Le philosophe propose de comprendre les forces qui s’affrontent au Proche-Orient et leurs stratégies en relisant Machiavel. « L’idéalisme est une sottise en politique. Le cynisme en est une autre. »
POUR COMPRENDRE le monde, il faut toujours partir des concepts classiques, pérennes et universels, tels qu’on en trouve, par exemple, dans la République de Platon, la Politique d’Aristote, le Prince de Machiavel, l’Art de la prudence de Gracian, les Pensées de Pascal, ou les Caractères de La Bruyère.
Pour être sage et sensé, il faut accepter d'être modeste, car « tout est dit et l'on vient trop tard » pour inventer les vérités premières.
La théorie qui marche (i.e. qui rend compte des phénomènes)
Avant tout, il faut être juste et se préparer à servir le bien commun. Mais beaucoup de peuples et de régimes, de dirigeants (et de dirigés) n’en ont aucun souci et ne cherchent que leur intérêt particulier et la satisfaction de leurs passions. Dans cette mesure, la politique mondiale est le grand jeu de la volonté de puissance. Celle-ci n’a pas d’autre but que la puissance et toujours plus de puissance, jusqu’au maximum de la puissance.
Les idéologies et même les religions sont alors, dans cette même mesure, des masques pour les ambitions. Mais elles ne sont pas que du vent. Elles fournissent des cadres intellectuels qui structurent l’action, ou parfois la décomposent. Il ne faut pas les presser beaucoup pour qu’elles fournissent des justifications à toutes les entreprises. L’hypocrisie joue un rôle immense en politique, mais aussi dans les âmes. Celui dont l’idéologie est asservie à la volonté de puissance a quand même besoin de se dire qu’il sauve le monde.
De plus, l’idéologie inclut souvent une idée très inadéquate de l’homme, qui conduit à des perceptions trop partielles ou trop superficielles de la réalité humaine. De là de dramatiques erreurs d’appréciation et de calcul, qui mènent à leur perte les sociétés qui manquent de sagesse classique et de sens commun.
Le maximum de la puissance, c’est l’empire. Théoriquement, l’empire universel pourrait apporter, à la limite, l’unité du genre humain et la paix universelle. Pratiquement, l’empire n’est jamais, plus ou moins, que la domination de plusieurs nations par l’égoïsme démesuré d’une seule.
Pragmatiquement, un empire peut représenter un moindre mal, par rapport à une anarchie sanglante, ou à un enfermement insignifiant de chaque groupuscule sur un minuscule territoire.
L’idéalisme est une sottise en politique. Le cynisme en est une autre
Si tout le monde est l’ennemi de tout le monde, tout le monde est virtuellement l’allié de tout le monde. Il y a aussi intérêt à paraître moral (Machiavel, Le Prince, XVIII). Mais pas seulement. Il y a aussi intérêt à l’être. Et on ne peut l’être durablement que si on l’est non par intérêt, mais parce que c’est beau. Le pouvoir, c'est la confiance. L’honnêteté donne le pouvoir d’arbitrage. Il y a des dirigeants décents. Et ils ne perdent pas toujours. À condition d’avoir lu Machiavel, et perdu toute naïveté, mais sans pour autant être devenus machiavéliens.
De fait, rien ne peut marcher dans le monde humain sans une culture décente, inculquant le respect de la loi naturelle de paix, excluant mensonge et violence, valorisant la bienveillance, le respect d’autrui, la considération pour l’homme. Tout ceci va en général avec un ensemble de croyances qui ont fait leur preuve en matière de pouvoir civilisateur. Le monde ne serait qu’une jungle, sans le rayonnement de Jésus-Christ, de Bouddha, de Mencius, Lao-Tseu ou Confucius, et d’autres moins connus.
Il reste que, pour comprendre l’actualité géopolitique, il faut d’abord la voir avec le regard de l’Empire. C’est la première clé de lecture. Ensuite, il faut voir le monde selon les yeux des puissances qui contestent la domination impériale. Il faut affiner la vision d’ensemble par la connaissance suffisante des situations particulières. Enfin, il faut mitiger ce réalisme assez brutal par la considération fine et particulière des caractères, sans quoi il se réduirait à un cynisme sommaire et inefficient.
