Thomas More : « La tolérance, sauf pour les bêtes »

Thomas More écrit Utopia au début du XVIe siècle, époque de la naissance de l’imprimerie, dans un contexte d’effervescence intellectuelle, de diffusion de plus en plus facile des productions littéraires, traduites et partagées rapidement dans les tous grands pays d’Europe. Cet œuvre satirique est une pièce maîtresse de la pensée politique classique, qu’il faut savoir lire au second degré. L’auteur entend interpeller ses contemporains sur les orientations politiques qui pourraient rendre la société meilleure, en présentant un modèle de société idéale.

LE RECIT commence par un portrait sombre et réaliste de l’Angleterre de la fin du XIVe siècle. Puis, à la faveur d’un voyage imaginaire qui fait étape sur l’île d’Utopie, dont les habitants, les Utopiens, sont gouvernés par Utopus, Thomas More nous fait découvrir un monde fictif, une société parfaite mue par des lois idéales. Dans ce passage sur la liberté de religion, le futur martyr, canonisé par l’Église de Rome, glorifie l’idéal humaniste de tolérance, sans proscrire le prosélytisme (la diffusion de la foi par le raisonnement), au nom de la « liberté de conscience et de foi ».

Pour autant, c’est au nom de la morale qu’Utopus punit sévèrement « l’homme qui dégrade la dignité de sa nature, au point de penser que l’âme meurt avec le corps, ou que le monde marche au hasard, et qu’il n’y a point de Providence ». L’adversaire du bien commun de la société idéale pour Thomas More n’est donc pas celui qui croit autre chose que la majorité, car le dialogue est ouvert, mais celui qui ne croit en rien, et a fortiori dans un principe extérieur d’unité inscrit dans la conscience commune, et qui justifie son existence par l’assouvissement de ses seules passions (comme les animaux). Une dénonciation avant l’heure des effets antisociaux de l’individualisme libertaire et du matérialisme athée. Et une leçon politique pour aujourd’hui : l’unité d’un peuple se construit dans le respect de la liberté des consciences ouvertes à la transcendance.

LIBERTE ET RELIGION

« Les Utopiens mettent au nombre de leurs institutions les plus anciennes celle qui prescrit de ne faire tort à personne pour sa religion. Utopus, à l’époque de la fondation de l’empire, avait appris qu’avant son arrivée, les indigènes étaient en guerre continuelle au sujet de la religion. Il avait aussi remarqué que cette situation du pays lui en avait puissamment facilité la conquête, parce que les sectes dissidentes, au lieu de se réunir en masse, combattaient isolées et à part. Dès qu’il fut victorieux et maître, il se hâta de décréter la liberté de religion.

Cependant, il ne proscrivit pas le prosélytisme qui propage la foi au moyen du raisonnement, avec douceur et modestie ; qui ne cherche pas à détruire par la force brutale la religion contraire, s’il ne réussit pas à persuader ; qui enfin n’emploie ni la violence, ni l’injure. Mais l’intolérance et le fanatisme furent punis de l’exil ou de l’esclavage.

« La vérité se dégage d’elle-même »

Utopus, en décrétant la liberté religieuse, n’avait pas seulement en vue le maintien de la paix que troublaient naguère des combats continuels et des haines implacables, il pensait encore que l’intérêt de la religion elle-même commandait une pareille mesure. Jamais il n’osa rien statuer témérairement en matière de foi, incertain si Dieu n’inspirait pas lui même aux hommes des croyances diverses, afin d’éprouver, pour ainsi dire, cette grande multitudes de cultes variés. Quant à l’emploi de la violence et des menaces pour contraindre un autre à croire comme soi, cela lui parut tyrannique et absurde. Il prévoyait que si toutes les religions étaient fausses, à l’exception d’une seule, le temps viendrait où, à l’aide de la douceur et de la raison, la vérité se dégagerait elle même, lumineuse et triomphante, de la nuit de l’erreur.

Au contraire, lorsque la controverse se fait en tumulte et les armes à la main, comme les plus méchants hommes sont les plus entêtés, il arrive que la meilleure et la plus sainte religion finit par être enterrée sous une foule de superstitions vaines, ainsi qu’une belle moisson sous les ronces et les broussailles. Voilà pourquoi Utopus laissa à chacun liberté entière de conscience et de foi.

Le danger social des hommes sans religion

Néanmoins, il flétrit sévèrement, au nom de la morale, l’homme qui dégrade la dignité de sa nature, au point de penser que l’âme meurt avec le corps, ou que le monde marche au hasard, et qu’il n’y a point de Providence.

Les Utopiens croient donc à une vie future, où des châtiments sont préparés au crime et des récompenses à la vertu. Ils ne donnent pas le nom d’homme à celui qui nie ces vérités, et qui ravale la nature sublime de son âme à la vile condition d’un corps de bête ; à plus forte raison ne l’honore-t-il pas du titre de citoyen, persuadés que, s’il n’était pas enchaîné par la crainte, il foulerait aux pieds, comme un flocon de neige, les mœurs et les institutions sociales.

Qui peut douter, en effet, qu’un individu qui n’a d’autre frein que le code pénal, d’autre espérance que la matière et le néant, ne se fasse un jeu d’éluder adroitement et en secret les lois de son pays, ou de les violer par la force, pourvu qu’il contente sa passion et son égoïsme ? »

 

Thomas More, Utopia, 1516

 

 

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