La cote de Dominique de Villepin est annoncée en baisse. À cause du Contrat première embauche (CPE), dit-on. C'est dommage.

 

Dommage parce que chercher à résoudre le problème de l'emploi des jeunes comme s'y est engagé le Premier ministre est une entreprise méritoire et qui, par là, ne mérite pas le discrédit.

Dommage parce qu'on ne voit pas comment y parvenir sans introduire un peu de flexibilité à l'embauche.

Dommage parce qu'une telle évolution de l'opinion confirme l'impression fâcheuse qu'entreprendre des réformes courageuses en France rend nécessairement impopulaire.

Il est vrai que le moment de cette réforme n'était pas le meilleur. La conjoncture économique est désespéramment atone. Sauf la perspective d'une baisse démographique des arrivées de jeunes sur le marché du travail, où, à tort, certains voient le remède miracle au chômage, rien ne laisse espérer ce genre de douceurs où un gouvernement réformateur peut enrober les pilules amères et en démontrer plus vite les heureux effets.

Le moment est surtout mal choisi sur le plan politique. Même si l'allant du nouveau premier ministre tranche heureusement avec le surplace pesant de son prédécesseur, il vient en fin de course ! La droite est au pouvoir depuis bientôt quatre ans et l'"état de grâce" est passé depuis longtemps. C'est en 2002 qu'il fallait entreprendre les réformes de fond : c'eût été plus facile que maintenant.

Dommage parce que, même si ce revers de fortune semble ouvrir un boulevard à son rival Sarkozy au premier tour de la présidentielle, ne nous faisons pas d'illusions : les uns et les autres sont embarqués sur la même galère ; le candidat de la droite, quel qu'il soit, sera sanctionné par l'opinion si le gouvernement actuel ne redresse pas son image.

Dans un pays si mal gouverné que les électeurs "sortent les sortants" systématiquement depuis 1978 (s'agissant au moins des législatives, mais Jacques Chirac a eu la bonne idée de les faire coïncider avec la présidentielle !), on ne voit pas pour quelle raison la droite dont le bilan final sera handicapé par les quatre années calamiteuses du gouvernement Raffarin, ne serait pas à son tour sanctionnée, pourvu qu'il y ait en face d'elle un candidat socialiste qui tienne à peu près la route, que ce dernier ait des idées ou qu'il n'en ait pas (le plus probable est qu'il n'en aura pas !).

Une fois de plus notre pays se trouverait confronté à l'injuste configuration qu'elle rencontre depuis vingt-cinq ans : la droite fait des réformes dans une conjoncture difficile, elle se rend impopulaire, est battue aux élections ; la gauche trouve, grâce à ces réformes, une conjoncture plus favorable et au lieu d'en profiter pour réduire les impôts et les charges et poursuivre les réformes, elle gaspille son temps de règne et l'argent des Français en engageant des dépenses nouvelles, faisant perdre de précieuses années à la France. C'est ce qui s'est passé en 1981, 1988 (Michel Rocard fut particulièrement coupable à cet égard) et en 1997. Quand la droite revient, la conjoncture s'est retournée et elle doit à nouveau "ramer" : désespérante fatalité.

Réformes et chiraquisme

Alors que doit faire Villepin ou que devait-il faire ?

Les boute-feux ultralibéraux diront que, tant qu'à se rendre impopulaire en réformant, il ne devait pas se contenter de réformes à la marge, il lui fallait bousculer tout le Code du travail.

C'est plus facile à dire qu'à faire. Dans le contexte de fin de règne qui est le nôtre, qui ne voit qu'une telle entreprise eut été suicidaire ? D'ailleurs n'est-ce pas parmi ces soi-disant libéraux que l'on entend aujourd'hui les sirènes discrètes appelant au retrait du CPE ?

Le problème est que Villepin fait un excellent travail d'énarque mais guère plus. Comme le président de la République, il est persuadé que les propositions qui sortent des services de l'État sont bonnes, que pour résoudre les problèmes, il suffit de donner à ces services un peu plus de punch : visiter les ANPE pour résoudre le problème de l'emploi, visiter les commissariats de police pour la sécurité, visiter les écoles pour résoudre les problèmes de l'Éducation nationale et surtout faire des lois.

Dominique de Villepin n'a remis en cause aucun des mécanismes hérités de ses prédécesseurs. La LOLF, parfait "machin" technocratique dont toute le monde pense tout bas qu'elle ne sert à rien, n'est pas remise à plat : quand on sait que ce gadget mobilise toutes les forces de la réforme de l'État, on ne s'étonnera pas qu'aucune coupe claire sérieuse dans les dépenses publiques n'ait été entreprise. Au gré des spécialistes, ce n'est pas la finalité de la LOLF. À quoi sert-elle donc ?

En bon administrateur, Villepin a le culte de l'agenda : un projet d'"amélioration" du PaCS était dans les circuits, il le fait (combien de ceux à qui cela profite voteront pour le candidat de droite en 2007 ? C'est une autre question). Un autre projet visait à clarifier la question des droits d'auteur sur l'Internet, il le mène à bien ; que cette question se télescope malencontreusement dans l'esprit des jeunes avec celle du CPE : il eut fallu y réfléchir en amont !

Il ne manquait à cette conjoncture calamiteuse qu'une réforme de l'Éducation nationale : heureusement elle avait déjà eu lieu, parfaitement inutile, l'année dernière ; Robien voulait la suspendre, Villepin a tenu à ce qu'on l'applique. Un, deux, trois : on prépare une loi, on la vote (à la hussarde s'il le faut), on l'applique. Voilà tout le chiraquisme ; dommage que l'hôte de Matignon n'ait pas pris un peu de recul. Cette croyance aveugle dans les vertus d'un État activiste — et la conviction bien illusoire qu'on se fait réélire sur son bilan —, avait déjà conduit Chirac à l'échec en 1988.