Application : le point de vue de l’Empire
Pour comprendre la politique mondiale, il faut partir d’un centre, qui est Washington (et New-York) et des réactions à l’action de ce centre. Cette action vise à la promotion universelle de l’impérialisme de Washington, qui depuis le début, a toujours essayé, et parfois à raison, de se faire passer pour la promotion de la démocratisation libérale.
Cette promotion de l’influence de l’Empire vise, comme l’empire romain en son temps, comme les empires coloniaux européens au XIXe siècle, à abaisser les nations (nations modernes, comme la France, ou nations tribales, comme les Zoulous). Ainsi, les États-Unis ont-t-ils poussé à la construction européenne, construction bureaucratique et impuissante, restreignant les souverainetés nationales, où l’Empire peut manœuvrer librement et pousser ses intérêts. Nous avons là l’une des raisons de la construction européenne, pas la seule, mais certainement celle qui compte le plus vue de Washington. Mais revenons-en à l’Orient.
Parmi les tribus soumises, le colonisateur choisit d’en favoriser une, qui lui servira à dominer les autres, sans pour autant lui permettre de prendre la tête d’une fédération anticoloniale. Les tribus, d’ailleurs, rivalisent souvent pour jouer ce rôle et les chefs de tribus sont avides de remplir cette fonction en général lucrative. Le caractère de Merkel, par exemple, et son action, peuvent en partie se comprendre selon ces règles.
L’alliance de revers
Il faut savoir voler « avec des idées simples vers l’Orient compliqué » disait De Gaulle.
La politique au Moyen-Orient, inextricable dans le détail, et en certains cas absurde, peut se comprendre pourtant dans ses grandes lignes à partir d’un fait central premier (combiné à des « faits essentiels seconds » — tels que, par exemple, la priorité du problème kurde pour Ankara).
Voici le fait central premier : il existe une alliance objective entre Washington et ce qu’il y a de pire dans le monde musulman.
Cette alliance est née dans les années 1980, pendant la guerre d’Afghanistan, et depuis, elle n’a pas cessé de se renforcer et de se diversifier.
Ce fait central est tout à fait attristant, surtout pour ceux qui ont lu Alexis de Tocqueville, ou les Federalist Papers, ou les écrits d’Abraham Lincoln, et qui apprécient la civilisation américaine en ce qu’elle a, ou surtout eut, de meilleur. Ce fait central est évidemment occulté par tous ceux qui sont aux ordres de Washington, ou qui, raisonnablement parfois, en ont peur.
Ce « pire de l’islam » constitue pour Washington une alliance de revers indispensable. Elle est clé par ses effets sur une zone riche en pétrole et sur le dollar, car elle permet la justification de dépenses d’armements sans fin et sert de prétexte à de nombreuses interventions militaires. Elle est une « alliance de revers » permettant d’intimider, ou d’enrégimenter, ou au besoin de subvertir, tous ses rivaux potentiels : Europe, Russie, Inde et Chine.
Pour des raisons évidentes, cette alliance est inavouable de part et d’autre, et il est malvenu d’en parler, surtout quand on est journaliste. Entre la sécurité de l’emploi et la vérité, beaucoup paraissent avoir fait leur choix.
Aux temps du roi François Ier, la France avait besoin des Turcs contre l’empire Habsbourg. En conséquence, la Hongrie a été conquise par les Turcs, qui l’ont opprimée pendant deux siècles. L’alliance avec le Turc faisait scandale en France. Mais en ce temps-là, le roi se moquait de l’opinion publique. Aujourd’hui, François Ier ferait comme Washington. Il ferait semblant.
Pourtant, cette alliance fonctionne. De là ces coalitions anti-islamistes de façade et inopérantes. De là ces guerres qui ont pour objet principal de changer des régimes indépendants de Washington, et qui s’opposent à l’extrémisme. De là aussi l’importance de la propagande, avec ses mensonges, la multiplication des actions spéciales et secrètes, et la saleté de la guerre terroriste.
Henri Hude est philosophe, professeur aux écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan. Il a enseigné à l'Institut pontifical Jean-Paul II près l'Université du Latran. Dernier ouvrage paru : La Force de la liberté : nouvelle philosophie du décideur (Economica, 2011).
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