L'interdiction des minarets en Suisse par voie de referendum a déclenché un tollé que nul n'avait prévu à l'échelle mondiale. Beaucoup de bruit pour pas grand-chose ? Bien au contraire. L'opposition aux minarets relève de la protestation culturelle, révélateur d'un malaise identitaire sur lequel les élites devraient s'interroger sans passion. Dans une société sécularisée, c'est aussi la manifestation d'une laïcité hostile à toute expression religieuse qui pourrait avoir d'autres conséquences.

La neutralité de la Suisse est permanente depuis le XVIIe siècle (en dehors de la parenthèse révolutionnaire et napoléonienne). Garantie par le traité de Vienne de 1815, elle lui a épargné les cataclysmes du XXe siècle et a fait sa fortune. Ne se retournerait-elle pas contre elle à présent ? Cette neutralité a justifié son refus d'adhérer à l'Union européenne et, pendant longtemps, ne l'a pas pénalisée ; jusqu'à ce que les circonstances évoluent en sa défaveur.
Un pays isolé
De ceux qui, en Europe, auraient pu lui tenir compagnie — Autriche, Irlande, Finlande, Suède, l'ont abandonnée — il ne reste que la modeste Norvège. Bien sûr, sa neutralité garde encore son utilité : l'ambassade de Suisse en Iran y représente les intérêts américains et sert d'intermédiaire dans le dialogue entre les adversaires. Néanmoins, le monde bouge sans elle ; ou plutôt contre elle ; et menace la source même de sa prospérité.
L'affaire UBS, qui s'est terminée par une capitulation devant les exigences américaines de transparence, en a donné le signal. La Suisse a dû ouvrir une brèche dans le sacro-saint secret bancaire et, par là, retirer à l'évasion fiscale l'un de ses principaux ressorts. Ce premier pas franchi, d'autres n'ont pas tardé, cette fois-ci au profit de pays à qui elle aurait opposé une brutale fin de non-recevoir en d'autres temps, y compris la France.
En arrière-plan, le modèle économique suisse lui-même est directement menacé. Il repose sur la finance apatride et une absence totale de scrupule quant à l'origine des fonds déposés dans les coffres de ses banques, pourvu que les apparences de la respectabilité soient sauves et que les formes du droit respectées. Tant que seuls quelques dictateurs se faisaient épingler, il n'y avait pas péril en la demeure : les Suisses savaient faire la part du feu et refermer rapidement le rideau de l'opacité. Depuis que la finance mondiale déstabilise l'économie de la planète et que l'impécuniosité des grands États leur commande de racler les fonds de tiroir, ceux-ci ne plaisantent plus.
Mais la société suisse, elle, n'a pas changé : le repli sur soi y demeure très ancré. On peut invoquer les traditions des vallées alpines, l'isolement géographique (quoique très atténué avec les moyens modernes de communication), la volonté de préserver un mode de vie exceptionnel. Que les promoteurs du referendum sur les minarets n'aient eu aucune conscience des répercussions possibles de leur succès en est une illustration supplémentaire. Peut-être est-ce la goutte d'eau qui menace de faire déborder le vase : une fois de plus en quelques mois, la Suisse se trouve mise au pilori sans quiconque pour la défendre.
De modèle de vertu qu'elle était, elle est en passe de devenir un repoussoir politico-moral.
Les ambiguïtés de la démocratie directe
Le résultat du récent referendum ne laisse aucun doute quant au sentiment de la population suisse. Alors qu'en général les votations mobilisent nettement moins de la moitié des électeurs, dans le cas présent ils ont été 55% à se rendre aux urnes. Quant à la majorité, elle est nette : 57,5% des votants ont approuvé l'interdiction des minarets. La vox populi est incontestable.
Nombreuses ont été les voix qui, hors de Suisse, se sont insurgées contre le mécanisme permettant à un petit nombre de citoyens (50.000 signatures recueillies en moins de 100 jours) d'imposer la tenue d'un referendum à l'encontre d'une loi existante. Paradoxe que l'on peut pousser plus loin encore : le résultat eût-il été inverse, comme les sondages l'annonçaient à tort, les mêmes se fussent félicités de la sagesse du peuple.
Le peuple aurait-il donc tort ? En tout cas, il a refusé de se laisser dicter sa conduite par ses dirigeants : tous les grands partis, le gouvernement même, tous les grands médias, avaient milité pour le non . Ils ont été fermement contredits.
S'il est une leçon politique à tirer de cet évènement, c'est l'ambiguïté de la démocratie directe. D'une part, et c'est l'argument que retiendront ceux qui s'insurgent contre le conformisme politique et culturel, elle permet au peuple d'échapper au modèle que des gouvernants seraient tentés de lui imposer contre son gré. D'autre part cependant, elle ouvre la voie à des manifestations où la démagogie peut se déployer sans frein et dont les conséquences ne sont pas maîtrisables : l'affiche de campagne des promoteurs du oui , où l'on voyait une femme en burqa sur fond d'une forêt de minarets pointés vers le ciel comme autant de missiles, en témoigne qui procédait à des amalgames contestables et très éloignés de la réalité. Leur succès ouvre une boîte de Pandore que nul ne sait refermer