On a fait beaucoup d'efforts pour explique le CPE, mais peut-être pas encore assez : pour qui n'a pas fait Sciences Po, il est loin d'être évident qu'une plus grande flexibilité de l'emploi des jeunes doit accroître leurs chances de trouver un emploi. Il faut le marteler sur tous les tons pour que passe le message : ce projet n'a pas pour but se satisfaire le patronat mais d'améliorer les chances.

Aucune remise en cause fondamentale

Surtout, Villepin n'a à aucun moment donné le sentiment de remettre en cause les contraintes extérieures harassantes dans lesquelles il est amené à faire ses réformes et qui ne lui permettent d'avancer qu'à la marge sur la voie du retour au plein emploi.

Ces contraintes, les Français les connaissent : beaucoup plus que contre l'Europe, c'est contre elles qu'ils ont voté le 29 mai 2005. La politique monétaire restrictive de la Banque centrale européenne est suicidaire dans un contexte de libéralisation des échanges. Le Pacte de stabilité interdit ce que les Français attendent par-dessus tout et depuis longtemps : un peu d'air dans leur pouvoir d'achat (on ne leur offre en échange que de nouvelles facilités d'endettement alors que la plupart sont tout juste à la ligne de flottaison). Or beaucoup d'experts pensent que seule une relance de la consommation peut sortir l'économie de sa léthargie.

Cette attitude, c'est encore l'ENA – ou Polytechnique : on prend trois ou quatre équations linéaires, elle dessinent sur le plan un polygone qui définit l'"espace des possibles" et on s'y tient. Les contraintes internationales étant tenues pour des données intangibles, on s'appliquera au maximum sur ce qui, en interne, reste de marge de manœuvre. C'est ce qu'évertue à faire notre Premier ministre. Il a pour cela un cabinet calibré, bon chic bon genre, monoculturel, bâti avec des camarades de promotion, qui marche à fond sur ce schéma.

Toutes proportions gardées et sans vouloir l'offenser, réformer sans remettre en cause un carcan international étouffant, c'est ce qu'on tenta de faire avec les résultats que l'on sait entre 1940 et 1944. Compte tenu des contraintes extérieures que doit subir l'économie française, demander aux salariés d'accepter un peu plus de flexibilité, c'est requérir les rameurs de souquer ferme contre le courant : il y a peu de chances qu'ils aient le moral. Les grands réformateurs libéraux (Thatcher, Reagan) ne réussirent que parce qu'ils furent aussi de flamboyants patriotes.

Le bon terrain

Villepin a eu, il est vrai, le mérite de brandir à deux ou trois reprises l'étendard du patriotisme économique — assez pour qu'une certaine presse qui n'accepte pas que la France défende ses intérêts le lui reproche —. Mais a-t-il choisi le bon terrain ? Privatiser GDF pour sauver Suez est un message que les salariés français ne comprennent pas bien. Cela ressemble davantage aux Meccanos subtils chers à Bercy qu'à ce qu'attendait l'opinion (dont le sort de Suez importait moins que les garanties offertes au maintien d'EDF et de GDF dans le giron de l'État.) En cette matière plus qu'en d'autres, ce sont les symboles qui importent d'abord.

Certes, les Français savent bien qu'il y a des contraintes internationales et que pour le moment, on n'y peut pas grand-chose. Mais la politique ce n'est pas seulement agir efficacement. C'est aussi exprimer un peu ce que ressentent les électeurs. Les jeunes qui manifestent contre le CPE eussent apprécié que le gouvernement, s'il ne peut ouvrir la porte de la prison, donne quand même quelques coups de pied dedans.

Qui a entendu le Premier ministre protester quand on a, de manière absurde, relevé les taux directeurs de la BCE ? Qui l'a entendu remettre en cause la dangereuse mécanique des négociations de l'OMC (la logique de libéralisation des échanges n'est pas mauvaise en soi mais poussée aux limites, elle devient, comme tout, absurde) ? Qui l'a entendu polémiquer haut et fort avec la Commission européenne ? Respect du domaine réservé du Président ? Souci de bonne éducation internationale ? Quand on veut faire de la vraie politique, Trichet, Barroso et Lamy constituent pourtant trois excellentes "têtes de turcs" pour mobiliser les Français autour d'un projet de réforme. Ils comprendraient mieux qu'on leur demande des sacrifices si on leur faisait comprendre qu'on comprend leurs frustrations. "Je vous ai compris !" : d'autres, dans des conjonctures moins brillantes encore, avaient su le dire.

En d'autres temps, le fier ministre des Affaires étrangères avait pourtant su se faire un nom à la tribune des Nations-unies en portant haut la voix de la France. Mais c'était pour la défense de la légalité internationale, une cause finalement très comme il faut. Il semble, curieusement, qu'on ne passe pas chez nous le mur de l'opinion sans quelques dérapages, sans parler de "Münich social" ou de "racailles". C'est encore ce qui manque à Dominique de Villepin.

Il était difficile de réussir un programme de réforme dans une conjoncture morose, il était encore plus difficile de le réussir dans une ambiance de fin de règne où l'état de grâce présidentiel est passé depuis longtemps. Il était désespéré d'espérer faire une percée en faisant, dans un porte-à-faux historique total, comme s'il ne s'était rien passé le 29 mai 2005.

> Pour comprendre le CPE

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