Le référendum suisse sur les minarets a suscité un tel émoi que beaucoup en ont oublié de réfléchir au cadre théorique dans lequel il s'inscrit : la problématique de la liberté religieuse en Occident. Car il faut le rappeler : ce sont les minarets qui ont été interdits par le peuple suisse, pas les mosquées.

Si les mosquées avaient été interdites, on aurait pu considérer à bon droit qu'il s'agissait d'une atteinte inacceptable à la liberté religieuse. L'interdiction des minarets touche en fait une autre question : celle de la visibilité publique du culte. La disposition d'un lieu de culte est affaire de droit fondamental, sa visibilité une question d'ordre public et donc d'opportunité, variable selon les lieux et les temps.
Cette distinction n'est pas nouvelle en Europe : comme l'a montré Bruno Dumézil [1], on la trouve dès les origines de la chrétienté instituée. L'Église a ainsi presque toujours admis le droit des juifs à disposer de synagogues dans un État chrétien. Comment d'ailleurs un chrétien pourrait-il, sans se renier, empêcher d'autres croyants d'adorer Dieu ? La même Église a en revanche rarement accepté que d'autres cultes aient un caractère public, ou en tous les cas officiel [2].
Curieusement, le Syllabus et Dignitatis humanae ne diffèrent pas autant qu'on croit sur ce sujet.

Parmi les erreurs condamnées par le premier, figure qu'il faille louer que certains pays, catholiques de nom, aient décidé par leurs lois que les étrangers qui viennent s'y établir puissent jouir de l'exercice public de leurs cultes particuliers (§78).
Dignitatis humane dit de son côté que dès lors que les justes exigences de l'ordre public ne sont pas violées, ces groupes sont en droit de jouir de cette immunité (de toute contrainte en matière religieuse) afin de pouvoir se régir selon leurs propres normes et honorer d'un culte public la divinité suprême [...] (§ 4.2) .
Droit naturel
Certes, entre ces deux textes, le ton est très différent : autant Pie IX est restrictif pour les cultes non catholiques, autant Paul VI l'est au contraire pour toute entrave à la liberté de quelque culte que ce soit. On peut même s'inquiéter qu'en exigeant que les groupes religieux obtiennent l'immunité pour se régir selon leurs propres normes , le texte de 1965 puisse fonder l'application de la charia en Europe. En fait il n'en était pas question à cette date. Le texte visait d'abord le droit des Églises chrétiennes d'organiser comme elles l'entendent la vie ecclésiastique et non celui d'un groupe religieux d'avoir son propre droit civil ou pénal, cette idée étant étrangère à la tradition chrétienne, laquelle, pour ce qui n'est pas d'ordre religieux, n'a jamais revendiqué que l'application du droit naturel .

Si Dignitatis humanae insiste sur le droit des croyants, quels qu'ils soient, à pratiquer leur culte, le Syllabus ne traite que du culte public, ce qui veut dire, dans un texte limé au millimètre, que le droit des étrangers (ou d'autres) à pratiquer un culte privé, droit conforme à la tradition de l'Église (sinon à la pratique de tous les princes chrétiens), n'est pas en cause. Le statut que, entre les lignes, le Syllabus ouvre aux cultes non catholiques est-il d'ailleurs différent de celui qu'un certain laïcisme voudrait imposer à tous les cultes ?
Ordre public
Mais la déclaration Dignitatis humanae soumet la liberté de culte (y compris publique pour le coup) qu'elle promeut à la restriction importante des justes exigences l'ordre public . Ordre public, peut-on supposer, au sens large : non seulement le souci de préserver la paix civile mais encore celui de la circulation routière ou d'un urbanisme ordonné. La question des minarets n'est plus un problème de liberté de conscience, mais peut être tenue comme l'a suggéré François Fillon pour un problème d'urbanisme, voire de gestion d'un patrimoine historique [3].
Curieusement, une telle convergence n'existe pas seulement entre deux textes réputés antinomiques de l'Église catholique mais encore entre ceux-ci et la pratique de la République française laïque. La loi de séparation de l'Église et de l'État du 9 novembre 1905 (article 4) confie l'organisation du culte aux seules associations qui se conforment aux règles d'organisation générale du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice , c'est-à-dire, s'agissant de l'Église catholique, qui se conforment au droit canon.
Quant à l'exercice public du culte, le fameux arrêt abbé Olivier du Conseil d'État (19 février 1909) affirme que l'autorité publique (un maire en l'occurrence) ne peut apporter de restrictions à la liberté de culte – y compris à une procession– qu' en cas de menace précise et sérieuse pour l'ordre public .
En notre temps où les intégrismes de tout poil prospèrent sur fond d'ignorance, ces distinctions, pourtant classiques, sont fâcheusement remises en cause. La Charte des droits fondamentaux annexée au traité de Lisbonne reconnaît la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites (article 10) sans aucune restriction liée aux exigences de l'ordre public, ouvrant la porte à de graves risques. À l'inverse, un laïcisme exacerbé voudrait bannir tout symbole religieux de l'espace public sans autre motif que de principe.
Le rapporteur spécial de l'ONU pour la liberté de religion, Mme Asma Jahangir, s'est montrée profondément inquiète quant aux conséquences négatives du résultat de cette votation sur la liberté de religion ou de conviction des membres de la communauté musulmane en Suisse . On aimerait savoir si l'intéressée, originaire du Pakistan, s'est autant émue du cas de nombreux pays musulmans qui aujourd'hui multiplient les entraves , non seulement à l'exercice public du culte chrétien – ou juif – mais à son exercice tout court, de manière officielle , comme en Arabie saoudite d' où sont bannis non seulement les clochers mais les églises , ou de manière sournoise presque partout ailleurs.
On aurait aimé aussi plus de retenue de la part de M. Erdogan, premier ministre d'un pays, la Turquie, qui non seulement a commis au début du XXe siècle un génocide massif des chrétiens, pas seulement arméniens [4] , mais où encore aujourd'hui des prêtres ou des militants chrétiens sont assassinés et où la construction de nouveaux lieux de culte non musulmans est pratiquement impossible.

 

[1] Bruno Dumézil, Les Racines chrétiennes de l'Europe, contrainte et liberté religieuse dans les royaumes barbares, V-VIIIe siècle, Fayard, 2005.
[2] Ce que signifie exactement culte public n'est pas précisé dans les textes cités et peut-être est-ce mieux, car ainsi est laissée une marge d'interprétation.
[3] On admet cependant que le référendum suisse a une portée plus large, touchant à l'identité nationale.
[4] À l'exception des catholiques et des protestants, peu nombreux et protégés par la crainte de la France et de l'Angleterre.
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