3] ; s'il ne dispose plus du pouvoir d'incarcérer, en revanche le juge des libertés qui le détient ne connaît pas le dossier et ne peut que s'en remettre à sa demande ; quant à la chambre d'instruction sous le contrôle de laquelle il opère, elle n'est pas mieux lotie et généralement entérine ses actes.
La fausse question de l'indépendance des procureurs
Que penser de la perspective de voir toute enquête désormais conduite par le parquet seul ?
À qui fait valoir que c'est déjà le cas pour 95% des affaires, on répond habituellement que les plus importantes et les plus sensibles, notamment les affaires politico-financières sont conduites par les juges d'instruction ; et que laissées entre les mains du parquet elles n'eussent jamais abouti. Là-contre, faut-il rappeler que nombre de juges d'instruction ont laissé dormir des dossiers sensibles pendant des années, ou les ont enlisés dans des impasses de procédure, ou les ont utilisés à d'autres fins que la recherche de la vérité et la solution de l'affaire à eux confiée ?
A priori, plus sérieuse apparaît l'objection tirée de la dépendance alléguée du procureur. Placé sous l'autorité hiérarchique du garde des Sceaux, nommé par décret, on tient pour évidente sa soumission. La multiplication récente des directives et circulaires de portée générale [4] émanant de la chancellerie pourrait le laisser penser. Les magistrats du parquet eux-mêmes l'ont assez mal ressentie, ayant l'impression d'y perdre une part de leur pouvoir d'appréciation ; ce qui n'est pas faux dans la mesure où il s'agissait d'harmoniser des pratiques hétérogènes entre les juridictions et préjudiciables au bon fonctionnement de la justice.
La réalité quotidienne demeure néanmoins celle d'une indépendance d'esprit autant que de fait : d'une part l'action publique ne dépend pas du seul parquet mais peut être mise en mouvement par les justiciables eux-mêmes à partir des plaintes déposées ; d'autre part, les procureurs sont plus enclins à apporter des réponse judiciaires aux affaires dont ils sont saisis qu'à complaire à quiconque ; enfin, selon un principe auquel ils sont très attachés et qu'ils mettent régulièrement en pratique, si leur plume (c'est-à-dire les réquisitions écrites) est serve, leur parole (notamment à l'audience) est libre.
La Cour européenne des droits de l'homme semble pourtant avoir entériné ce point de vue dans un arrêt récent rendu contre la France [5] en déclarant que le procureur n'est pas une autorité judiciaire au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié . Cette affirmation, contraire à une tradition multiséculaire ancrée dans notre Constitution et réaffirmée avec constance par le Conseil constitutionnel [6], renverse une jurisprudence antérieure de la Cour qui considérait que les conditions de nomination des procureurs avaient moins d'importance que l'exercice concret de leurs prérogatives.
Sacrifice à l'air du temps ? J'y vois plutôt une étape supplémentaire de l'évolution de la CEDH en direction de la conception anglo-saxonne de la magistrature et en faveur de la procédure d'instruction dite accusatoire aux dépens de la procédure inquisitoriale . La suivre dans cette voie serait un remède pire que le mal, il n'est que d'observer ce qui se passe aux États-Unis : justice-spectacle ; chantage judiciaire ; déséquilibre congénital entre l'attaque outrageusement favorisée par ce système, et la défense contrainte dans 90% des cas à plaider coupable puis à transiger sur les réparations ; erreurs judiciaires nombreuses. La procédure accusatoire n'a rien pour convaincre et tout pour révulser.
Les mauvaises raisons du blocage
En France, personne ne demande d'aller jusque là. Alors que la proposition de suppression du juge d'instruction date de près de vingt ans [7] et a été unanimement reconnue comme la bonne solution lorsqu'elle a été formulée, d'où vient le blocage ? Outre ceux qui s'opposent par principe à tout ce qui émane de Nicolas Sarkozy, il est triste de déceler la conjonction de deux mauvaises raisons.
La première tient au corporatisme de la magistrature française qui vit repliée sur elle-même, dans un monde hermétique : plus elle se sent coupée de la société par un divorce croissant dont témoignent toutes les enquêtes, plus elle s'enferme dans sa citadelle. Alors que la justice, par nature, est une fonction régalienne, la plus haute dans l'ordre politique, exercée par délégation du souverain, raison pour laquelle elle est rendue au nom du peuple français , le corps des magistrats ne se conçoit lui-même qu'en autogestion et se voit comme le gardien d'un droit dont il serait le seul maître et dont il n'aurait de compte à rendre à personne.
C'est sans doute la raison pour laquelle Nicolas Sarkozy n'a pas voulu attendre les conclusions de la commission présidée par Philippe Léger, mise en place pour proposer une refonte du code de procédure pénale : il craignait sans doute, et non sans motif après cinquante ans d'efforts inaboutis, qu'elle cale devant les mesures politiques les plus radicales et se contente d'un échenillage de mesures techniques, utiles sans doute mais insuffisantes. La révision de la carte judiciaire l'a confirmé, s'il en était besoin : dans un tel contexte, la réforme de la justice ne peut pas se faire en douceur et de façon consensuelle.
La seconde raison provient des avocats : toute simplification des procédures se heurte à leur lobby, très puissant au niveau politique, qui brandit immédiatement l'atteinte aux droits de l'homme. Il est pourtant reconnu depuis longtemps que la complexité et l'enchevêtrement des procédures sont devenus un obstacle à une bonne justice, rendue rapidement et sur le fond. En réalité, les avocats sont sans doute trop nombreux et beaucoup ont besoin de ces contentieux artificiels suscités par le foisonnement procédural pour vivre.
Nicolas Sarkozy n'avait pourtant pas omis de détailler les contreparties. Le juge de l'instruction , magistrat du siège, contrôlera le déroulement des enquêtes ; les charges pesant sur les prévenus feront l'objet d'une audience publique ; les litiges entre le parquet, les inculpés ou les parties civiles, portant sur les auditions, expertises et autres actes d'instruction pourront être tranchés de la même façon ; une juridiction collégiale se prononcera sur les détentions provisoires après un débat public et contradictoire ; et les avocats seront présents dès le début de l'enquête.
Ce n'est pas rien du point de vue des droits de l'homme et de la protection des justiciables. Mais il n'est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

[1] Il peut néanmoins être utile de renvoyer le lecteur à une synthèse de ce diagnostic ; cf. François de Lacoste Lareymondie, La justice pénale sur une pente de mort clinique, Libertepolitique.com, Décryptage, 20 novembre 2006.
[2] Avant l'affaire d'Outreau, celle de Bruay-en-Artois ou l'affaire Grégory , par exemple.
[3] Cf. la récente interpellation de M. de Filippis, directeur de la publication de Libération à son domicile pour un délit éventuel de diffamation.
[4] Il n'y a plus, depuis des lustres et quoi qu'on en dise, d'instruction directe donnée par la chancellerie au parquet sur des affaires particulières : outre qu'elles ne servaient pas à grand-chose, il serait impossible de les cacher et leur seule existence se retournerait contre leurs auteurs.
[5] Affaire Medvedyef c. France, arrêt du 10 juillet 2008, contre lequel la France a d'ailleurs fait appel devant la Grande Chambre de la Cour.
[6] Cf. par ex. la décision n° 93-326 CC du 11 août 1993 selon laquelle l'autorité judiciaire qui, en vertu de l'article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet .
[7] Rapport Delmas-Marty au ministre de la justice sur la mise en état des affaires (1990).

***