À présent, comment le gouvernement suisse va-t-il gérer une situation qui semble n'avoir pas d'issue raisonnable ? Il est tenu d'intégrer l'interdiction de construire des minarets dans l'article 72 de la Constitution sur les relations entre l'État et les religions, en tant que mesure propre à maintenir la paix entre les membres des diverses communautés religieuses ; mais il risque de cristalliser le conflit avec les pays musulmans dans un conteste international particulièrement délicat. Ceux-ci se sont tous scandalisés du résultat, parfois en des termes violents. Un seul exemple : le Premier ministre turc Erdogan, qui est connu pour sa brutalité et pour sa propension à l'ingérence dans les affaires européennes, a assimilé le vote à une erreur que la Suisse devrait au plus tôt corriger ; il y a vu le reflet de la montée d'une vague de racisme et de l'extrême-droite en Europe , en soulignant que l'islamophobie est un crime contre l'humanité (pas moins !).
On notera en outre que, sur les vingt-six cantons que compte la confédération, les quatre où le non a été majoritaire sont tous francophones (Bâle-ville, Neuchâtel, Vaud et Genève), et que deux d'entre eux sont essentiellement urbains et ouverts sur le monde : Bâle avec ses nombreuses grandes entreprises, et Genève où se trouve le deuxième siège des Nations-unies. Est-ce le signe d'un clivage qui s'installe entre la Suisse profonde et celle qui est davantage ouverte sur le monde et sensible à ses influences ? Voilà en tout cas qui n'arrangera pas les relations internes entre cantons.
L'imprévisible ricochet
Les défenseurs du oui et ceux qui appellent à respecter le résultat d'un vote incontestablement démocratique, n'ont pas tort de souligner que minaret ne signifie pas mosquée ; que l'interdiction de ceux-ci ne vise pas celles-là ; et que nombre de mosquées, y compris dans les pays musulmans, ne comportent pas de minarets, du moins pas de ceux, élevés et pointus, que l'on voit en Turquie et dans les Balkans anciennement sous influence turque.
La polémique post-électorale a également permis de rappeler l'absence assez générale de symétrie entre les pays européens où le droit de construire des mosquées n'est pas contesté, et les pays musulmans où la construction d'églises, de temples et de synagogues est au mieux entravée, et souvent interdite. Cette dissymétrie, pour criante et inacceptable qu'elle soit, ne justifie cependant pas que l'on refuse aux musulmans des lieux de culte : par la voix de Mgr Antonio Maria Sveglio, président du Conseil pontifical pour les migrants, le Vatican a affirmé être sur la même ligne que les évêques suisses , lesquels avaient déclaré que les résultats portaient un coup dur à la liberté de religion . Dans un entretien à Radio Vatican, le secrétaire général de la conférence épiscopale suisse, Mgr Felix Gmür, a rappelé que le concile Vatican II énonce clairement que toute personne a le droit de pratiquer sa religion et que toutes les religions ont le droit de construire des édifices religieux.
Pourquoi est-on ainsi passé subrepticement du minaret à la liberté religieuse, même au niveau du Vatican ? Derrière la question des minarets en effet, s'en profile une autre qui est beaucoup plus préoccupante. Ici comme dans plusieurs affaires récentes telles que celle des crucifix dans les salles de classe italiennes, est en train de cheminer l'idée que tout ce qui exprime la religion dans l'espace public serait à proscrire au nom de la laïcité. Il s'agit évidemment d'une conception idéologique et sectaire de la laïcité ; mais elle s'insinue dangereusement et se retournera évidemment contre les chrétiens en Europe même.
Quant on soutient que tout signe religieux doit disparaître de l'espace public, on glisse progressivement d'une conception stricte de cet espace, à savoir les bâtiments publics affectés à un service public, à une conception large qui englobe tout ce qui est visible de l'extérieur en dehors d'un espace strictement privé. À ce titre, le temps viendra où les clochers mêmes de nos églises seront menacés ; d'ailleurs, n'évite-t-on pas d'en ajouter de trop grands et trop visibles aux églises récentes ? Ensuite viendra le tour des églises elles-mêmes.
Le danger n'est pas théorique.
Sur ce sujet :

Fr. Edouard divry op, Le faux dilemme : les minarets ou pas ? (8 décembre)

Gregory Solari, Les minarets, porte-voix de la laïcité ? (8 décembre)

 

 

***